Chapitre 2

Notes de l’auteur : Premier jet tout neuf, sûrement à revoir.

Pour le premier soir, Dimitri avait décidé de s'arrêter à Ancona, la principale ville de Gadaxan. Il avait prétendu que le bateau ne partait que le matin ; Anaëlle décida de le croire.

Elle n'aimait pas Ancona. Les odeurs s'y faisaient trop fortes, impossibles à discerner les unes des autres. Les sons ricochaient contre les murs et les pavés, se mêlaient pour former une cacophonie insupportable. Et on ne voyait le ciel que par intermittence entre les bâtiments. La proximité avec la mer, si elle rafraîchissait l'atmosphère, entraînait la présence d'une foule bien trop importante de marins et de voyageurs. Ils la regardaient tous comme s'il n'avait jamais vu de gens comme elle dans leur vie. Du haut de Vallmia – quel nom stupide pour un cheval – elle pouvait se permettre de les dévisager comme si elle était une grande dame jusqu'à ce qu'ils détournent le regard, mais à pied, tenant sa jument par la bride, elle avait perdu ce pouvoir.

Un parfum de tarte – beurre, pomme, sucre, cannelle – supplanta tous les autres un court instant. Son ventre gargouilla. Les petits cheveux échappés de ses tresses collaient à ses tempes et à sa nuque et son dos était trempé. Les rênes de Vallmia glissaient entre ses doigts ; elle devait réaffirmer sa prise sans cesse.

Le messager s'engagea dans une rue étroite. Elle faillit le manquer. La jument accéléra pour retrouver son copain – Vallmia avait fait ami-ami avec Izel, le cheval de Dimitri, à la pause du midi. Les sabots résonnaient sur les pavés tandis que le bruit des grandes artères s'estompait. Anaëlle se sentit un peu mieux, échappée de la cohue.

La ruelle déboucha sur une petite place. A l'ombre d'un olivier, des odeurs de repas s'échappaient d'une taverne. Dimitri accrocha son cheval à un anneau fiché dans le mur à côté de la porte et elle l'imita. Il lui fit signe de le suivre alors qu'il pénétrait dans l'établissement. Personne pour surveiller les sacs ? Elle attrapa sa sacoche et passa à son tour la porte. Elle n'avait déjà pas grand chose à elle, ce n'était pas pour se le faire voler. Avant son départ, l'intendante avait fait la liste de ses affaires, celles qui restaient et celles qu'elle pouvait emporter.

Une femme nettoyait la salle. Ce devait encore être trop tôt pour les habitués et les travailleurs ; la pièce était quasiment déserte. Ce qui n'empêcha pas les regards de se tourner vers eux à leur arrivée. Elle ne put s'empêcher de baisser les yeux, comme pour les cacher. On se détourna bien vite des nouveaux arrivants, sauf la femme qui posa son balai et s'approcha d'eux.

— Bienvenue ! Vous désirez, vous et votre dame ?

À cette appellation de dame, Anaëlle releva brutalement la tête. Leur interlocutrice tressaillit en croisant ses pupilles et se hâta de détourner le regard. Toujours la même réaction blessante, toujours le même rejet, toujours le même dégoût. Avec le temps, elle avait appris à imiter parfaitement celle qui s'en moque.

— Très bien, attendez ici deux minutes...

Dimitri avait dû réserver leur chambre pendant qu'elle n'écoutait pas. La femme disparut en cuisine, vite remplacée par une comparse. Celle-ci les conduisit dans la partie habitation de la maison, empruntant un escalier caché derrière une porte. Il y faisait encore plus sombre que dans la salle ; aucune ouverture vers l'extérieur n’amenait la lumière.

Leur chambre n'était pas grande, mais elle était propre. Anaëlle s'appropria le fauteuil ; il n'y avait qu'un lit pour deux. Par la fenêtre dépourvue de vitre, elle voyait l'olivier, et en se penchant, les chevaux qui patientaient sagement. On leur apporta une bassine d'eau. Dimitri se rinça et quitta la pièce avec une explication vague au sujet de lettres à poster et d'installation équine à vérifier. À vrai dire, elle n'écouta pas vraiment. Dès qu'il fut partit, elle quitta son fauteuil pour se laver les bras et le visage, puis s'installa sur le large appui de fenêtre, d'où elle sentait l'air du dehors sur son visage. Elle songea distraitement qu'elle était suffisamment fine pour passer à travers l'ouverture, se laisser tomber et disparaître. La chute du premier étage ne serait pas agréable, mais elle y survivrait. Ensuite, elle n'aurait qu'à prendre le premier bateau pour quitter Ténéris. Pensées stupides. Sans argent, aucun capitaine n'accepterait de prendre à son bord une esclave fugitive, et elle n'avait pas une pièce sur elle. Dimitri devait en avoir, lui. Mais ajouter le vol à la fuite lui déplaisait.

Un coup de vent fit voler une mèche devant ses yeux, apportant le parfum de l'océan. Elle se secoua. Aucune de ces idées n'avaient de sens. Tout ce qu'elle pouvait faire pour le moment, c'était baisser les yeux et obéir.

On toqua à la porte. Elle se leva et alla ouvrir.

— Qu'est-ce que vous voulez pour le dîner ? Demanda la femme qui les avait accueillis.

— Quelque chose de pas cher, répondit Anaëlle. Pour deux personnes.

Elle n'avait pas la moindre idée de ce que mangeait Dimitri. Tant pis, il devra manger la même chose qu'elle.

— Très bien. Je vous le monte ?

Elle eut une brève vision de ce que pourrait être de manger seule en bas, avec tous ces regards sur elle.

— S'il vous plaît.

— Le messager n'est pas là ?

Anaëlle faillit répondre une grossièreté. Elle se reprit et répondit d'un ton neutre :

— Comme vous pouvez le constater.

— Très bien, répéta la femme.

Elle tourna les talons. Anaëlle ferma la porte, attrapa sa brosse au passage et retrouva son perchoir. Elle défit les rubans qui maintenaient ses tresses – elle les avait planqué au moment de l'inspection. C'était une des seules choses qui lui restaient d'avant la comtesse. Pas question qu'on lui récupère.

Ses cheveux lui cascadèrent dans le dos. Elle vérifia leur couleur avant de les brosser. Pour poster des lettres, Dimitri mettait beaucoup de temps... Remarque, tant mieux pour elle : ça lui faisait autant de temps tranquille toute seule.

Dehors, un raclement résonna sur les pavés. Elle jeta un coup d’œil en bas. Les deux hôtesses – elle décida de les appeler Guide et Surprise – disposaient des tables sur la place maintenant entièrement dans l'ombre. Quand elles eurent fini, elles échangèrent un baiser – trop mignon, elles étaient donc mariées ? – et Guide tourna les talons pour rentrer dans le bâtiment. Anaëlle se tassa dans son coin et fit semblant de se concentrer sur son tressage. Cette après-midi, elle aurait apprécié pouvoir se faire un chignon, et éviter ainsi les masses de cheveux tenant chaud à la nuque. Mais les chignons étaient des privilèges de femmes libres et mariées, et elle n'était ni libre ni mariée.

Elle venait de finir de nouer ses rubans quand un donna un coup à la porte, qui s'ouvrit avant qu'elle n'ai eu le temps de réagir. Surprise lui apportait son repas.

— Gruau et poisson, annonça la serveuse. Votre compagnon n'est pas rentré ?

— Il a dit qu'il avait des lettres à poster, répondit Anaëlle d'un ton indifférent.

— Dans ce cas, je garde son repas, dites-lui de passer à la cuisine quand il rentrera. Pas la peine que je vous le laisse et que ça refroidisse. Vous descendrez votre assiette quand vous aurez fini. La cuisine est la deuxième porte à gauche, après l'escalier.

Ça n'était pas une question, aussi se contenta-t-elle de hocher la tête.

— Vous n'êtes pas obligée de rester dans le noir, vous savez, déclara abruptement Surprise. Il y a des bougies sur le meuble.

Elle sortit en refermant derrière elle. C'était vrai qu'il commençait à faire sombre... Le soleil couchant colorait le ciel de rose-orangé. Les humains normaux devaient commencer à ne plus y voir très clair. Elle n'était pas une humaine, comme on le lui avait répété, et elle voyait dans le noir comme les chats. C'est pourquoi, au lieu d'allumer, elle prit son assiette et ses couverts et s'installa pour déguster son plat.

Le poisson était bien cuit, aromatisé aux épices selon une méthode étrangère à Gadaxan. Du poivre, de l'ail, de la coriandre, du thym et de la cannelle. Mélange intéressant. Le gruau, lui, n'avait pratiquement pas de goût, mais il était nourrissant. On avait fait semblant de le lier avec du lait, mais c'était trop léger pour qu'il ne soit pas coupé à l'eau.

Quand elle eut fini, elle apporta ses couverts en cuisine, où elle trouva Guide en train de s'affairer en compagnie d'un jeune garçon.

— Où vous voulez que je vous pose ça ? demanda-t-elle.

— Dans l'évier, répondit le garçon sans relever les yeux de sa préparation.

— Ah, c'est vous, fit Guide. Comment avez-vous trouvé mon poisson ?

— Euh... très bon. Mais pourquoi de la cannelle ?

Guide eut l'air surprise.

— C'est une recette familiale. C'est étrange que vous l'ayez reconnue... d'habitude, les gens sentent la différence sans la nommer.

Anaëlle se contenta de hausser les épaules, réponse acceptée par Guide qui la laissa tranquille, trop occupée à remuer quelque chose – de la soupe de tomate, à en juger par l'odeur. La tomate était un légume hors de prix ; elle se demanda brièvement qui pouvait se payer un tel luxe. Bah, pas son problème.

En entrant dans la chambre, elle y découvrit Dimitri se lavant les mains.

- Votre repas vous attend en cuisine.

- C'est ce que m'a dit Martha. Merci.

Martha ? Sûrement le vrai nom de Surprise ; il n'avait pas été en cuisine, ou il aurait déjà mangé, donc il n'avait pas pu croiser Guide qui ne faisait pas le service. Le messager repartit chercher sa pitance, tandis que, satisfaite de sa logique, elle se rassit près de la fenêtre. Il faisait enfin frais et humide ; un véritable brouhaha montait des clients installés dehors.

Quand Dimitri revint après avoir mangé, il trouva l'elfe endormie, pliée en quatre dans l'encadrement. Il dut la réveiller pour qu'elle déménage ; le fauteuil n'était pas plus confortable, mais elle ne risquait pas de se rompre le cou en tombant.

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Xendor
Posté le 31/10/2020
Punaise, sa vie est tout de même très triste :/ Elle a tellement subie d'injustices qu'elles est méfiante et acide à souhait. Fichtre ! C'est tout de même triste la réaction des personnes à son égard. Malgré tout, c'est surprenant qu'au début du chapitre elle provoque la crainte mais pas sur la fin. Dans le sens où on ressoint moins la gêne qu'ont les serveuses à lui parler qu'au début.
ClaireDeLune
Posté le 20/10/2022
Je note la remarque, je n'y avais pas fait attention.
cirano
Posté le 31/10/2019
Et bien c'est très sympa :D J'aime bien la diversité qu'il y a entre tes chapitres, entre ceux qui sont focalisés sur le massager, sur l'esclave et l'interlude, ça fait varié et je trouve ça chouette.
Ton univers est très intéressant, et j'aime bien le fait qu'il ne soit pas omniprésent, on presque croire que c'est dans notre monde tellement c'est raconté de manière naturelle (bon sauf les chat-esclaves).
J'ai trouvé que le messager avait une manière de penser et de s'exprimer très mature pour son age, je sais pas si c'est un problème mais j'ai un peu tiqué dessus.
Voilà Voilà ^_^ sinon ça m'a l'air très chouette, je serais curieux de connaitre la suite :D
à la prochaine !
ClaireDeLune
Posté le 05/11/2019
Merci de ta lecture et des compliments ! (C'est intéressant que tu les appelle les chats-esclaves, je suis à la recherche d'un nom moins générique qu'elfe et ça pourrait être une idée... ) Pour Dimitri, j'assume le décalage. Après, si c'est vraiment dérangeant, je peux le "vieillir" (en âge), j'avouerai que je n'ai pas beaucoup de chiffres précis pour mes persos à ce niveau. Qu'es penses-tu ? A la prochaine comme tu dis !
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