Chapitre 3

La veille, Dimitri avait profité de sa sortie en ville pour réserver leurs places sur un bateau. On ne faisait pas le trajet directement de Gadaxan aux Sables. Ils allaient devoir faire une pause à la capitale. Il en avait profité pour prendre des provisions. 

 C'est ce qu'il expliqua à Anaëlle tandis qu'ils prenaient un petit-déjeuner dans la salle vide de l'auberge. Elle hocha la tête, plus intéressée par son thé que par ses projets. La chevauchée et sa nuit avaient laissé des traces ; elle faisait comme si de rien n'était, mais il l'avait vue s'agripper à la rampe en grimaçant pour descendre les escaliers. Il devrait lui donner des étirements à faire pour éviter les courbatures. 

Ils quittèrent l'auberge en même temps que la place s'animait : un petit marché s'y tenait chaque matin. Izel était content de quitter son écurie, lui aussi. Il trottina gentiment aux côtés de Dimitri jusqu'au port. Anaëlle suivait sans un mot. Le trajet ne fut pas long. Malgré l'heure matinale, les rues étaient déjà animées. Les domestiques allaient chercher le pain, les enfants se rendaient à l'école et les commerçants au marché ou à leur boutique, tandis que l'on faisait déjà la queue aux fontaines. Au port s'activaient les employés chargeant les navires et les voyageurs. 

 Izel monta sans difficultés à bord, poussé par l'habitude, alors que Vallmia refusa catégoriquement de mettre un sabot sur la planche accédant au bateau. Ils durent lui bander les yeux, puis le messager la guida en la rassurant. Les chevaux étaient installés sur le pont, à l'avant. Il y en avait déjà deux autres, de belles bêtes. Bientôt, tous les passagers furent à bord. On remonta la passerelle et on hissa les voiles. 

 Le messager rejoignit Anaëlle, accoudée à la rambarde. Elle observait Gadaxan disparaître à l'horizon, à peine dérangée par la luminosité réfléchie par l'eau. Quel effet cela faisait, de quitter un endroit où l'on avait vécu des années sans espoir de retour ? Il ne pouvait l'imaginer. 

— Où on va dormir ? Demanda-t-elle, se tournant vers lui. Le bateau n'est pas grand.

— Il y a un espèce de dortoir. Ça manque un peu d'intimité. Il faudra s'habituer, on passe trois jours en mer. 

— Je pensais que c'était plus long. 

— Tout dépendra du vent. 

Elle resta un moment silencieuse. Une mouette passant en criant. Elle reprit, plongée dans ses pensées :

— Dans mon souvenir, on a mis une bonne semaine. Je me souviens plus trop. 

— Vous êtes déjà allée à Ténéris ?

Voilà qui était intéressant. En deux jours, elle n'avait rien dit sur elle-même. La question la fit revenir à l'instant présent.

— La capitale ? Une fois. (Elle détourna les yeux.) Pendant la foire hivernale. 

Il compléta mentalement. On l'avait achetée à Ténéris pendant la foire hivernale. Elle avait dû rester à Gadaxan depuis. Même en hiver, il y faisait doux ; et son emploi lui permettait de ne pas suivre la comtesse dans tous ses déplacements. 

 Ils avaient atteint la haute mer, à présent. Le tangage s'était accentué, et les oiseaux avaient rejoint leur rivage. Il laissa Anaëlle à ses réflexions et gagna le salon-dortoir où les passagers passaient leur temps, entre les hamacs. On y trouvait une famille complète – la mère, le père, deux filles et un
garçon – qui jouaient aux cartes, tandis que deux messagers impériaux discutaient des dernières nouvelles – voici donc à qui était les deux autres chevaux. On avait ensuite l'habituel commerçant s'inquiétant pour ses marchandises, et enfin une mère qui, pour l'heure, nourrissait son bébé,s'attirant de temps en temps des coups d'œil curieux des enfants. Le nouvel arrivant passa inaperçu.

Il s'assit par terre dans un coin et resta à observer, tentant de se concentrer sur sa respiration pour oublier les vagues. Heureusement que le vent soufflait ; dans cette atmosphère confinée, l'air pouvait devenir rapidement irrespirable. Le bébé s'endormit ; le commerçant rejoignit les messagers ; les mères se trouvèrent et engagèrent la conversation ; le père rassembla ses enfants pour leur donner une leçon de lecture. A chaque mouvement un peu brusque du navire, il fermait les yeux et s'imaginait sur la terre ferme. Les voix se confondirent dans un brouhaha de fond où il ne distinguait plus les accents aiguës des petits déchiffrant des éclats brusques du marchand. L'elfe le retrouva, à moitié endormi. 

— Quand est-ce qu'on mange ?

Il ouvrit les yeux. 

— La nourriture est avec les chevaux. Restez là, je vais la chercher.

Il faillit vomir en se mettant debout et dut se retenir au mur. Elle ne put s'empêcher de sourire.

— Ce n'est pas drôle, protesta Dimitri.

Sa voix était moins assurée que prévu. Elle se mordit les lèvres pour contenir son air moqueur et proposa :

— Vous, restez là. J'ai un remède contre le mal de mer. Je vous amène ça et la nourriture. 

Il n'eut pas le temps de protester. Elle avait déjà disparu. Il se rassit en soupirant. Pour lui, la meilleure méthode pour lutter contre les nausées, c'était de se poser quelque part, de boire de l'eau, de dormir et d'attendre. En général, les prières n'étaient pas utiles. L'elfe ne tarda pas à revenir. Elle s'assit en face de lui et disposa au centre le sac à provisions et sa gourde. 

— Vous devriez pas rester à l'intérieur, conseilla-t-elle en sortant les affaires. (Elle lui tendit un morceau qu'elle venait de couper dans une racine.) Mâchez ça. C'est du gingembre. Faites gaffe, ça pique. 

Il se saisit du morceau. Elle leva les yeux au ciel.

— Pas la peine de me regarder comme ça ! Je vais pas vous empoisonner. Comment ça se fait que vous sachiez pas vous soigner alors que vous passez la moitié de votre vie sur un bateau ? 

— Je n'étais pas comme ça avant. Ça empire de plus en plus. 

Le goût était moins pire que ce qu'il craignait, mais c'était très filandreux. Il but pour faire passer le tout. Elle coupa des tranches de pain, qu'ils mangèrent avec du fromages et des olives. À la fin du repas, il se sentait un peu mieux. La mère de famille s'approcha d'eux, l'une de ses filles accrochées à ses jupes.

— Vous voulez du thé, monsieur ?

Anaëlle se crispa visiblement – comme la veille, avec Martha. Il fit son plus beau sourire.

— Deux tasses, s'il vous plaît. 

Ce fut à la mère de se crisper. Elle se détourna sans un mot. Ils n'eurent jamais leur thé. 

 Le soir, c'était repas chaud, pris avant celui des marins. Lorsqu'ils arrivèrent, la famille et la capitaine étaient déjà présentes. Voyant l'elfe, le père protesta :

— Voyons, capitaine, est-on vraiment obligés de partager notre repas avec l'esclave ?

— Elle a payé sa place, protesta Dimitri. (Et assez cher, voulait-il ajouter.) Elle a le droit de manger comme tout le monde. 

— Je suis d'accord, trancha la capitaine. L'esclave a payé, elle reste. Pas de discussions.

Les parents échangèrent des propos assez vifs entre eux. Le messager entraîna Anaëlle à l'autre bout de la table. Ils furent bientôt rejoints par le reste des passagers et le repas commença. Les parents ignorèrent l'elfe et le messager tout le repas, mais les enfants ne pouvaient s'empêcher de l'observer, se croyant discrets. Anaëlle se rembrunissait de minutes en minutes. Elle ne termina pas le repas avec eux. Son départ ne fut pas commenté ; mais Dimitri surprit les airs satisfaits de certains. 

— Comment vous vous êtes retrouvé avec une elfe ? Questionna l'une des messagers. 

Elle s'appelait Iris. 

— Ce n'est pas très compliqué. Sa maîtresse l'offre en cadeau à l'autre bout du monde et elle ne peut pas y aller seule.

— Vous devriez la surveiller plus que ça, intervint l'autre messager. Les lunes seules savent ce qu'elle peut être en train de fabriquer en ce moment même. 

— Voyons, Sefi, que voudrais-tu qu'elle fasse ? le coupa Iris. Ce sont plutôt eux qu'il faudrait surveiller. (Elle désigna leurs compagnons de tablée.) Ils ne supportent pas qu'une elfe soit dans la même pièce qu'eux, qu'elle mange à la même table. 

— C'est la capitaine qui l'a voulu, rappela Dimitri. 

— Oh, mais je suis sûre qu'ils trouveront un moyen de lui faire changer d'avis, ricana Sefi. 

Il n'arriva pas à déterminer quel était son avis sur la question. Une fois le repas terminé, il se mit à la recherche de l'elfe et la trouva roulée en boule sur son hamac.

— Vous allez bien ?

Elle se redressa. Ses yeux rougis et ses joues humides le renseignèrent bien mieux qu'elle n'aurait pu  le faire. Elle parut gênée de le trouver là ; ses yeux évitèrent les siens pour se fixer sur ses mains. 

— Je... (Elle inspira et dit d'une traite :) Je voulais vous remercier d'avoir pris ma défense. 

— Ce n'est rien. Vous avez bien soigné mon mal de mer. Je vous rendait simplement un service en retour. 

 Il savait que ce n'était pas vrai, mais elle ne releva pas et il s'en sentit vaguement soulagé. 

 Le sujet ne revint pas, mais on continua de faire comme si l'elfe n'existait pas et les marins l'évitaient. Elle disparaissait de longues heures et revenait sans une explication. Par ricochets, on tenait Dimitri responsable de sa présence ; si Iris faisait comme si de rien n'était, et que Sefi se contentait de commentaires sarcastiques qu'il n'écoutait pas, les autres ne lui parlaient plus. Tout le monde commençait à avoir hâte que le voyage se termine. Deux jours après leur départ, le vent tomba. Calme plat. La chaleur ne tarda pas à monter, si bien qu'il faut rapidement impossible de rester à l'intérieur. On tendit des linges pour protéger du soleil. Les enfants courraient partout et dérangeaient les marins, quoique leurs parents leurs disent. Le marchand se plaignait des conséquences du retard pour son affaire à la capitaine, qui n'avait pas l'air de compatir plus que ça. Les heures passaient à une lenteur exaspérante pour tout le monde. 

 L'après-midi, pour tromper l'ennui, et aussi pour fuit les récriminations diverses, Dimitri alla rendre visite aux chevaux. Il offrit une friandise à Izel. Celui-ci s'ennuyait tout autant que lui, piégé dans le petit espace qui lui était alloué, en pleine chaleur. « Quand est-ce qu'on s'en va ? C'est long. » 

— Demain.

« Chouette ! On va galoper ? » 

— Non, on va en ville.

Il aurait été humain, Izel aurait soupiré. Le messager ne put s'empêcher de rire. 

— Excusez-moi... Ce cheval est à vous ? 

Se retournant, il rencontra la mère, portant son bébé sur son ventre accroché dans une écharpe. Les yeux grand ouverts, le petit dévisageait Dimitri sans crainte. 

— Oui, pourquoi ? 

— Je voulais le montrer à Paulus. Il est très intéressé, depuis le début du voyage. Vous permettez ?

Elle s'approcha d'Izel. Le petit Paulus tendit la main, ravi. 

— Faites attention, ce n'est pas un jouet !

La mère recula pour mettre son enfant hors de portée. Il s'agita, déçu de ne pouvoir prendre un crin. 

— On ne touche pas, c'est juste pour regarder, lui chuchota-t-elle. 

Le petit détourna la tête, cherchant une autre distraction. Elle soupira et repartit, saluant le cheval et le cavalier au passage. Après une dernière caresse, Dimitri quitta lui aussi sa monture. 

Le vent se remit à souffler dans la soirée, au grand soulagement de tous, et ils parvinrent à Ténéris le lendemain, comme promis.

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Xendor
Posté le 31/10/2020
Bigre, l'attitude des passagers est vraiment déconcertante, mais malheuresement normale, j'imagine :/ Je suis quand même étonné, un peu, qu'Anaëlle change du tout au tout dans son comportement sans que ce soit annoncé dans la narration. Mais en tous cas, je suis content de voir qu'elle commence à exprimer ce qu'elle ressent, et Dimitri a vraiment l'air d'être un bon gars.

Un gros courage pour la suite :)
ClaireDeLune
Posté le 20/10/2022
J'aime bien Dimitri, c'est vrai !
anthea1659
Posté le 02/12/2019
C'est intéressant d'en savoir plus sur les rapports entre elfes et humains, c'est pertinent et (comme toujours) très délicat et très bien amené. Le rythme est lent mais on ne s'ennuie pas. Encore bravo :)
ClaireDeLune
Posté le 02/12/2019
Vraiment, tes commentaires ont refait ma journée, ça me rassure beaucoup de lire tous tes gentils compliments ^^ Merci beaucoup !
anthea1659
Posté le 03/12/2019
Avec plaisir :) ton récit est une très belle découverte ^^
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