La mort de son coéquipier est l'un des risques que l'on accepte en devenant Trappeur. Plus que de l'amitié, c'est un lien de confiance qui se crée au fil des missions. Il ne s'agit pas de coopérer, mais de confier sa vie à autrui. Il ne s'agit pas de travailler, mais d'accomplir un devoir moral. Une quelconque barrière, un secret, une honte, une peur met en danger son partenaire. Une équipe soudée est le seul moyen de s'en sortir. On devient un tout qui, sans un regard, sans un mot, est capable de surmonter tous les obstacles. Sans sa moitié les perspectives futures sont restreintes si ce n'est nulles. La C.C.M. ne vous le dira jamais : une équipe brisée est inutile, on prend les morceaux et on les jette, on ne cherche pas à la réparer, à réconforter les survivants. Indirectement, elle a du sang sur les mains.
Extrait de Controverse sur le métier de Trappeur
par Orléo Dorlémon
[Version originale]
Je soupire une fois encore. Retour à la case départ. Mon regard se porte sur la boîte en carton que je viens de poser sur le comptoir. Tout mon matériel de Trappeuse… Lunettes MECA, fléchettes tranquillisantes et oreillettes, vous ne m'appartenez plus désormais. À peine quelques égratignures par-ci, par-là. Un équipement presque neuf… Je laisse glisser mes doigts le long d'un gantelet. Celui d'Aldena...
– Solfiana ? Tu es sûre que ça va aller ?
Je relève la tête et fais face à l'intermédiaire de la C.C.M.
– Ça va aller, Freddy. Ne t'inquiète surtout pas !
Je lui fais un sourire tant bien que mal. Il me décoche un regard bizarre. Cependant, il se reprend vite et fait disparaître rapidement le matériel derrière le comptoir. Puis, quand il se relève, quand il me refait enfin face, il évite mon regard. Ses lèvres esquissent un début de phrase. Mais rien de plus. Un silence gêné s'installe entre nous.
Rien à dire… comme d'habitude… Il n'a vraiment pas changé. Depuis la maternelle, il ne m'a jamais rien dit. Enfin, rien sortant de l'ordinaire. Des formalités ennuyantes comme « bonjour » ou « comment ça va ? ». Des répliques banales pour un garçon normal. Si ma vie était aussi facile, je ne me poserais même plus de questions. Mon esprit serait aussi vide qu'un seau percé. Immédiatement, un sentiment de culpabilité m'assaille. Je ne devrais pas être aussi mauvaise avec lui. Après tout, ce n'est pas sa faute si… Enfin bon, on ne peut rien y changer. Un raclement de gorge me tire de mes pensées.
– Tu comptes faire quoi maintenant ?
L'émotion me prend à la gorge. Que vais-je faire ? Je ne sais pas. Je n'y avais jamais pensé. L'échec ne m'a même pas traversé l'esprit. Je tourne ma tête vers la droite, ma bouche s'ouvrant pour poser une question… il n'y a personne à côté de moi. La réalité me revient en pleine face. Aldena n'est plus là. Je suis seule. J'avale difficilement ma salive et refait face à Freddy comme si de rien n'était.
– Je ne sais pas encore. On verra bien ce que l'avenir me réserve !
Un voile de tristesse s'abat sur le visage de Freddy. Je grimace un peu. Encore cette expression de pitié.
– C'est toujours un plaisir de papoter avec toi, mais je vais pas m'attarder. Sur ce, à la prochaine !
Je me retourne avant de sortir du bâtiment précipitamment. Pas besoin de faire durer le malaise, n'est-ce pas ? Surtout quand tous ces regards peinés se tournent vers toi. La nouvelle du décès d'Aldena s'est répandue dans tout Mer'u en un rien de temps. Ainsi, je suis devenue la proie favorite des condoléances et de la pitié faussement compatissante. Je devrais m'estimer heureuse : je suis passée du statut de paria à l'endeuillée. Du moins, pour un temps.
J'inspire un bon coup, chassant du bout des doigts quelques larmes aux coins de mes yeux. Des larmes de rage. J'accélère le pas pour m'éloigner le plus rapidement possible du bâtiment officiel de la C.C.M., de toutes ces choses qui me rappellent mon… échec. Un goût amer dans la bouche. Je tente de ne plus y penser, accélérant ma marche. Peine perdue. Ce goût acide me reste en travers de la gorge. Je le sens qui crépite et qui attaque mes dernières barrières. Mes pensées me retombent dessus au détour d’une rue.
Dégoût. Impuissance. Rage. Injustice. Je me dégoûte. Toujours courber la tête. Toujours fuir. On m’a donné une voix pour l’utiliser, pas pour me lamenter. Là où je devrais trouver de la compassion, il n’y a que… pas de la haine mais quelque chose de plus vicieux, de plus corrosif encore. Ce regard que l’on a quand nous toisons un insecte, un mélange de pitié et de fascination pour cette vie si insignifiante et si… facilement détestable. Leur regard comme des aiguilles. Oui, des aiguilles. Des aiguilles qui me piquent, qui font fulgurer un éclair de douleur sans laisser de trace de leur passage. Je hais ces regards. Inconsciemment, mes poings se serrent. J’aimerais crier. J’aimerais leur crier que ma différence est une force et que… ! Et que… ! Et que quoi ? La pression retombe. Que j’ai risqué ma peau pour le bien commun ? Qu’Aldena en est morte ? Qu’il serait peut-être temps de tourner la page sur ce qui s’est passé ? Oublier ce jour-là, oublier et pardonner ?
Mes épaules s’affaissent. Mon cœur se serre. Ces pensées me poursuivent depuis des années et rien n’a changé. Je suis toujours au même point. Je pourrais leur rire au nez, ne plus donner autant d’importance à leur regard, mais… Si seulement… Si seulement je pouvais être forte une fois dans ma vie, faire ce qui est juste et ne pas reculer face à ma peur. Je n'aurais plus à pleurer pour un rien, je pourrais répliquer face aux remarques acides des villageois, je pourrais marcher la tête haute sans rien avoir à me reprocher quoi que ce soit… Comme Aldena. Mais il faut se faire une raison : je ne serai jamais comme elle.
J'emprunte des rues au hasard. À droite. Tout droit. À gauche. Des panneaux défilent. Des maisons se succèdent. Je marche sans savoir où aller dans ce dédale blanc. Les portes, les murs, les pavés, tout porte cette teinte, tirant parfois sur le gris et le noir. Alors, seuls les habitants déteignent dans ce paysage. Les couleurs de peau, de cheveux, des yeux s'en retrouvent accentuées par cet ensemble incolore. Les couleurs ont quitté notre quotidien depuis… depuis bien longtemps. Mais on a fini par s'y habituer. Mon regard se promène alors entre les différents plants de fleurs. Blancs. Des os végétaux. Je regarde, fascinée, ces tiges qui s'étendent toujours plus loin, à la recherche de cette source d'énergie qui leur fait défaut. Ils cherchent à atteindre un objectif hors de portée.
Cette image me frappe. Et moi ? Est-ce que je suis aussi à la recherche de quelque chose ? Cette question reste en suspens. Les rues continuent de défiler. Je veux trouver… quoi donc ? L'amour ? Une famille ? La gloire ? Ces mots sonnent creux. Soudain, les souvenirs de ces dernières vingt-quatre heures remontent. Le vide en moi se rappelle à mon bon plaisir. Cette cavité creuse. Je pose ma main sur ma poitrine. Je baisse la tête. Je veux juste… oublier. Ne plus subir cette vie. Me complaire dans cette solitude imposée. Je veux juste disparaître. Oui, disparaître et ne plus avoir à souffrir.
Et là, je me rends compte de mon erreur. Avant même d'y arriver, j'entends les cris des enfants. La fontaine apparaît alors à ma vue. La place principale du village. À cette heure, seule une minorité de villageois déambulent dans les rues. Des parents surtout. Je me fige en les apercevant. De beaux sourires s'étirent sur leur visage. Je les vois rayonner, leur regard bienveillant fixé sur leurs enfants. Ils applaudissent, ils rient, ils exultent de bonheur. Le Soleil vient les baigner de lumière. Ils forment des portraits de famille charmants. Je pourrais presque voir le cadre chatoyant qui les entoure. Je sens un pincement à mon cœur. Aldena, oncle Orléo et moi, nous étions comme ça auparavant. On était une famille.
Je manque de retourner sur mes pas quand quelque chose vient heurter ma chaussure. Je baisse les yeux : une balle. Une balle en cuir qui manque de tomber en morceau. Je me baisse, la ramasse. Puis, je relève mon regard en direction de la silhouette qui s'est approchée de moi. Une petite fille qui s'arrête net. Je la vois qui hésite à s'approcher plus ; elle se balance d'un pied sur l'autre. Son visage offre à ma vue une expression mi-grimaçante, mi-effrayée. Elle n'ose pas me regarder dans les yeux. Je lui fais un grand sourire pour la rassurer et lui tends sa balle. Elle la prend, hésitante, dans ses petites mains. Puis, elle relève la tête et plonge son regard dans le mien. Un visage de poupée. Je manque de tomber dans le panneau : après m'avoir longuement scruté, elle crache à mes pieds avant de retourner auprès de ses amis. Je vacille. J'essaie tant bien que mal de ne rien laisser voir.
Il faut que je parte.
Je m'éloigne rapidement. Toujours plus vite, toujours plus loin ; la place principale du village est loin derrière. Pourtant, j'entends encore le rire des enfants comme s'il se répercutait sur les murs des maisons et me poursuivait à travers le village. J'entends tout le dégoût qu'il contient. Il m'atteint en plein cœur. Sans pitié. Avisant un banc, j'y abandonne tout mon poids. Mon corps est lourd. Il n'y a donc pas de fin possible à mes malheurs ? Faut-il toujours que je fuis ? Que je courbe le dos ? Non. Il n'y a pas que ça. Et je le sais bien. Un nœud se forme dans ma gorge à cette pensée. Ma respiration est plus difficile. Quelque chose coule le long de mes doigts. Un frisson. Lentement, mon regard se fixe sur mes mains. Tâchées de sang.
C'est de ta faute...
Soudain, un rayon de Soleil m'éblouit. Je lève ma main pour me protéger, en soupirant légèrement. Je dois être maudite si le Soleil s'y met aussi. Je me lève péniblement du banc avant de rapidement me mettre à l'abri à l'ombre d'un arbre. Un nouveau regard pour mes mains ; le sang a disparu. Une hallucination, encore. Un soupire m'échappe. Décidément, cette journée ne démarre pas de la meilleure des façons. Alors que je laisse mon regard vagabonder, mon attention est soudain attiré vers le haut. Ma tête se lève en direction de la cime de l'arbre. Mes yeux s'écarquillent alors que je me rends compte de l'endroit où je suis. Bien malgré moi, un sentiment de joie se glisse dans mon cœur. Un faible rayon de Soleil. Cela faisait bien longtemps que je ne suis pas venue par ici.
Lentement, presque automatiquement, je me remets en marche. Plus ma destination se rapproche, plus j'accélère. Mon corps est électrisé par l'excitation. Je finis par me retrouver face à une allée un peu en retrait. Plus petite que les autres artères du village, elle est plongée sous l'ombre des grands marronniers qui la surplombent. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Sans pouvoir m'en empêcher, je lis son nom sur un panneau de bois cloué sur un maigre bouleau à son entrée. Chemin du Curé-Desclouds.
De doux souvenirs émergent. Des rires. De la joie. Je m'y engage sans aucune hésitation, un doux frisson remontant le long de ma colonne vertébrale. Les pavés gris se changent en terre battue. Des feuilles, nuances de gris et de blanc, parsèment le sol. Rapidement, l'ombre des grands marronniers me domine. L'odeur du bois, des feuilles et de la terre embaume l'air. Je prends une grande inspiration, un demi-sourire s'étire sur mes lèvres. Je ne compte plus le nombre de fois où je suis venue m'amuser ici.
Des pas résonnent dans l'étroite allée.
– Aldena ! Arrête de te cacher ! C'est vraiment pas drôle.
Une petite fille blonde s'arrête de courir et regarde de tous les côtés. Elle ne trouve pas celle qu'elle cherche.
– Aldena !
Le Soleil commence à disparaître derrière l'horizon ; la nuit ne saurait tarder. La petite fille est seule sous les grands marronniers. Leurs immenses branches ornées de feuilles, déploient toute leur majesté au-dessus de la tête de cette pauvre enfant. Qu'importe ses cris et la panique qui bouillonne dans sa tête, les grands marronniers restent imperturbables, pétrifiés dans leur révérence au Soleil.
– C'est vraiment pas drôle…
Les larmes lui montent aux yeux. Elle déteste se retrouver seule comme ça. Une nouvelle fois, ses yeux font le tour de la ruelle. Toujours rien. Le vent vient lui fouetter le visage, faisant rougir ses joues sous l'effet du froid.
– Aldena ! Oncle Orléo ne va pas être conte… !
Soudain, une silhouette atterrit devant elle. La petite fille crie de terreur, tombant en arrière. Un petit rire lui parvient.
– Aldena ! Tu m'as fait peur, dit-elle, fronçant les sourcils autant que possible.
– Rooh, ne m'en veux pas Sol' ! C'était marrant de te faire peur.
Son amie lui tend la main pour l'aider à se relever. La petite fille l'ignore et se relève seule. Qu'est-ce qu'elle déteste quand Aldena l'effraie comme ça. Sans dire un mot, elle tourne les talons et repart vers sa maison, boudant dans son coin. Son amie à la peau métis la rattrape rapidement, un sourire insolent sur ses lèvres. Pour détendre un peu l'atmosphère, elle passe un bras autour du cou de sa Sol'.
– Allez, tu ne vas pas bouder toute la soirée, si ?
La petite fille blonde ne répond pas. Elle continue simplement de marcher. Aldena fronce légèrement des sourcils, mais ne se décourage pas pour autant. Elle arrivera à faire sourire son amie avant qu'elles ne franchissent le pas de la porte.
Sans même que je le remarque, je suis arrivée à la fin de la rue. J'avale difficilement ma salive. J'étais si bien dans mes souvenirs… Le peu de chaleur qu'ils m'ont insufflé s'en va, me laissant à nouveau avec ce creux dans la poitrine. Un instant de bonheur volé, est-ce trop demandé ? Comme pour me répondre, le vent d'automne me fouette le visage. Je grimace à la morsure froide sur mes joues. Mes doigts frigorifiés remontent le col de ma veste tant bien que mal. Le temps se gâte. Il faudrait peut-être songé à rentrer…
J'allais m'éloigner quand un objet noir traverse mon champ de vision. Une feuille de marronnier. Sans trop savoir pourquoi, je me fige. La feuille flotte dans les airs quelques instants. Elle hésite, dérivant à gauche puis à droite. Une valse éphémère mais sublime. Je suis hypnotisée. Elle se pose en douceur. Je ne peux pas me détacher de cette vision. Puis, un maigre sourire éclaire mon visage. Aldena adorait les collectionner pour en trouver deux exactement pareilles. Délicatement, je prends la feuille dans ma main et la glisse dans l'une de mes poches. C'est un geste idiot, je le sais. Mais… c'est comme si… elle était encore là, avec moi. Un bout de mon enfance…
Et là, comme sorti des tréfonds de ma mémoire, je me rappelle de mon rendez-vous. Comment ai-je pu oublier une chose pareille ? Je me remets en marche rapidement. Il vaudrait mieux que je me dépêche si je ne veux pas arriver en retard. Pas à pas, je m’approche des abords de Mer’u. Là, comme dans le reste du village, rares sont les commerces. À vrai dire, les maisons sont l’espèce la plus répandue de bâtiment. Malgré ça, il existe bien un petit café encastré entre deux vignes. Presque à moitié rongé par la mousse et le lierre, il est difficile de deviner son utilité première. Je soupire en voyant le petit commerce. Ouf, je suis arrivée à l’heure. Ignorant le vent cinglant, je me plante devant l’entrée, la main levée en direction de la poignée. À la dernière seconde, je la retire, me mordillant la lèvre. Est-ce que j’ai vraiment envie d’entrer ? Je veux dire, revoir Harion et parler comme si rien n’était arrivé… Je secoue ma tête pour chasser mon hésitation et entre dans le café.
D'ailleurs, j'ai l'impression que quelques trucs (surtout les hallus et le comportement parfois erratique de Sol') me font penser que y'a pas tout qui est dit au sujet de cette mort. Je sais pas si c'est juste moi, mais j'ai cette impression qu'on ne sait pas tout et j'aime ça. Mais essayons de ne pas trop se spoiler, allons-y pour le chapitre 3 !
P.S : Mais en fait, cette C.C.M, c'est des bâtards.
Tu cogites beaucoup et ça me fait plaisir. Reste à savoir si les réponses que tu attends viendront assez vite pour te satisfaire.
P.S Chacun est libre d'avoir sa propre opinion, même si la tienne m'a fait bien rire ;) Formulation parfaite !