Chapitre 3

Par Enoxa

Grâce aux avancées merveilleuses du domaine de la santé, le nombre de maladies mentales a chuté, avoisinant le zéro. Schizophrénie, autisme, trisomie, plus aucun de ces troubles n'a été recensé ces dernières années. À quoi doit-on cette petite révolution ? Une nouvelle substance a été découverte ! Son nom n'a pas encore été choisi, mais cela ne saurait tardé. Après plusieurs tests couronnés de succès, la C.C.M. a donné le feu vert à sa diffusion. Mais là n'est pas la seule innovation : non, loin de ça. Pour permettre à toute la population d'y avoir accès, cette substance a été diluée dans l'eau que nous buvons. Alors, trinquons ! Trinquons tous à l'avenir radieux qui nous tend les bras !

Article La fin des parasites cérébraux, tiré de la revue ENOXA

de Matrix


 

Aussi petit que le laisse penser la devanture, l'intérieur est plongé dans le noir. Les tables ne semblent pas avoir la moindre envie d'accueillir des clients : avec leur bougie à moitié fondue, elles restent dans une ombre oppressante. Malgré ça, je trouve à l'endroit un air enchanteur. Préservé de la lumière de la réalité, ce petit coin sombre me fait penser à une forêt magique, une nuit sans lune. J'ai l'impression que dans un tel lieu tout peut arriver : le bouleversement qu'il fallait pour changer une destinée, même rêver de l'impossible ou… échapper à une vie sans merci pour quelques heures. En plus, il y a peu de clients à cette heure-là : la plupart des villageois sont aux champs. Personne pour me regarder avec un visage empreint de pitié : bien.

Un faible sourire se glisse sur mon visage. Je me souviens des bons moments passés ici. Aldena qui surgissait dans mon dos pour m'effrayer, Harion qui me regardait lui courir après sans rien dire, qui souriait avec bienveillance quand on se chamaillait. On pourrait presque dire que c'était une routine. Mon sourire retombe. Mais on ne le pourra plus. Jamais. À nouveau, mon cœur devient lourd. Je suis vraiment un cas désespéré. Avec cette pensée pour compagnie, je prends place à une table loin de l'entrée. Dans un angle de la salle, cachée entre deux imposants pots de fleurs. Une petite habitude. Depuis aussi longtemps que je m'en souvienne, on s'est toujours retrouvé à cette table lors de nos rendez-vous. C'est ici que l'on a versé des larmes, que l'on a ri aux éclats, que nos pires craintes et colère ont pris vie. C'est ici que notre amitié s'est forgée au fil des années.

Mon doigt glisse le long de la surface de la table. Je suis la première arrivée ; il ne reste plus qu'à attendre. Je prends place sur ma chaise, patiemment. Les minutes passent, le temps s'écoule, un tic tac insistant brise le silence de la pièce. Je fixe obstinément la porte d'entrée, mais personne n'en passe le pas. Lentement, les aiguilles avancent sur le cadran. Cela va faire une demi-heure. Harion… Qu'est-ce qui peut bien te retenir ?

Le stress me prend soudain au dépourvu. Se pourrait-il qu'il se soit blessé en route ? On ne sait jamais : un pavé déchaussé et ça peut rapidement tourner en accident avec lui. Comment un maniaque de l'ordre peut être aussi maladroit, je me le demande. Peut-être qu'il faudrait que je sorte, histoire de jeter un coup d’œil dans les environs ? Mon cœur se serre. Il ne peut pas lui arriver quelque chose à lui aussi, hein ? Non, sois raisonnable. Il est juste en retard. Il a peut-être encore coincé son gilet dans une porte, renversé une tasse de thé sur son sac, ou encore… Je me mords la lèvres. Il faut te calmer, ma grande. Tu es trop anxieuse pour ta propre santé. Respire. Je prends de grandes inspirations, fermant les yeux pour mieux me concentrer. Les nuages de peur dans ma tête semblent s'éclaircir. Un peu.

Un léger toussotement me fait sursauter. Je me tourne vers le gérant du café qui se tient juste à côté de moi. Je tente de ne pas reculer ma chaise. Cet homme me donne des sueurs froides. Sa cicatrice, allant de son oreille droite à sa pommette gauche, ses manières brusques et son visage inexpressif ont tout pour me mettre mal à l'aise. Depuis combien de temps est-il là ? L'homme me lance un regard sévère. Pourquoi me regarde-t-il comme ça ? Un frisson parcourt mon corps. Les battements de mon cœur accélèrent.

– Q...qu'y a-t-il, monsieur ?

– Un jeune homme a déposé ça pour vous.

Il fait glisser un objet en face de moi et repart sans rien dire de plus. Je serre les dents sans trop savoir pourquoi, frottant mes mains soudainement froides. Il fait vraiment peur. Pendant quelques secondes, je le suis du regard. Le pas pesant, il se dirige vers le comptoir à quelques pas de l'entrée. Sa forme massive se penche sur le plan en bois et ne s'en décolle pas. Je ferme mes paupières pour décrocher mon attention de ce pauvre homme. Avec une marque pareille sur le visage, il a dû souffrir énormément. Il faudrait mieux que je le laisse tranquille. Mais tout de même, je préférais l'ancien propriétaire. Lui au moins savait sourire.

Alors, mon regard se tourne finalement vers ce qu'il a déposé. Une enveloppe. Une enveloppe ouverte. D'accord… ? Je jette un coup d’œil au gérant à moitié caché derrière une plante. Son dos me fait face. Peut-être que Harion n'a pas pris la peine de la sceller. De toute façon, son contenu n'est sans doute pas si personnel que ça, le connaissant. Cet homme-ours de gérant peut bien y jeter un coup d’œil, ce n'est pas la fin du monde. Après tout, que pourrait-il arriver hein ? Je sors le contenu de l'enveloppe : un mot et une photo. Immédiatement, mon regard est attiré par l'écriture légèrement penchée de la note.

 

Solfiana, mon amie,

Je m'excuse de ne pas venir à notre rendez-vous. Malheureusement, mon travail aux Archives prend plus de temps que je ne le voudrais bien. Je sais qu'après ce qui s'est passé, la meilleure chose que je puisse faire est de venir te soutenir. Seulement, on ne me laisse pas le choix. J'espère que tu ne m'en voudras pas trop. Bref, je te présente encore toutes mes excuses.

À la prochaine !

Harion

P.S : je passerai te voir chez toi bientôt. Avec une énorme tarte aux pommes pour me faire pardonner.


 

Encore… Pincement au cœur. Harion n'a donc jamais de temps à dépenser avec moi ? C'est déjà la troisième fois ce mois-ci. Son travail empiète sur nos rencontres, c'est agaçant. Mais cela se comprend. Je jette un regard à travers le verre de la vitrine. Harion se donne à fond pour se faire un nom dans sa vocation, je ne peux pas lui en vouloir de changer ses priorités une fois de temps en temps. Pardon, trois fois de temps en temps. Mes souvenirs d'enfance, puis d'autres plus récents défilent devant mes yeux. Même si cela me coûte, il faut bien se rendre à l'évidence : nous ne sommes plus des enfants. Il est temps de prendre un peu d'indépendance.

Encore une fois, je soupire. Cela veut aussi dire que je dois accepter le changement. Même si pour cela il faut que quelques rencontres autour d'une tasse fumante passent à la trappe. Je déteste être seule. Lentement, mon regard triste aborde la photo. Je la caresse du bout des doigts. Trois enfants sourient à l'objectif dessus. Un maigre sourire s'étale sur mon visage. Il y a d'abord un petit garçon. Les cheveux blond cendré en bataille, une paire de lunettes discrète, un sourire franc, il tente de donner une fleur à son amie blonde. Tente, car une fille à la peau mâte vient de passer son bras autour de son cou et lui frotte vigoureusement le haut de la tête. Ça, c'est bien Aldena. Un grand sourire effronté sur le visage, ses boucles indomptables, un tatouage doré en forme de soleil sur la joue, toujours prête à embêter les autres. Et puis, il y a moi qui salue oncle Orléo en train de prendre la photo. Que de bons souvenirs…

Je lâche un autre soupir. Mon regard embrasse une dernière fois la petite salle. Si je n'ai plus besoin de rester là, autant partir. Je me lève, le cliché encore dans ma main. Ma chaise crisse. Le son clair d'une cloche. Je m'arrête, surprise. La porte d'entrée ne s'est pas ouverte, alors… Je secoue ma tête. C'est peut-être le clochette d'un chat. Il y en a beaucoup à Mer'u, des chats. Je m'apprête à repartir vers l'entrée... quand un bourdonnement désagréable s'incruste dans ma tête. Je ferme les yeux, essayant de chasser ce bruit parasite. Mes doigts massent vigoureusement mes tempes. Ça ne fait qu'empirer les choses. Le bourdonnement s'intensifie. Je serre les dents et rouvre mes paupières. Je crois que je vais devoir rentrer chez moi avec ce parasite dans la tête. Ignorant les boules de lumières multicolores autour de moi, je m'avance vers l'entrée. Ma main se pose sur la poignée froide.

Viens à moi…

Je me fige. La panique envahit mes veines. Qui a dit ça ? Je me retourne et cherche désespérément la source de cette voix. Rien. Même le gérant a disparu. Un frisson remonte ma colonne vertébrale. J'ai un mauvais pressentiment. Mon regard parcourt les zones plongées dans le noir. J'inspecte soigneusement chaque dessous de table, des sueurs froides glissant sur mon front. Soudain, une masse sombre se déplace sous l'une des chaises. Je lâche un petit cri. Les battements de mon cœur accélèrent. Il faut que je sorte d'ici !

Je repose ma main sur la poignée. Un éclair de douleur la traverse. Il traverse ma peau, mes muscles, mes os. Je tombe à genoux, le souffle coupé. Qu'est-ce que… ! Je tente maladroitement de me relever, mais quelque chose me renvoit immédiatement au sol. Mes coudes amortissent violemment la chute. Alors que je cherche le coupable du regard, les boules de lumière autour de moi se mettent à briller plus fort, d'un éclat insoutenable. Je ferme les yeux. Même ainsi, la lumière arrivent encore à me brûler les yeux. Des larmes perlent au coin de mes yeux. Je serre les dents. Le bourdonnement s'intensifie d'autant plus. Je prends ma tête dans mes mains. Le sang bat contre mes tempes. Un goût métallique envahit ma bouche. Il… Il faut que ça s'arrête !

Une bourrasque glacée ouvre de force la porte du café. Tout disparaît… Le bourdonnement, les boules de lumières, la pression sur mon cerveau… Tout a disparu comme emporté par le vent. Je reprends difficilement ma respiration ; chaque inspiration brûle mes poumons. Qu'est-ce… qu'est-ce qui vient de se passer ? Je me relève tant bien que mal, prenant appui sur la table à côté de moi. Lentement, j'essaie de reprendre mon équilibre. Mes muscles me font souffrir. Quelque chose goutte le long de ma lèvre. Je passe un doigt tremblant. Du sang. Je me suis mordu la lèvre en tombant. Vacillant encore un peu sur mes jambes, je replace quelques mèches de cheveux derrière mon oreille. C'était… C'était sans doute une de mes migraines… Mais c'est passé ; ça va aller mieux maintenant. Je sors un mouchoir d'une de mes poches et essuie tant bien que mal le sang, péniblement. Mon corps me semble beaucoup plus lourd. C'est à peine si j'arrive encore à bouger un doigt. Je me sens… vidée. Mais il faut que je rentre. Je secoue ma tête, éclaircissant mes pensées et, rassemblant mes dernières réserves d'énergie, je fais un pas en avant.

Schrri !

Je me fige. Qu'est-ce que… ! Mon regard se fixe sur un bout de papier sous ma botte. Je le ramasse, les doigts tremblant un peu. Mes yeux s'écarquillent quand je découvre de quoi il s'agit. La photo… la photo d'Harion que j'ai laissée tomber… elle est lacérée.

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