Chapitre 3

Je n'avais pas prévu de lui parler. Surtout pas ce matin-là. Pourtant, le destin, avec son penchant pour l'imprévu, aimait déjouer les trajectoires, aimait croiser des vies là où on s'y attendait le moins.

Au premier étage, il avançait, l'esprit sans doute absorbé par ses pensées. De mon côté, je dévalais les marches, slalomant entre les Premières et les Terminales, le cerveau encore engourdi. Une rencontre fugace, un croisement de regards, et puis basta.

Mais non, pas cette fois.

Je freinai. Cœur en vrac. Demi-tour. Je ne savais pas ce que j’allais lui dire, j’avais juste une force en moi qui criait : « Vas-y. Maintenant. ».

Je le rejoignis. Il me capta du coin de l’œil. Je me mis juste devant lui, à distance prudente.

— Tu peux dire que tu es mon père, l’informai-je.

Il fronça les sourcils, une lueur d'inquiétude traversant ses yeux. Il attendait. J'avais franchi une ligne invisible, une de celles que je m'étais interdit de traverser jusque-là. Plus de demi-mesures, plus de marche arrière.

— Écoute, je… je sais que j’ai merdé, dit-il doucement. Avec Alix, Camille et toi, je voudrais qu’on…

— Mais ne parle pas de la danse, le coupai-je, la voix basse et cassée.

Je n’avais pas prévu de mentionner ça.

Il hocha la tête.

Je voyais bien que ça remuait là-dedans, que quelque chose se bousculait derrière ses paupières. Il cherchait peut-être le fil pour rassembler ses trois enfants.

— Je veux juste qu’on…

— Pas maintenant.

Je tournai le dos, déjà en train de me renfermer. Un mur tissé d’années manquées entre nous. Il s’accrochait à ce fil mince, ce fil qu’il rêvait de tirer à lui, de renouer.

Un battement de cils et je sus qu’il avait compris. Peut-être qu’il savait, lui aussi, que nous venions de franchir un cap. Que rien, après ça, ne serait vraiment comme avant.

Mais j'écourtai la discussion. Pas de pourquoi. Rien à retisser. Pas encore.

Et au prochain cours de philosophie, Michel franchit la porte d’un pas vif, l’œil allumé d’une idée à transmettre. Sans un mot, il saisit une craie et se tourna vers le tableau. Sous sa main rapide, apparut un nom, griffonné d’une écriture nerveuse :

Morero.

— C’est le nom de mon ex-femme.

L’annonce tomba, sans un frisson dans sa voix. Antoine ouvrit la bouche, si grand que nous crûmes qu’elle allait se décrocher. Valentin explosa de rire. D’autres le suivirent.

Mon nom complet était Théodore Bravelles Morero. Et en plus de détester ce prénom, j’avais balancé le premier nom. Rayé. Il n’était plus qu’un souvenir d’un père parti, nous laissant avec une déception que plus personne ne prenait la peine de cacher. Rien de glorieux. Ce nom de famille, Bravelles, était une corde trop fine, prête à céder à chaque mention.

Contrairement au nom de ma mère, celui inscrit sur le tableau. Morero. Il n’avait pas la même charge émotionnelle. Il portait une résonance différente, plus douce, bien que la présence de ma mère fût elle-même rare. Elle n’avait pas choisi de nous laisser, elle. C’était son travail qui l’éloignait, non sa volonté. Elle bossait trop mais n'avait jamais claqué la porte. Morero avait une autre signification, il était plus léger. Il n'était pas marqué par la rupture, il était simplement marqué par la vie qui s'était arrangée autrement. De plus, ma grand-mère était toujours là, bien vivante, et elle serait furieuse si je venais à effacer le nom de son défunt mari. Un grand-père mort depuis si longtemps que même ma mère n’en gardait que de vagues souvenirs.

Finalement, le nom en soi, n’avait que peu d’importance. Ce qui importait, c’était la personne qui le portait, et ce qu’elle en faisait. C’était ainsi que j’étais passé de Théodore Bravelles Morero à Théo Morero.

À cet instant, je vis les têtes se tourner. Pas besoin de dire mon prénom. Tout le monde comprit.

— Ne faîtes cette tête. Oui, un de vos camarades partage mon A.D.N., mais ce n’est pas contagieux, pas besoin de déménager. Ne craignez rien ! Enfin bref, je vous épargne les détails : une histoire d’amour, des enfants et un planning familial un peu trop optimiste. On va pas en faire tout un fromage.

Le rouge me monta aux joues, sans prévenir. Pas vraiment de honte, juste une chaleur qui me crispait. Le sang battait dans mes tempes. La façon dont il balançait la vérité, avec désinvolture, m’enrageait. Il en faisait une blague, effaçant d’un coup tout ce que nous avions vécu, tout ce qu'on avait traversé.

Pour l'amour de Dieu… Je t'ai demandé une révélation, pas une humiliation devant mes camarades. Pas ainsi. Pas en transformant ma vie en spectacle.

Il n’avait pas vu que ma mère s'était réorienté, prête à repartir aussitôt rentrée, ses absences de plus en plus longues pour tenir debout, pour ne pas tomber dans la dépression. Elle avait été malheureuse dès qu'elle posait un pied dans cette maison. Oui, elle en était arrivée à ce point, oui. Il n’avait pas vu Camille, non plus, encore petit, poser des questions qu’aucun enfant ne devrait formuler. Il avait une sœur, une mère, une grand-mère, oui. Mais au moment où il aurait dû avoir un père, c’était Jules, ou moi, ou parfois nous deux, qu’il trouvait. Pas un adulte, pas un modèle, juste deux présences bancales, mais là quand même. Un repère plus stable que celui que nous avions perdu.

Je ne savais pas pour Jules. Peut-être qu’il ressentait la même chose. Mais moi, j’avais pris ce rôle sans y être préparé. Sans qu’on me le demande. Parce qu’il n’y avait personne d’autre.

Je me sentais aspiré par ma chaise, mes yeux cherchant à fuir ceux des autres. Fuir ce moment. Mais c’était trop tard. Je ne pouvais pas rétropédaler. 

Et dans ce mutisme qui s’éternisait, Michel fit quelques pas. Il s’arrêta brièvement, puis se tourna vers nous, un sourire discret mais affirmé aux lèvres.

— Je ne veux pas être enfermé en classe. Allons nous promener.

Un murmure s’éleva aussitôt, flottant. Certains se regardèrent sans savoir s’ils devaient rire ou pleurer. Et pourtant, sans vraiment comprendre pourquoi, nous nous levâmes. En file indienne, nous le suivîmes hors de la salle, happés par une curiosité que nous ne savions pas encore nommer. Je marchais un peu à l’écart, déstabilisé. Je me répétais, encore et encore :

S’il te plaît, fais pas n’importe quoi.

Il nous emmena faire une visite guidée, sans se presser. Chaque pas était mesuré, chaque souffle contrôlé. Arrivé à l’extrémité du couloir, il se stoppa. Nous étions dans le couloir du rez-de-chaussée, ce long boyau blanc cassé et rouge vif sans fenêtres. L’air y était dense, presque collé aux murs. Il resta un moment immobile, comme absorbé par l’espèce de porte qui ne s’ouvrait jamais devant lui.

— Vous voyez, ce bâtiment est fait de lignes droites, de couloirs fermés. Une école moderne, rationnelle, fonctionnelle. Mais ce n’est pas ainsi qu’on a toujours appris.

Il reprit sa marche, et nous derrière, en file irrégulière, vaguement curieux, vaguement ailleurs. Nous sortîmes du bâtiment E pour déboucher dans la cour. Elle s’ouvrait comme un plateau silencieux, tendu entre béton et ciel. En face, l’amphithéâtre. Sur la gauche, cette nacelle d’éolienne plantée au milieu de rien, haute et inutile. Et juste là, une vieille table de tennis, bancale, sans raquette, ni balle. Le genre de table qui finit par ne plus exister, qu’on ne voyait plus, qu’on contournait machinalement.

— Aristote enseignait en marchant, dans l’école qu’il avait fondée. Ses élèves étaient appelés les péripatéticiens, car leur pensée se déployait en déambulant. Penser, c’est pas s’enfermer derrière une table. C’est laisser les idées se mouvoir, suivre le corps, briser les limites du cadre figé.

Il s’arrêta près de cette même table. Ses doigts glissèrent sur le bêton usé.

Puis il repartit. Vers le bâtiment D. Là où les cours des bacs pros étaient proposés. Celui qu’on squattait à la récréation l’hiver. Quand le foyer était blindé. L’odeur changea. Plus brute. Devant l’atelier, il s’arrêta encore.

À l’intérieur, un vieux char d’assaut dormait sous une bâche poussiéreuse.

Des voitures de guerre ? Ici ?

— Maintenant vous marchez. Et, comme Aristote et ses disciples, ou ses élèves, vous pensez. C’est ainsi que tout commence : marcher, observer, sentir. La pensée vient ensuite.

Certains essayaient de piger. D’accrocher ses phrases à quelque chose. Moi, j’avais décroché. Pas par provocation. Juste… j’observais. Lui surtout. Sa manière de ne jamais s’expliquer. De semer des questions sans les arroser.

— Bon, retournons où nous étions !

Il fit volte-face. Retour dans la cour. Pas pressé, il laissait ses pensées dériver, s’installer.

Nous le suivions sans réfléchir.

Rien n’avait bougé. La nacelle d’éolienne n’avait pas disparu. La table était toujours là. Comme figée dans son inutilité.

— Vous pensez vraiment qu’on peut tout remettre en question ? se questionna Jules, interrompant notre marche.

Michel s’arrêta alors, se tournant vers lui. Il suspendit  le temps, laissa les mots se frayer lentement un chemin, tout en restant droit et immobile. Ce talent caractérisait sa présence. Et cela me frustrait profondément. Il dégageait cette impression d’être toujours en possession de lui-même, de scruter et de comprendre tout ce qui l’entourait sans jamais rien négliger.

— Tout dépend. T’es prêt à supporter les conséquences ?

— C’est pas ça la question. Juste… est-ce qu’on peut vraiment douter de tout ?

— À quoi tu penses ?

Michel, avec son calme habituel, ne bougeait toujours pas. Pas un froncement de sourcil, pas un mouvement de la main. Il attendait que la réponse vienne jusqu’à nous. Il nous laissait réfléchir. Il savait très bien que la philosophie, c’était avant tout du temps. Du temps pour penser, du temps pour se perdre et se retrouver. Je maudissais cette attitude de maître à penser, alors que je ne pouvais pas m’empêcher de le regarder autrement. Il y avait un certain pouvoir dans cette tranquillité. Je voulais le défier, et pourtant, sans le dire, je lui cédais déjà un peu.

— Bah… si on doute de tout, alors on pousse le doute à l’extrême et on finit par ne plus croire en rien. Ou alors… on reconstruit tout, à partir de ce qu’on choisit de remettre en doute et de croire.

Nous attendions tous. Personne ne savait vraiment quoi, mais nous attendions. 

Qu'est-ce que tu fous ? Dis quelque chose ! On va pas moisir mille ans ! 

— Tu viens de comprendre à quoi servait réellement la philosophie, sourit-il sincèrement, réalisant que nous étions enfin prêts à réfléchir, à se confronter aux idées.

Je me détournai, agacé. J’avais reconnu la compétence dans sa manière de guider la discussion, de nous questionner. Cependant, je n'allais pas lui accorder cette victoire. Je n'étais pas prêt à l'accepter. Ce n'était pas mon père que je voyais dans ce rôle de professeur, c'était un homme qui savait captiver l'attention de ses élèves, les amener à penser. Je ne pouvais pas le nier.

Le cours de philo terminé, je glandai un peu, comme si attendre aller me révéler quelque chose, puis, résigné, je traversai la cour, en direction du portail principale, l’esprit encore ailleurs, absorbé par la discussion que nous venions de clôturer.

Par réflexe, je longeai la salle des profs sans y prêter attention, un rituel, machinal. Mais cette fois, quelque chose me retint. La porte, entrebâillée, laissait filtrer des voix trop fortes pour un lieu d’habitude fermé. Une conversation vive, tendue, m’arrêta net.

Au début, je ne saisis rien. Des bribes indistinctes, des murmures nerveux, un échange à demi étouffé par le bois. Pourtant, en me rapprochant, une voix émergea du tumulte. Je la reconnus aussitôt. C’était celle de mon père. Sa voix glaciale et tranchante. Puis une autre s’éleva en réponse. Féminine. Inconnue. Elle parlait vite, comme bousculée par l’émotion. Sa gorge accrochait parfois les mots, entre hésitation et sanglot contenu. Un je-ne-sais-quoi, dans ce dialogue, vibrait d’urgence. Je fis un pas de plus. Les mots, désormais, m’arrivaient distinctement.

— Comment l’académie peut laisser ce professeur s’occuper d’un dépressif ? C’est archaïque. Inhumain.

Je m'immobilisai. Un pas de trop, mais mes pieds m'avaient déjà conduit jusqu'à la porte, contre ma volonté. Il y avait une autorité froide, une irritation maîtrisée, prête à déborder, mais qui m’intriguait. Ça m'empêchait de bouger, de respirer. Je savais que je n'aurais pas dû m'arrêter. Pourtant, je ne pouvais pas repartir. Je restai là, l’oreille collée à la porte, tendue, accrochée à ce qu'il racontait. Il ne parlait ni avec douceur, ni avec compassion. C'était simplement une vérité dure, sans filtre. Bien qu’il n’eût pas tort, je plaignis cette pauvre dame.

— Il semble être un professeur compétent pour cette situation, répondit la femme, face à lui, sa voix tressautait malgré l’apparente fermeté qu’elle tentait de maintenir.

Je percevais une peur insidieuse de faire le mauvais choix, l’hésitation à chaque mot.

— Compétent ? Oui, aussi compétent qu’un poisson pour grimper à un arbre. Vous voulez vraiment confier Aylan à un homme qui confond l’économie avec la géographie et l’anglais avec le portugais ?

C'était à ce moment précis, en entendant cette réplique acérée, que la vérité m'assaillit. La mère d'Aylan… C'était elle, la cible du manque de tact de mon père. Les paroles abruptes de Michel, aussi tranchantes que du verre, laissaient derrière elles une cicatrice invisible. Il n'y avait pas un geste de retenue, juste cette agressivité pure. Il n’épargnait rien, ni elle, ni ses souffrances.

— C'est de la cruauté. On dirait un roman de Dickens écrit par un stagiaire épuisé.

La mère d'Aylan resta un instant, bouche bée par la rudesse de ses propos. Mais Michel savait. Il savait exactement où frapper. Dominique Varnelot, le prof de maths, n’était d’aucun secours pour quiconque. Encore moins pour un élève malade. Il se contentait d’humilier ceux qui étaient en retard, chaque erreur était une offense personnelle. Pour lui, Jules était « un petit insolent sans avenir », et Azélie « une bavarde chronique incapable de concentration ». Il lançait ces jugements comme des sentences, sans appel, sans nuance. Ce regard dédaigneux, ce soupir exaspéré devant une mauvaise réponse. Il n’enseignait pas. Il condamnait. Et à cet instant, ce que disait Michel… Ce n’était pas une exagération. C’était un fait. Clair. Incontournable.

— L’académie nous a vanté ses mérites. Alors on souhaite le maintenir comme professeur spécialisé, tenta la mère d’une voix presque automatique, récitant ce qu’on lui avait dit de croire.

— Elle veut l’aider, votre gamin, ou elle veut l’achever ? lança Michel, sans la moindre empathie.

Aucune réponse. Accablée et ligotée, cette mère semblait suffoquer dans un engrenage qu’elle ne contrôlait pas.

— Très bien, conclut-il, son ironie acide s’infiltrant dans chaque mot. Notons l’heure exacte de ce naufrage éducatif.

Je l’entendais parler, mais il semblait ne s’adresser qu’à lui-même. Sa voix était lente, implacable, glaciale. Ses pas lourds, résonnaient d'un écho qui filait la chair de poule. Je ne pouvais plus rester là. La fin de la discussion était inévitable, comme une porte se refermant derrière moi. Je m’éclipsai en courant. Cette discussion que je n'aurais jamais dû écouter m’avait fait réfléchir.

Des rumeurs circulaient, des éclats de phrases attrapés au vol, jamais confirmés. Une absence prolongée, des cours râtés, un mal-être affirmé. Il s’était effacé, lentement, sans bruit. Et pourtant, parfois, un détail, une réminiscence, laissait entrevoir que nous le reverrions peut-être, qu’il finirait peut-être par revenir. Parce que, de temps en temps, il y avait bien une lumière au bout du tunnel.

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Véritaserum
Posté le 04/06/2025
Encore une fois, tu nous prouves ta maitrise de cette œuvre et de la langue française.
Petite remarque : je trouve que le choc de l'annonce "je suis ton père" (nan pas dark vador) n'est pas assez développé, j'ai l'impression que là, Théo grosso modo le même sentiment que lorsqu'il a trop bu de lait avec ses céréales le matin (je sais pas si tu comprendras)
Sarabistouille
Posté le 07/06/2025
Merci beaucoup pour ton retour toujours franc. Par contre, je suis désolée de ne pas avoir compris ta "petite remarque". 😅
Véritaserum
Posté le 07/06/2025
En gros, je trouve que les émotions que Théo pourrait ressentir lorsque le père annonce à la classe son lien de parenté avec Théo n'est pas très fort. J'ai l'impression qu'il a limite l'air de n'en avoir rien à faire, alors que avant l'annonce il stressait un max pour ce moment.
Je pense que tu aurais dû mettre un peu plus l'accent sur ses émotions, ses pensées et ses ressentis pendant la révélation, et ce qui suit la révélation.
Véritaserum
Posté le 07/06/2025
J'espère avoir été plus compréhensible 😅
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