2.
Avec le capot ouvert, les voitures qui lui agressaient les oreilles et le soleil qui lui brûlait le crâne, Callinoé se sentait particulièrement con. Il regardait les entrailles de la R5, honteusement conscient qu’il ne le faisait que parce qu’il avait vu des séries. Malheureusement, ses talents de mécanicien s’arrêtait là.
— Fais pas semblant, Callie ? ronchonna Roxanne à ses côtés.
Elle avait croisé les bras et, en dépit de ses lunettes de soleil, il pouvait sentir son regard lui transpercer la nuque. Il referma le capot dans un soupir, sentant ses joues le brûler de gêne.
— On redémarre ou on appelle l’assurance ? demanda-t-elle plus incertaine.
Elle traçait des sillons dans la terre du côté de sa basket. De l’autre côté, appuyée à la portière et fixant le ciel bleu, Paul fumait une cigarette.
— On pourrait appeler papa, dit-il.
— On pourrait, mais ils vont paniquer.
Elle ne le freinait pas, mentionnait simplement l’évidence. Sa mère allait exiger qu’ils rentrent et son père aurait ce débit de parole stressant et s’emporterait quand Callinoé lui dirait de se calmer.
À cet instant, comme une prière muette qui se serait exaucée, une voiture se gara devant eux. Par la vitre arrière, ils virent un petit garçon — cinq ans, peut-être — les observer. Paul les rejoignit, écrasant son mégot sous la semelle de sa chaussure avant de le glisser dans sa poche. Une femme sortit du côté conducteur.
— Vous avez un problème ? s’enquit-elle.
— Je ne sais pas, répondit franchement Callinoé.
Il eut au moins le don de faire sourire leur sauveuse.
— Elle a calé ?
— On a fait un arrêt préventif, répondit Roxanne en relevant ses lunettes. Y avait un voyant allumé.
— Lequel ?
Callinoé alla lui montrer. C’était une femme d’une quarantaine d’année, aux cheveux blonds et bouclés, avec un nez aquilin et un menton volontaire. Elle avait la démarche énergique et un sourire confiant.
— Ah, c’est la batterie qui montrait des signes de faiblesse, diagnostiqua-t-elle immédiatement. Vous avez bien fait de vous garer. Vous avez des pinces crocodiles pour que je la recharge ?
— Euh…
Trop d’informations techniques en même temps. Son hébétude — ou alors sa bonne tête d’ahuri, comme disait Baptiste — parut lui attirer l’immédiate sympathie de la conductrice.
— Pas de problèmes, j’en ai dans ma voiture. Ouvrez le capot.
Il s’exécuta tandis qu’elle retournait à son véhicule. Il l’entendit informer Paul et Roxanne. Quand la femme ouvrit le coffre, la voix de l’enfant se fit entendre :
— Je peux descendre maman ?
— Non, ce n’est pas prudent.
— Mais je veux faire pipi.
Elle se redressa, pinces en main mais poings sur les hanches qu’elle avait généreuses.
— Et moi je ne veux pas que tu urines n’importe où quand ça te chante. Tu es parfaitement capable de tenir quinze minutes, avant la prochaine aire d’autoroute.
— Mais papa il dit…
— Papa a eu tort, coupa-t-elle. Allez, courage, je n’en ai pas pour longtemps, ajouta-t-elle d’un ton radouci, attache toi, je dois faire demi-tour.
La manœuvre était risquée mais, fort heureusement, la circulation n’était pas énorme. Rapidement, les deux voitures se trouvèrent face à face, capots ouverts et pinces reliées d’une batterie à l’autre, comme deux étranges bêtes échangeant des fluides.
Passé sur le siège passager, le petit garçon boudait.
— Ça lui passera, assura sa mère en notant leurs regards. C’est les joies des parents divorcés, ça. Le pauvre doit osciller entre son père et moi, et nous n’avons pas exactement la même conception de l’éducation.
Elle tira un paquet de cigarettes de sa poche et en alluma une, expirant avec un mélange de lassitude et de soulagement. Apolline prit les deux voitures reliées en photo.
— Vous êtes photographe ? demanda la femme.
— Non, c’est plutôt un projet personnel. En quoi votre conception de l’éducation différait de celle de votre mari ?
Roxanne et Callinoé échangèrent un regard surpris. C’était direct, comme question… et plutôt inattendu. Quoique… Paul n’avait-elle pas parlé de ses années d’étude comme d’un grand répertoire qu’elle avait aimé remplir de la vie des autres ? Manu et Serge leur avait parlé de leur plein grès, sûrement voulait-elle en apprendre plus de cette mère célibataire.
Celle-ci l’observa un moment, d’ailleurs. Assez longtemps pour que Paul mette les main dans les poches, mal à l’aise, le visage de plus en plus baissé. Finalement, elle tira sur sa cigarette et répondit :
— Marc est du genre à penser que les garçons portent du bleu et les filles du rose. Je m’en fichais au début, je me disais même que j’allais le changer puisqu’on s’aimait et que je ne partageais pas cette vision des choses.
Elle vérifia les pinces, comme pour s’occuper pendant qu’elle poursuivait :
— Je suppose qu’en fait j’y correspondais plus que je ne voulais l’admettre. J’aime bien cuisiner, je faisais le ménage quand ça devenait trop sale et je me contentais des quelques machines qu’il lançait ou du lave-vaisselle qu’il vidait. Pour moi, tout n’était pas gênant ; nous étions tels que nous étions et ça fonctionnait bien ainsi. Je n’étais pas malheureuse ni exploitée ni rabaissée. Et puis nous avons eu Timéo.
Elle eut un sourire tendre pour son fils qui attendait dans la voiture, trop occupé par sa console pour se rappeler de faire la tête.
— J’ai craqué quand Marc l’a engueulé pour qu’il ne fasse pas de danse. Je supportais les remarques sur ses vêtements et son comportement depuis quatre ans. Je ravalais mes remarques quand il parlait de « son petit homme » à ses copains, qu’il multipliait les commentaires comme « ça c’est bien un garçon » ou « on va le mettre au foot bientôt, de toute façon il voudra en faire un jour. »
— C’est stupide ! lâcha rageusement Roxanne.
Callinoé la regarda avec amusement, mais son froncement de sourcils lui intima de ne pas laisser croire qu’il se moquait. C’était un sujet que sa petit sœur prenait à coeur et, s’il devait admettre n’avoir jamais eu l’impression qu’on lui imposait une certaine virilité, il la comprenait.
D’accord, d’eux deux il n’était jamais celui qui reprenait leurs parents ou lançait un débat avec leurs amis en partant d’une syntaxe maladroite. Il n’avait pas ce cran de saisir la perche au vol et de mettre les autres en face de leurs raccourcis. Il n’osait pas risquer d’être contredit et de ne pas pouvoir défendre ses arguments. Mais il soutenait Roxanne quand elle le faisait, et admirait sa capacité à reconnaître ses erreurs ou à tenir tête aux arguments qui ne la convainquaient pas.
— Les idées reçues ont la vie dure, tempéra la jeune femme, ce qui compte c’est qu’on les démonte un peu plus chaque année. Ça vaudrait quand même le coup de vous rendre dans un garage pour une vérification.
Le changement de sujet désarçonna Callinoé qui acquiesça avec un temps de retard.
— Y a une ville pas loin, vous…
— Ah oui ! la coupa Roxanne avec enthousiasme. On avait prévu de s’y arrêter de toute façon.
Paul eut l’air perplexe et Callinoé s’en voulut de ne pas avoir pensé à la prévenir. Ça risquait de l’ennuyer et… eh bien, pour être franc, c’était une étape qu’ils avaient pensé partager juste Roxanne et lui.
Cette ville, c’était plein de souvenirs pour eux deux. Des souvenirs de vacances en famille, de Papy Del qui les rejoignait du temps où il conduisait encore, de coupes de glaces rivalisant en taille, de fausses disputes au restaurant pour savoir qui paierait la note… Roxanne et Callinoé s’étaient déjà perdu dans les rues et on les avait retrouvé à manger des gaufres avec une vieille dame qui les avait pris en pitié.
— Tant mieux, alors, dit la femme.
Quelques minutes plus tard elle retirait les pinces crocodiles et déclarait leur R5 prête à repartir. Le petit Timéo leur fit de grands gestes à travers la vitre quand la voiture s’éloigna.
Callinoé reprit place derrière le volant. Le soleil avait cuit le plastique et un voile de sueur couvrit presque instantanément son dos.
— Désolée, Paul, glissa Roxanne qui s’était mise à l’avant. On t’avait pas prévu pour notre arrêt. En plus on risque d’y rester plus de temps que prévu.
— Aucun problème. Vous allez rire mais… en fait, ça m’arrange. J’avais pensé y traîner un peu moi aussi.
Callinoé écarquilla les yeux et chercha le regard de Paul dans le rétroviseur, un sourire au coin des lèvres. C’était une belle coïncidence ! Il voulait lui demander ses raisons, persuadé qu’elles étaient aussi délicieusement nostalgiques que les leurs, mais ravala ses mots en la voyant.
Paul s’était perdue dans ses pensées, l’air absent. La lumière tombait sur son visage, mettant à nue son expression distante. Elle lui parut fragile et vulnérable. Cette vision le gêna, comme s’il venait de briser son intimité, et il s’empressa de mettre le contact pour repartir.
Elle a été sympa, cette femme, de s'arrêter. En effet, c'est quand même fou cette facilité à se livrer de la sorte. Elle raconte sa vie de manière si naturelle. Ce qui ne m'a absolument pas dérangé à la lecture. Dans les faits, je sais pas si finalement c'est réaliste mais dans ton histoire, ça passe crème. Il y a des gens aussi qui ne demandent que ça : d'avoir quelqu'un qui les écoute, qui prend le temps.
Par contre, je ne m'y connais pas en mécanique. Mais alors pas du tout. (alors que je suis un garçon, shame on me)
Relevé de coquillettes :
Malheureusement, ses talents de mécanicien s’arrêtait là. --> s'arrêtaient.
Manu et Serge leur avait parlé de leur plein grès --> avaient / gré
Mais décidément tu es plein de bonnes idées ! Un accident de la route, un meurtre une fois à destination... je vais t'engager comme scénariste pour la suite non-officiel "hier était pas mal"
Encore un petit chapitre sympa, avec l’histoire de la mère et de son mari macho… j’aime bien ces petits portraits que tu nous dresses en chemin.
Bon, en revanche j’ai un problème très mécanique avec ce chapitre : à ma connaissance, on ne peut pas recharger une batterie de la manière dont tu le présentes, il faut un chargeur. Si tu connectes deux batteries comme ça, il ne se passe strictement rien. Ça ne sert que si tu veux aider une voiture à démarrer. Et donc, ce qui pourrait marcher, c’est qu’elle les aide à redémarrer, mais pas qu’elle charge la batterie. D’autre part, je ne suis pas sûre que pour ton voyant de batterie faible, car l’alternateur charge la batterie en roulant, et donc elle n’a aucune raison d’être déchargé. Ce qui pourrait arriver (ça m’est déjà arrivé… en route pour un mariage, bref…) c’est que l’alternateur ne charge plus (tu as le voyant d’alternateur allumé), auquel cas la batterie se décharge en roulant (jusqu’à arrêt du véhicule…). Du coup, je te conseillerais de demander un avis de spécialsite pour rendre cette partie vraisemblable d’un point de vue mécanique (car je suis loin d’être calée en la matière…)
Détails
Fais pas semblant, Callie ? ronchonna Roxanne à ses côtés : un point d’exclamation, plutôt ?
En quoi votre conception de l’éducation différait de celle de votre mari ? pourquoi mettre au passé, alors qu’elle a dit avant « nous n’avons pas exactement la même conception de l’éducation »
cette mère célibataire : ben non, justement, elle n’est pas célibataire, mais divorcée, plutôt !
de saisir la perche au vol : on dit « tendre la perche » et « saisir la balle au vol » ou « saisir au vol », (les perches volent rarement…^^)
rivalisant en taille : de taille ?
Le soleil avait cuit le plastique : le plastique du siège ?
Bon, et puis cette panne, ça avait un côté bien stressant au début avec le voyant allumé ! Le prudent Callinoé a bien fait de s'arrêter, même s'il n'y connaît pas grand chose. La rencontre avec la mère qui s'y connaît vachement est encore une drôle de rencontre... A croire que ce trio improbable pousse tout le monde à leur raconter leur vie ! xD J'aime toujours autant en tout cas. Vite, la suite !
On peut dire qu'il y a une touche de fantastique au fait que tout le monde vide son sac avec eux ? :p
Merci Keina <3
Cela fait beaucoup de coïncidences avec Paul. Le fait qu'elle veuille également s'arrêter dans cette mystérieuse ville (on ignore laquelle). Ce n'est pas une critique hein, mais ça m'intrigue. Elle se calque exactement sur leur trajet de manière trop parfaite, du coup je me demande si 1) elle invente tout au fur et à mesure 2) elle est liée d'une manière ou d'une autre à Callinoé et à Roxanne 3) elle est réelle ?
Je pars loin...
Tu auras bientôt le fin mot de l'histoire, je ne peux que croiser les doigts pour que tu ne sois pas déçue è_é
J'approuve qu'il se soit arrêté !
J'ai repéré une petite incohérence : quand le petit veut faire pipi, la mère dit qu'ils seront sur une aire d'autoroute dans 15 minutes, mais tu dit un peu plus tôt qu'ils ne sont pas sur l'autoroute.
Et aussi je trouve ça hardcore de la part de la maman de pas laisser son petit faire pipi, surtout qu'ils sont déja arrêtés et en plus au milieu de nulle part elle aurait pu l'emmener dans un buisson ou derrière la portière, le pauvre !
C'est toujours aussi bien et attachant !!
Sachant que je ne conduis pas et que j'ai BEAUCOUP hésité à mettre un soucis de véhicule, ce que tu dis me rassure. Certes j'ai pas pris trop de risques mais on ne sait jamais è_é Si ça ta fait un peu stresser en plus, c'est tout bénéf' ahaha
Merci pour l'incohérence ! Je vais arranger ça ! Tu as raison, c'est rude de la part de la mère en fait... Mais du coup ça je vais peut-être le laisser. Déjà parce que ça lui va bien d'être un peu sèche (on a tous ses défauts), par contre je baisserai peut-être leur temps d'arrivée.
Merci Sorryf !