1.
— On t’a même pas demandé, Paul, mais tu fais quoi dans la vie ?
Callinoé réalisa qu’en effet, il n’en savait rien. Comme s’ils n’avaient pas ressenti le besoin de poser ces questions.
Néanmoins, ils avaient repris la route depuis une bonne demi-heure sans retrouver l’atmosphère légère d’avant le Starbuck. Callinoé avait réussi à prendre de la distance en parlant de Camille mais, dans le silence, l’histoire de Serge revenait lui tourner dans la tête. Il se sentait crispé sur le volant, plus conscient que jamais que son inattention pouvait leur coûter la vie. Ça lui laissait la gorge sèche.
Heureusement, Roxanne avait décidé de se remettre à parler. Elle avait babillé sans réel sujet durant un temps, assise sur la banquette arrière avec Paul, avant de poser cette question, qui parut tirer Apolline de ses pensées.
Jusque là, quand Callinoé jetait un œil dans le rétroviseur, il l’avait vu mutique, un coude sur la fenêtre et la joue dans la paume, le regard loin. Qu’elle soit tourné vers Roxanne le rassurait, comme si elle reprenait vie.
— Je vous l’ai pas dit ?
Son ton surpris avait la simplicité des premiers temps mais son regard était encore ailleurs. Néanmoins, sa voix ralluma la flamme chez Roxanne.
— Non ! s’exclama-t-elle. Ou alors on en a parlé au pub, avec Manu, mais je n’en ai plus aucun souvenir… Ce qui craindrait.
— En effet, pouffa-t-elle.
Callinoé sourit, son attention fixée sur la route ; elle riait, c’était bon signe.
— En même temps, il n’y a rien de réellement passionnant à raconter, reprit Paul en faisant passer ses longs cheveux par-dessus son épaule.
Elle commença à les tresser en racontant :
— J’ai raté le concours pour l’école des Beaux-arts alors je suis allée à la fac. J’ai fait deux ans d’Art du Spectacle… Vous savez ce qu’on dit d’eux ? Qu’ils sont complètement hippies et décalés ? Eh bien je confirme.
Leur rire emplit l’habitacle surchauffé.
— J’ai passé plus de temps à fumer et à boire des bières qu’à étudier. Mon copain jouait du banjo et ma meilleure amie gagnait trois sous sur le campus en faisant des atebas.
À son silence, Callinoé la regarda brièvement ; il rencontra ses yeux, son expression mélancolique, son petit sourire. Sa tresse se défaisait déjà aux pointes, les mèches turquoises donnant l’impression d’éclabousser son débardeur. Il cilla et se re-concentra sur la route. Il ne manquerait plus qu’ils aient un accident…
— J’avais des notes minables mais ça fait partie de mes meilleurs souvenirs, conclut Paul.
— Pourquoi tu n’as pas obtenu ta licence ? s’enquit Roxanne.
— J’avais vraiment trop peu d’intérêt pour la matière. Mes parents et moi avons eu une longue et difficile conversation à ce sujet. Je voulais arrêter la fac et trouver un job ; je m’imaginais poursuivre cette vie décomplexée éternellement. Mes parents ont eu tôt fait de casser cette idée.
Elle se tut. Callinoé songea que ce devait être un souvenir pénible. Les disputes qu’il avait pu avoir avec son père et sa mère — concernant ses études ou durant sa crise d’adolescence — gardaient un goût amer. Il n’aimait pas non plus les évoquer.
Il crut que Paul s’arrêterait là — et comptait sur Roxanne pour rebondir sur un sujet plus gai — mais leur amie reprit, une pointe d’énergie retrouvée dans la voix.
— Ils avaient raison, bien sûr. Heureusement qu’ils m’ont arrêté d’ailleurs… Je ne sais pas où j’en serais aujourd’hui, sinon. J’ai fait une année d’Histoire, puis une de Lettres avant de changer encore et de passer ma Licence de LEA Anglais.
— Eh beh, commenta Callinoé avec admiration. Tu as eu du courage pour essayer tous ces chemins !
— J’aimais ça, avoua-t-elle. Je prenais plaisir aux atmosphères différentes et aux promos. De l’une à l’autre ce n’était pas la même ambiance, pas les mêmes ambitions. J’ai rencontré des gens très chouettes, mais je n’ai pas gardé de contacts. Je vois ces années comme un grand répertoire durant lesquelles j’ai compilé des savoirs et des caractères. Je me suis arrêtée parce que je désirais passer à autre chose, tout simplement.
— Et maintenant ? demanda Roxanne. Tu fais quoi ?
— Oh, là encore je ne suis pas douée pour me fixer, déclara Paul avec humour.
Callinoé remarqua un voyant allumé sur le tableau de bord, mais il ignorait à quoi ça correspondait.
— J’ai bossé dans des fast-food où j’ai eu le plaisir, que dis-je, la joie, de côtoyer le sexisme au plus près.
— À ce point ? grimaça Callinoé.
Cette lumière rouge sous ses yeux le travaillait. Ce n’était peut-être rien mais ne valait-il pas mieux s’arrêter au prochain garage ?
— J’aime bien les blagues de cul, répondit Paul en appuyant un coude sur son siège, son souffle lui chatouillant le lobe. Sauf celles qui visent mon cul et mes seins et ma démarche… Bref, ça m’a gonflé.
— J’aurais pas supporté, admit Roxanne.
— Et tu as bien raison. Pour être franche, je regrette d’être partie sans avoir prévenue la direction… même si je me dis qu’elle était au courant et laissait courir depuis des années rien que s’assurer du personnel.
Mais où trouver un garage ? Son seul soulagement était d’être sur une nationale. Risquer une panne en pleine autoroute n’aurait pas manqué de le faire hyper-ventiler.
— Ensuite, j’ai trouvé un remplacement en bibliothèque et ça c’était très cool. J’ai complété avec du baby-sitting où j’ai appris à jouer au crazy cups et à croque-carottes. Ce dernier jeu étant particulièrement chiant, mais Kevin l’adorait. Oui, Kevin, ajouta-t-elle comme Roxanne devait sourire largement, je ne déconne pas, ça existe encore.
— Joli CV, dit Callinoé avec un sifflement. Et maintenant ?
Bon, il allait peut-être s’arrêter par précaution…
— Maintenant, j’ai fini mon temps avec Kevin et les emprunts. Je voulais prendre une année sabbatique, peut-être moins. Rester chez mes parents un peu. Dernièrement j’ai surtout décidé de ne pas me poser de questions.
— De vivre l’instant présent ? suggéra Roxanne.
— Exactement.
Là-dessus, le déclic de son appareil photo se fit entendre. Callinoé annonça :
— Je vais me garer sur la bande d’urgence, les filles. J’ai un truc allumé sur le tableau de bord et ça me tracasse.
Sympa d'en savoir un peu plus sur Paul. Je reste convaincu qu'elle n'a pas encore tout dit et qu'elle garde quelque chose d'assez lourd. A voir…
Moi aussi j'ai bien aimé la façon dont tu as su gérer les pensées de Calli avec la discussion en cours. Je trouve qu'il a bien géré ses inquiétudes et le suivi de la discussion des filles. Chapeau ! Je sais pas si j'aurai pu en faire de même.
A bientôt pour la suite !
Ah tiens, un accident de la route ça aurait été sympa aussi ahaha Mais mince tu as grillé mon plan parfait pour ajouter des personnages dans le décors xD
Je crois qu'on sait tous entendre et gérer (même vaguement) deux choses en même temps, ne sois pas si dur avec toi-même
J’aime bien aussi l’alternance du discours de Paul et des interrogations de Calinoe sur son voyant allumé.
Chapitre sympa, mais il y a quand même des endroits où j’ai buggé dans ce chapitre (voir dessous !)
Détails
assise sur la banquette arrière avec Paul, avant de poser cette question, qui parut tirer Apolline de ses pensées : c’est bizarre d’avoir la même personne sous deux noms différents dans la même phrase
le regard loin : lointain (loin est un adverbe, pas un adjectif)
Qu’elle soit tourné vers Roxanne : Qu’elle (se) soit tournée vers Roxanne
J’avais vraiment trop peu d’intérêt pour la matière : quelle matière ? Arts du spectacle, j’imagine que ça recouvre plein de matières… Toute cette partie n’est pas totalement claire pour moi, parce qu’elle dit qu’elle est contente d’avoir continué la fac mais qu’ensuite elle a travaillé dans des fast food, et du coup, la logique de son discours m’échappe un peu…
j’ai fini mon temps avec Kevin et les emprunts : quels emprunts ?
Je pense que c'est un terme que j'ai aussi découvert à la fac, il y a peut-être un mot plus évident ou alors je pourrais mettre la définition dans le texte. J'essayerai de rendre ça plus clair.
Merci de ta lecture et de tes remarques, Rach <3
Le parcours de Paul correspond bien à sa personnalité. Une touche à tout un peu bohème. Et j'ai appris ce qu'était des atebas :-)
J'aime bien écrire des conversation entrecoupée, surtout quand on est plusieurs il me semble que l'esprit divague très facilement sur tout et n'importe quoi.
Ah cool pour le terme d'atebas ahaha Merci de ta lecture <3