Ils atteignirent la ville et trouvèrent un garage sans aucune difficulté. Les filles restèrent discuter à l’extérieur – Paul en profitant pour fumer – tandis que Callinoé feignait de comprendre ce que lui disait la garagiste. Elle dut deviner qu’il ne bitait rien car elle sourit – un sourire de travers – et simplifia en concluant qu’il n’aurait qu’à revenir le lendemain.
— Ça doit pas être trop sérieux alors, hasarda Roxanne quand il leur annonça. On avait prévu de dormir ici en plus.
Elle jeta un coup d’œil à Apolline, craignant que ça la dérange. Mais leur camarade déclara avec enthousiasme :
— Super !
Elle rit et ajouta :
— Je suis contente de pouvoir prendre du temps ici. Par contre… ça ne vous dérange pas si on se sépare ?
Callinoé éprouva un soulagement plutôt lâche. C’était Paul qui exprimait ce souhait et pas eux. Il se serait senti mal de le demander, lui ; Apolline, cependant, en dépit de son ton hésitant, paraissait de toute façon sûre de son choix. Callinoé sentit que même s’ils refusaient, elle insisterait.
— Pas de problème, assura Roxanne. Tu connais quelqu’un ici ?
— Non, mais c’est plein de souvenirs pour moi.
— Pour nous aussi.
Paul acquiesça pour elle-même et refit sa queue de cheval. Il observa les nouveaux dessins sur ses avants-bras, tracés sur l’ombre bleutée des anciens. Des flèches, un attrape-rêves, des yeux, des fleurs, une fusée…
— On te passe notre numéro ? proposa Roxanne en le tirant ses pensées.
— Ce serait le mieux, oui. Je t’écoute, dit-elle en regardant Callinoé, le téléphone dans la main.
Il vibra à cet instant. Callinoé eut le temps de lire « Tata » avant que Paul ne raccroche, un peu sèchement.
— Tu pouvais répondre, lança machinalement Callinoé.
— Non, elle rappellera. Alors ?
Il dicta sagement son numéro, Paul prit le garage en photo et les salua en partant d’un pas énergique en direction du centre-ville.
— Tu crois que ça va ? s’enquit Roxanne. Elle est partie vite. Et puis, on va dans la même direction.
— T’inquiète pas, la rassura-t-il. Elle voulait peut-être aussi nous laisser de l’intimité.
Il n’y croyait pas vraiment mais, en même temps, aucun d’eux ne connaissaient réellement Apolline. Un jour, sûrement, songea-t-il. Si lui se montrait lâche pour garder le contact, Roxanne savait le faire, elle.
Ils se reverront certainement après ce périple et, dans cinq ou dix ans, Callinoé lui demanderait « tu te souviens du voyage ? Pourquoi tu étais si pressée de partir, après le garage ? »
Tout était un souvenir. Chaque rue, café, glacier, boutique… Ils déambulaient au rythme des paroles de Roxanne qui ne s’arrêtait plus. Si c’était une anecdote, Callinoé la complétait, si Roxanne pilait devant une vitrine en commentant son contenu, Callinoé l’invitait à entrer, si elle lui parlait de sa vie — révélant par exemple qu’elle n’était pas insensible aux attentions de Baptiste — Callinoé l’écoutait religieusement.
Ce fut une après-midi douce comme une belle chanson. Quand la chaleur leur brûlait le nez et les épaules, ils trouvaient refuge dans un magasin ou à la terrasse d’un café pour déguster une glace. Callinoé appela leurs parents, roulant des yeux quand leur père s’inquiéta exagérément pour l’état de la voiture, essayant d’en placer une sur leur périple. Avec un grand sourire, Roxanne tendit la main pour récupérer le combiné, et sa voix forte parvint à faire taire leur paternel. Elle monologua avec un enthousiasme qui n’échappa à aucun passant. Plusieurs fois, Callinoé dut lui faire signe de baisser la voix, mais le timbre de sa sœur remontait vite clamer sa joie.
Elle passait un excellent voyage. Elle était heureuse de le faire avec Callinoé. Ils avaient rencontré quelqu’un de super. Elle se sentait pleine d’énergie et capable de se lancer dans tout et n’importe quoi une fois rentrée.
À cette phrase, le sourire de Callinoé s’effaça au profit d’un air pensif. Elle n’avait pas l’air d’exagérer, Roxanne semblait avoir établi une jolie liste de choses à faire. Cette perspective donnait à réfléchir. Si Callinoé, tout heureux et revigoré par leur road-trip qu’il l’était, n’envisageait que de parler à Camille… Était-ce ridicule ? Est-ce qu’il se refusait à retirer tout le potentiel de cette excursion ? D’ailleurs, cet unique objectif, parviendrait-il seulement à l’accomplir, ou laisserait-il la gêne et la facilité l’en empêcher ?
— Qu’est ce qu’il y a, Callie ?
Roxanne avait raccroché et l’étudiait, sourcils froncés. Callinoé empocha le téléphone posé entre eux.
— Rien, éluda-t-il.
— Bien sûr, oui.
Son ton agacé le poussa à se confier plutôt que persister dans un mensonge.
— J’ai la sensation de ne rien faire de ma vie, résuma-t-il.
La suite lui vint avec plus de facilité qu’escomptée ; il devait se formuler inconsciemment ces mots depuis un moment.
— C’est comme si tout le monde autour de moi — toi, Baptiste, Paul, nos cousines, tes potes… — avançaient et que moi non. De temps à autre je lève la tête et je me rends compte que tout le monde est loin devant mais que moi je n’ai pas bougé.
Il s’arrêta et fixa ses phalanges plutôt que le regard inquiet de sa petite sœur. Une boule s’était formée dans sa gorge, une boule amère qui lui comprimait douloureusement la trachée. Son coeur battait un peu plus vite.
— Mais pourquoi tu penses ça ? souffla Roxanne.
— Peut-être parce que c’est vrai, répondit-il sèchement.
Il était en colère contre lui. En colère et tellement triste d’affronter ce sentiment que sa vie était vide, son existence négligeable.
Son rythme cardiaque accéléra encore, battant à ses tympans. C’était la première fois qu’il formulait ça à voix-haute. C’était son démon à lui, jusque là. La sale pensée qui venait parfois le trouver la nuit et qu’il chassait avec les premiers rayons du soleil. Il réalisait la place qu’elle avait prise au fil des mois, des années peut-être.
S’il n’avait rien dit aujourd’hui, aurait-il explosé trois mois après ?
— Bien sûr que non, ce n’est pas vrai ! s’exclama Roxanne.
Les gens de la table d’à côté se tournèrent vers elle mais elle les ignora.
— C’est ce que Serge voulait nous expliquer au Starbuck. On se compare tout le temps mais nos parents…
— Je parle pas des parents, coupa Callinoé. Je parle d’un retour général sur ma vie. Pas de relation amoureuse, pas de logement à moi, pas de réelles ambitions, pas de Master qui me permettrait de changer de branche à l’occasion…
— Tu es amoureux, contra Roxanne avec fièvre. Tu t’es lancé dans des études ciblées parce que tu savais ce que tu voulais faire et que tu t’y est tenu, et tu aimes ton boulot, tu y est doué ! Quant au logement ça presse pas. Un jour tu déménageras et tu ne pourras plus…
— Je ne sais pas si je déménagerais, opposa plus doucement Callinoé. Ça craint de le dire parce que je suis l’aîné, mais j’ai peur du moindre changement.
Maintenant, ses yeux le piquaient.
— Ça craint rien du tout, lâcha Roxanne avec un geste de la main. T’es pas Superman, personne t’a jamais demandé de l’être.
Elle lui prit brusquement la main, comme si elle l’avait senti partir. Il sourit un peu et cilla pour ne pas pleurer. Les doigts de sa petite sœur serraient les siens, et ça lui faisait du bien cette présence indéfectible à ses côtés.
— Je le sais que tu n’aimes pas le changement, murmura-t-elle. Je te connais. Mais tu sais quoi ?
— Quoi ? demanda-t-il avec amusement.
Elle avait levé les sourcils, adoptant une mimique dédramatisant qui fonctionnait. Sa sœur savait parler en toute sincérité tout en modulant la conversation pour qu’elle ne soit pas pesante.
— Eh bien tu es allé dans une école au lieu de suivre tous tes copains à la fac ; c’est un changement. Tu as quitté ton premier poste pour un autre ; c’est un changement. Tu m’as suivi ici ; c’est un changement.
Elle serra sa main plus fort. C’était ses yeux qui brillaient maintenant, et Callinoé sentit la culpabilité tout autant qu’un élan d’affection le saisir aux tripes.
— Quand on m’a tourné le dos au lycée, t’étais là pour moi. T’es allé les engueuler pour moi et je t’ai dit que j’avais honte mais en fait j’étais tellement, tellement heureuse que quelqu’un prenne position pour moi même si je n’étais pas totalement innocente dans l’affaire.
Elle inspira brièvement et poursuivit :
— Quand les parents m’ont fait remarquer qu’aller à la fac sans savoir quoi faire ce n’était pas très sage, c’est toi qui leur a fait remarquer que je pouvais bien faire ce que je voulais. Que tout irait bien quand même. Quand j’ai un problème je peux me tourner vers toi, je sais que tu m’aideras d’une façon ou d’une autre. T’es un peu mon Superman à moi, frérot, conclut-elle avec un petit rire.
Elle haussa les épaules.
— Alors oui, t’as tes défauts, bien sûr, dit-elle. Mais ça n’enlève rien à tes qualités humaines, et ça veut pas dire que ça ne changera jamais. Au besoin, je t’aiderai.
Elle se leva soudain, ses cheveux bruns balayant ses joues, fit le tour de la table et l’étreignit avec force.
— J’ai de la chance de t’avoir, parvint-il à dire.
— Et moi donc.
J'ai trouvé leur échange tellement émouvant que j'en arrêterai presque là mon commentaire. C'est vraiment top de voir Callinoé et Roxanne se livrer l'un à l'autre à ce point. Je savais que ça finirait par arriver mais c'est juste génial à lire !
Paul, je sais plus trop… J'ai de nouveau l'hypothèse "elle fait partie de la famille d'une façon ou d'une autre" qui me revient en tête. Elle ne les suit pas jusque là par hasard. Elle avait l'air de vraiment avoir des trucs à régler. Un indice avec la tante ? Je suis perdu… rrrah ! :)
Bref, à bientôt pour la suite !
Des trucs à régler, oui, c'est tout à fait ça :)
Une petite remarque qui vaut d’ailleurs à d’autres endroits : tu alternes presque systématiquement Paul et Appoline, d’une phrase à l’autre, et je trouve que ça sonne un peu bizarre. Disons qu’il n’y a pas de justification qui permette de savoir pourquoi on passe de l’un à l’autre. Ce n’est pas comme si roxanne utilisait toujours l’un et Calineo toujours l’autre.
Détails
à voix-haute : à voix haute
adoptant une mimique dédramatisant qui fonctionnait : une mimique qui dédramatisait ?
sur ses avants-bras : avant-bras
aucun d’eux ne connaissaient réellement Apolline : connaissait
tu t’y est tenu, et tu aimes ton boulot, tu y est doué : es tenu/es doué
c’est toi qui leur a fait remarquer : as
Merci pour les dialogues <3