Le ciel était dénué des parasites dont il pouvait être parfois couvert. Pas de nuages, ni de mouettes invasives. Malgré ces absences tranquilles, il aurait été malavisé d’affirmer que cela en faisait une journée calme. Pour s’en convaincre, il suffisait de baisser le regard pour découvrir la petite île, Edimas, s’animer au gré des navires qui s’arrêtaient à ses ports.
À première vue, il était compliqué de saisir de quoi était constituée cette sorte de ville flottante. Seuls les historiens ayant un minimum de savoir pouvaient expliquer l’origine de cette île, recouverte au fil des décennies par les habitations précaires de peuples émigrés. Le développement d’un premier système économique avait permis l’installation de ses nombreux ports qui faisaient aujourd’hui de la V’Île, l’un des points clé de la vie maritime. Avec la croissance exponentielle de sa population, l’île s’était transformée en une véritable cité-île, ne contenant plus la moindre parcelle de terre.
Aujourd’hui, la v’île était plus connue sous le nom de l’Île des Pirates”.
Très révélateur, n'est-ce pas ?
Depuis sa création, les pirates des Quatre Mers s’en servaient comme point de repos, d’échanges et d’entraînements. Les navires passaient, s’arrêtaient souvent, repartaient parfois en coordination avec les horaires capricieux des bars et des bordels qui animaient la cité. De temps en temps, de petites chaloupes solitaires s’en allaient à leur tour, à la recherche d’un avenir plus prometteur.
La piraterie en était-elle un ? Pour de nombreux jeunes, il s’agissait même d’une chance qu’ils ne pouvaient laisser passer, qu’importe ce qu’il en coûtait.
C’est d’ailleurs en ce jour précis qu'un de ceux-là bifurqua du sentier qu’on lui avait tracé pour se lancer lui-même à l’aventure. Comme le disaient les bardes, c’était le grand saut dans l’inconnu.
C’est dans cette petite chaloupe, qui s’éloignait continuellement du boucan d’Edimas, que se tenaient trois hommes barbus, à la peau sèche et abîmée par le soleil Meerynien. Thomas se trouvait à son bord, les hématomes de son visage recouverts d’une fine pâte gluante. Ils avaient attendu une heure en plus avant de prendre la mer, afin de s’assurer qu’ils ne rencontreraient pas d’autres mésaventures comme cette première rencontre. Une chose était sûre : aucun d’entre eux ne connaissait la troupe de malfaiteurs qui s’en était pris à lui. Il pouvait s’agir de simples détraqueurs, de pirates ennemis ou d’espions Wéliviens, toutes les options étaient envisageables.
Il regardait les tavernes et les commerces de la cité qui l’avait vu grandir s’éloigner peu à peu de lui avec peine. Leurs façades en pierres grises, parsemées d’algues brunes, devenaient de plus en plus ternes. Il se demandait ce qui lui manquerait le plus entre les cris de joie qui sortaient des bars jusqu’à tard le soir ou bien le doux bruit des vagues se brisant contre les digues du port aux premières lueurs du jour. Après réflexion, le souvenir des tavernes et leur ambiance festive, lui serait sans doute le plus nostalgique. Les nombreuses traditions de son île natale allaient très certainement lui manquer tout autant. Leurs coutumes musicales, les marchés animés, les ports qui ne cessaient d'accueillir les pirates des quatre coins de Meeryn…
Un léger soupir se fraya un chemin entre ses lèvres, le regard perdu dans les souvenirs qui, jusqu'à présent, avaient façonné sa vie “d’avant”. Cette même vie qui avait pris un tournant inattendu, quelques semaines plus tôt. Qui l’aurait cru, s’il avait annoncé à ses proches – peu nombreux, notons-le – son départ imminent pour une nouvelle aventure, qui, cette fois-ci, s’annonçait sérieuse ? Sans doute personne, lui le premier. Sa vie n’était décidément qu’une succession d’évènements, pour la plupart imprévisibles, mais dont il restait le premier acteur.
En y repensant, les expériences qui l’avaient façonné n’avaient jamais été d’un franc succès. N’importe qui pourrait même décrire toutes ses péripéties comme un “manque de chance”.
Finalement, en réalisant où cela l’avait mené aujourd’hui, Thomas ne pouvait que se persuader que sans tout ça, il serait sans doute encore dans une taverne édimerienne, à se consoler autour d’une bonne ration de rhum. Sa vie avait peut-être fini par prendre un bon tournant ?
Il serra davantage son petit baluchon contre lui, seul bagage qu’il emportait pour cette toute nouvelle aventure. Comme on le lui avait demandé, le jeune homme aux longs cheveux n’avait pris avec lui que le strict nécessaire : une unique tenue de rechange, et ses affaires de toilette. Il n’était pas très matériel : le choix avait été rapide.
– Alors, pressé, garçon ? demanda soudainement le matelot au tatouage de Kraken sur la mâchoire, assis à côté de lui.
Thomas sortit de ses pensées en quittant la v’île des yeux, et se tourna vers l’homme :
– Évidemment, c’est pas l’genre d’occasion qu’on croise deux fois dans sa vie, répondit-il calmement, malgré l’excitation qui commençait à gagner son corps.
En exagérant un peu plus, on pourrait facilement décrire cette occasion par un vrai miracle divin. Qui sait, Sorath l’avait peut-être remarqué, lui, parmi tous les autres mortels ?
Son interlocuteur hocha vigoureusement la tête avant de donner une accolade puissante contre son omoplate, qui faillit le faire tomber de sa place.
— Ça, c'est bien dit ! Et puis les Keppler ont eu pas mal de candidatures, alors j’te raconte pas la galère qu’ils ont eu à choisir le grand nominé.
— Combien de jeunes se sont présentés ? demanda l’Edimérien en ramenant ses cheveux derrière ses oreilles, lorsqu’un coup de vent les ébouriffa.
Sa question sembla poser une colle au matelot, qui se tourna vers l’un de ses coéquipiers pour lui répéter la question : combien d’hommes avaient tenté leur chance, dans l’espoir d’être recruté sur l’un des plus puissants navires pirate des Quatre Mers ?
– Beaucoup pardi ! répondit l’homme en se tournant vers Thomas. Je crois qu’ils ont eu plusieurs centaines de demandes. Luke m’a même dit que des jeunes de Weliven et Klev avaient tenté leur chance. Mais pour éviter de se retrouver avec des espions dans la masse, ils ont préféré les mettre de côté pour se concentrer sur les Edimériens.
– Il parait que des femmes ont même essayé de se faire passer pour des hommes dans l’espoir de se faire accepter, l'interrompit le matelot qui ramait vigoureusement.
— Les Keppler n’ont pas de femmes à bord ? demanda Thomas.
— Hormis la cap’taine, non.
— Tu parles, si c’est pour avoir une autre version de la capitaine, non merci !
Les trois hommes s'exclaffèrent en même temps d’un air complice. Ils avaient l’air de savoir de quoi ils parlaient. Ce n’était pas étonnant, on parlait de la sévérité de leur capitaine jusqu’aux bordel d’Edimas.
— Bon alors p’tit, raconte nous un peu d’où tu viens le temps qu’on arrive, demanda le marin à côté de lui.
Thomas jeta un rapide coup d'œil autour de lui pour chercher le navire qu’il était censé rejoindre, mais hormis de petites embarcations modestes et quelques bâteaux marchands, il n’y avait rien aux alentours. Était-il dissimulé derrière le massif rocheux au Nord ? Il n’en n’avait pas la moindre idée. L’Edimérien reposa son regard de jade sur les trois hommes :
— À vrai dire, j’ai pas grand chose d'intéressant à raconter. Je cherchais un nouveau job depuis quelques semaines après avoir démissionné de l’ancien.
— Où bossais-tu ?
— Au bar “Les Trois Mousses”. J’y jouais du piano, mais bon…
— Attends, celui qui se trouve à côté du port Est ? le coupa soudainement l’un des matelots, d’un air impressionné.
— Oui, c’est lui !
— Bon sang, j’en étais sûr, ta tête me disait bien quelque chose ! J’y passe à chaque arrêt avec des compagnons !
En découvrant qu’ils n’étaient finalement pas si méconnus l’un pour l’autre, les deux intéressés éclatèrent de rire. Après tout, Edimas était assez petite, alors quand on y travaillait, on connaissait forcément beaucoup de monde.
— Et donc, avant ça tu faisais quoi ? Tu as déjà fait partie d’un navire ?
— Oui, deux petits y a quelques années. Mais le premier s’est fait couler par des navires royaux près de Weliven et le deuxième n’a pas survécu à une attaque de Croulpes.
— T’inquiètes pas mon garçon, avec nous, c’est pas une offensive de Croulpes qui va nous faire flancher.
Le jeune homme rit en hochant la tête avec assurance. On parlait quand même d’un équipage surpuissant, connu au-delà des Mers. Il était évident que leur navire résistait sans mal à de telles créatures.
— Donc bref, me voici ici après toutes ces péripéties. Dès que j’ai vu l’annonce des Keppler, je n'ai pas hésité un instant à lancer ma candidature. Mais honnêtement, j’aurais jamais cru avoir ma chance.
— C’est-à-dire ? demanda l’un des matelot d’un air intrigué.
— D’autres amis à moi ont aussi fait une demande. Ils avaient plus d’expérience dans le domaine, étaient plus robustes que moi et savaient faire beaucoup de choses comparé à mes maigres compétences.
— C’est vrai, mais les cap’taines ne cherchaient pas quelqu’un d’expérimenté.
— Comment ça ?
— À ton avis, quel est l'intérêt pour eux de recruter un gosse qui sait tout faire, mais qui tire ses connaissances d’autres navires qui ne fonctionnent pas comme le nôtre ? Ils préfèrent largement prendre un novice de façon à le former depuis le début.
Thomas hocha doucement la tête, intéressé. Il n’avait pas vu cet aspect là de son profil, mais c’était rusé.
— Et puis, tu as sans doute d’autres qualités.
— Du genre jouer du piano ? ricana-t-il, ce qui fit pouffer les autres hommes de la petite chaloupe.
— Par exemple ! Non plus sérieusement, le simple fait que t’aies survécu à deux naufrages montre que tu t’accroches à la vie. C’est déjà une qualité que les jeunes recrues de nos jours ont tendance à oublier.
— Tu dois avoir de sacrés bons réflexes de survie, clama aussitôt l’autre à la barbe grise. Ça veut dire que Sorath garde l'œil sur toi, les capitaines l’ont sans doute compris.
Le blond haussa légèrement ses frêles épaules, sans savoir son opinion sur la question. Il espérait bien que les capitaines ne l’avaient pas choisi uniquement pour son taux de survie élevé et pour le regard divin posé sur lui. C’était peut-être gratifiant pour eux, mais pas vraiment de son point de vue.
De toute manière, cela n’avait plus d’importance. Il avait été choisi parmi tant d’autres, alors il devait forcément en avoir les capacités, même s’il ne le voyait pas maintenant. Aujourd’hui, lui et personne d’autre se trouvait à bord de cette chaloupe en direction du célèbre Liberate.
À ce propos, le blond était impatient de voir l’embarcation légendaire, réputée pour être magnifique et incroyablement rapide. De nombreux mythes entouraient le navire du couple. Par exemple, comme quoi même les boulets de canon les plus lourds ne parvenaient pas à percer sa coque, ou encore que ses voiles avaient une prise au vent bien supérieure à la normale. En fait, le navire était autant entouré de mythes que l’étaient ses deux capitaines, les puissants Marta et Orel Keppler.
Thomas avait entendu des centaines d'histoires sur ce couple de renom, qu’on narrait souvent dans les tavernes sous les lueurs des chandelles. Leurs combats les plus impressionnants et leurs butins rarissimes avaient déjà fait le tour de toutes les terres meeryniennes et attisaient la jalousie des continentaux, impuissants face à leur popularité. Travailler pour eux était un véritable honneur, dont peu avaient la chance de se vanter.
Sortant de ses réflexions, il déposa son regard verdoyant sur le port de l’île qui, à présent, n’était plus qu’une petite tâche fade flottante sur l’eau salée. Il n’avait même pas eu le temps de saluer tous ses amis, certains étant partis eux-même à l’aventure sur d’autres embarcations.
Soudain, le geste de l’un des matelots le sortit de ses pensées. Celui-ci venait de remonter les rames à l'intérieur de la barque, trempant les pieds du plus jeune par la même occasion. Il leva alors les yeux vers ses accompagnateurs, intrigués. Pourquoi arrêtait-il de ramer, ils étaient au beau milieu de l’eau ! Avant que sa question ne franchisse ses lèvres, l’homme à côté de lui prit la parole :
– Nous sommes arrivés. Lève-toi et prend tes affaires.
Ils étaient arrivés ? Comment ça ?
Thomas se redressa et observa l’étendue d’eau autour de la petite chaloupe. Il n’y avait strictement rien autour d’eux, homis quelques navires à l’horizon, qui s’approchaient d’Edimas. À proximité, il n’y avait que la mer sombre. Rien de plus.
— C’est une blague ? demanda-t-il, les sourcils légèrement froncés.
Si s’en était une, alors elle était vraiment de mauvais goût. Avant qu’on lui réponde, une ombre massive les recouvra soudainement, comme si une immense créature marine venait d'apparaître derrière eux, prête à les noyer dans les profondeurs de la mer. Cette apparition divine fit brusquement tanguer la chaloupe vers la droite, poussée par une série de vagues.
Surpris par le mouvement brusque de l’embarcation, Thomas se rattrapa fermement au rebord de celle-ci, le cœur battant. Sans perdre une seconde, il leva les yeux vers l’immense silhouette qui venait d'apparaître derrière eux.
La coque d’un navire imposant se tenait maintenant à quelques mètres à peine de la chaloupe, les voiles pliées comme s’il attendait depuis des années l’arrivée de l’Edimérien.
Ce n’était pas possible.
Bouche bée, le jeune homme sentit une vague d’excitation affoler son cœur, à mesure que son regard s'habituait à l’obscurité projetée par l’ombre de l’embarcation sur eux. Il aperçut alors, tout en haut, plusieurs hommes penchés par-dessus la rambarde du pont, qui leurs faisaient de grands signes de main réjouis.
Il n’y avait plus de doute possible, quant à la “destination” qu’ils venaient d’atteindre, et pourtant le jeune ne put s’empêcher de demander, comme pour vérifier s’il ne rêvait pas :
– C’est bien…
– Et oui mon garçon, le Liberate n’attendait que toi ! s'exclama joyeusement l’un des hommes de la chaloupe, qui venait d’attraper l’échelle de corde que les matelots du navire leur avaient lancée.
C’était donc bel et bien vrai. Il se trouvait à l’endroit même où l’irréel se mêlait au réel sans distinction. Encore ébahi, le jeune ne trouva même pas les mots pour répondre, tant ce qu’il était en train de réaliser était incroyable. Il s’agissait donc vraiment du navire des Keppler, le Liberate, qu’on disait capable de disparaître comme un mirage. Les légendes n’étaient donc pas de simples fables ? L’espace d’un instant, il se demanda même si ce navire recelait d’autres mythes. Sans doute ? Il ne se croyait pas au bout de ses surprises.
Le jeune édimérien resta immobile un long moment, bouche bée, en laissant son regard étudier avec plaisir les courbes magnifiques du navire pirate. La coque lustrée brillait sous le reflet des vagues et les trappes à canon étaient parfaitement symétriques les unes par rapport aux autres. Ces dernières étaient parfois décorées de belles runes divines, serties de feuilles d’or. Sans oublier la rambarde du navire, joliment sculptée, qu’il pouvait observer d’ici. Il y avait aussi…
– Allez, dépêche toi abruti, tout le monde t’attend ! rit le matelot à ses côtés en lui passant l’échelle de corde, après lui avoir donné une petite tape derrière la tête.
Stupéfait, Thomas ne prit même pas le temps de lui répondre et passa son baluchon autour de son épaule pour libérer ses mains. Après quoi il attrapa fermement la corde rugueuse qu’on lui tendait, sourire aux lèvres. L’adrénaline fusa dans tout son organisme. L’excitation fit battre son cœur plus rapidement, alors qu’il commençait à se hisser sur les cordages avec impatience. Le jeune n’utilisa presque pas ses jambes, désireux de monter au plus vite et découvrir ce nouvel équipage, connu pour ses prouesses admirables, et tout ce qui entourait leurs capitaines mythiques.
La véritable aventure allait débuter ici-même, au sein de cet équipage, à bord de ce navire. Il s’agirait de l’épopée d’une existence entière, que peu auraient l’opportunité de vivre. Il en était certain.
Le visage rayonnant de bonheur, Thomas se hissa vers le navire qui allait l’emmener vers l’ultime aventure.
Celle-ci pourrait bien être sa dernière. Mais tant qu’elle lui permettait de faire ce que ses défunts compagnons n’avaient pas eu la chance de vivre, alors il était prêt à en profiter jusqu’au bout. De façon à ce qu’on le lui dise pas, une nouvelle fois, que sa vie n’était qu’une histoire de chance inouïe et non méritée. A présent, il prenait les rênes de son destin en main.
Personne ne pourrait les lui ôter.
Je réitère mes félicitations sur ta qualité d'écriture. La lecture du texte a été un peu perturbée par quelques coquilles ou erreurs, quelques exemples :
- "qui l’avait vu grandir s’éloigner peu à peu"
- "que les jeunes recrues de nos jours ont tendance à oublier" (inverser "de nos jours" avec la suite)
- "De façon à ce qu’on le lui dise pas"
De manière générale, nous sommes au deuxième chapitre et je suis un peu frustré de ne pas avoir de carte sur laquelle me référer. Je ne sais pas si tu en as une, mais les nombreuses références géographiques méritent d'être mises sur une carte pour le lecteur. J'ai compris que Meeryn était le monde connu (je crois), mais est-ce que c'est équivalent à notre terre ? ou ça se limite à l'europe ? on est un peu perdu pour le moment.
Je continuerai la lecture en tout cas ;)
Si tu veux en avoir un aperçu le temps que je la publie, tu peux aller voir sur mon petit site https://sites.google.com/view/meeryns-tales/accueil !
Tu y trouvera la carte dans la section "Cartes" :)
Bonne lecture pour la suite !