Chapitre 3

Notes de l’auteur : Merci pour tout vos retours !

Le premier talon qu’il posa sur le plancher du navire fut accompagné d’une assurance particulière malgré ses mains tremblantes d’excitation. À peine arrivé, le jeune édimérien se retrouva happé par une foule de marins, exaltés par l’apparition d’une nouvelle tête parmi eux. Ils furent d’ailleurs nombreux à lui crier la bienvenue sans qu’il ne puisse les remercier, tant les voix se mêlaient en un brouhaha incompréhensible. D’autres le saluèrent même par son prénom, comme s’il avait déjà intégré l’équipage depuis des années.

Toute cette agitation le prit au dépourvu, bien qu’il avait l’habitude de l’euphorie édimérienne.

Autour de lui se présentaient divers visages aux contours variés : certains ridés, d’autres à la fleur de l’âge, une majorité à la peau bronzée voire sombre, accompagnée de cheveux gras, rêches,  parfois grisonnants. Le seul point commun qu’il leur trouva fut leur âge, sans doute deux fois plus élevé que le sien. Il peinait à réaliser que ces hommes, d’apparence si normaux, constituaient l’équipage mythique de l’un des navires les plus puissants des Quatre Mers.

Acclamé de toute part, le garçon fut totalement déboussolé et ne sut où donner de la tête. Devait-il se présenter à tous, individuellement, ou bien…

– Thomas Moore, clama une voix imposante.

Un silence de plomb tomba sur eux, comme si toutes les langues s’étaient fondues en même temps. Les regards se tournèrent vers la cabine des officiers, d’où venait d’en sortir un homme au regard perçant. Son teint sombre se mêlait à de courts cheveux noirs, presque entièrement dissimulés sous un tricorne abîmé par de nombreuses années en mer. En dépit du ton claquant qu’il avait employé pour interpeller le nouveau venu, un sourire chaleureux étirait ses lèvres mates. 

N’importe quel homme, femme ou enfant, n’importe quel Meerynien ou Meerynienne aurait reconnu sans peine le célèbre Orel Keppler. Il n’existait pas deux capitaines emprunt d’une telle prestance, décoré d’un visage si jovial et d’un teint aussi sombre que le bois humide. Thomas en était convaincu :  c’était bel et bien cet homme mythique qui venait d'apparaître devant lui.

Tout en maintenant le silence de son équipage de son seul regard, le capitaine descendit lentement les marches qui le séparaient du pont. Le bas de son long manteau noir se mouvait au rythme de son allure, lente mais assurée. Sans se presser, il laissa sa main parée de deux chevalières dorées glisser le long de la rambarde lustrée de l’escalier. 

Lorsqu’il arriva à leur niveau, tous les hommes reculèrent respectueusement pour le laisser avancer vers leur nouvelle recrue. Thomas ne décela aucune méfiance, aucune peur dans le regard des membres de l’équipage : seulement un respect éternel pour celui qui les commandait.

Ses propres prunelles se posèrent sur Orel Keppler, le cœur palpitant. Il correspondait parfaitement aux descriptions qu’on faisait de lui dans les tavernes édimériennes : un homme à la carrure simple mais qui pouvait mettre à genoux n’importe qui d’un unique regard. 

Il avait toute la prestance et l’assurance d’un dieu. C’était si saisissant, que la mer elle-même sembla se taire à son approche.

Quand le capitaine s’arrêta devant lui, Thomas leva légèrement le menton pour se tenir droit. Obnubilé par sa contemplation, il en avait oublié l’appel auquel il aurait été judicieux de répondre. Cela ne sembla pas déstabiliser le capitaine, qui se contenta de lui partager un sourire amusé. 

Ce simple geste familier fut suffisant pour que le garçon reprenne ses esprits :

– Thomas Moore lui-même. J’suis absolument ravi de pouvoir travailler pour vous, annonça-t-il en sentant son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine.

— Je te souhaite la bienvenue sur notre navire Thomas, déclara le capitaine en posant une main ferme sur son épaule gringalette. 

Le regard malicieux qu’il lui adressa fit retomber toute la pression qui s’était accumulée sur ses épaules. Les rumeurs sur Orel Keppler étaient bien fondées : en sa présence, on se sentait autant misérable qu’invincible. C’est ce que Thomas ressentit à cet instant précis, alors qu’un sourire soulagé se dessinait sur son visage.

— J’espère que tu…

– Allez, on se bouge ici, les voiles ne vont pas se déplier toutes seules. Retournez à vos postes bande de gnoûmes ! ordonna soudainement une autre voix, un peu plus loin.

Une grande femme aux cheveux bruns venait de sortir de l’escalier menant aux entrailles du navire. Son regard, bien que dissimulé de moitié par un cache-oeil, laissa entrapercevoir une lueur menaçante qui se posa sur tous les matelots tournés vers elle.

 Les plus obéissant – mais aussi les plus craintifs – s’écartèrent immédiatement pour retourner à leurs tâches sans même attendre de confirmation de la part d’Orel Keppler. 

Certains semblaient avoir un meilleur instinct de survie.

Dès que Thomas croisa le regard sombre de la femme, il fut frappé par une évidence : le charisme d’Orel n’avait rien à voir avec celui de sa compagne. Des cheveux bruns noués en une longue tresse, un bandeau plaqué autour de ses cheveux, une démarche de prédatrice : aucun doute, il s’agissait de Marta Keppler, la seconde capitaine du Liberate. C’était elle qui descendait de la célèbre famille Keppler, connue au-delà des Mers pour leurs aventures aux quatres coins de Meeryn.

Thomas fut happé de ses réflexions lorsqu’Orel Keppler passa amicalement son bras autour de ses épaules pour l’accompagner vers sa partenaire qui commençait déjà à l’analyser d’un regard critique. Il sentit même ses yeux se poser sur son nez encore gonflé, plein de jugement.

— Je te présente ma douce et tendre femme, Marta Keppler.

Il se rapprocha de son oreille pour venir lui murmurer d’un air espiègle : 

— Si tu veux mon avis, tu devrais plus te méfier d’elle que de moi. C’est de sa part que tu recevras les coups de fouet. 

— Cesse tes enfantillages et va écouter le rapport de Jacob, ordonna la capitaine en lui montrant l’un des hommes qui avait accompagné Thomas. 

— Bien évidemment, Madame. 

Marta Keppler lui adressa un regard hostile. Le capitaine lui répondit d’un sourire taquin, avant de se tourner vers Thomas en tapotant son épaule avec compassion. 

Il murmura “bonne chance petit”, puis se détourna pour aller à ses besognes de capitaine. 

Lorsqu’ils furent enfin seuls, la pirate planta son regard sombre dans celui de Thomas. Il s’immobilisa un instant, sans savoir ce qu’elle attendait de lui, tout en serrant son baluchon contre sa poitrine. Il était convaincu qu’au moindre mot de travers, il passerait par dessus bord.

 

— Bienvenue à bord du Liberate. annonça-t-elle finalement avec la même intonation froide.

– Merci de m'accueillir, s’empressa-t-il de répondre. Je suis heureux de pouvoir me trouver parmi vous.

– L’inverse m’aurait surprise, rétorqua la pirate en fronçant les sourcils.

Évidemment, pensa l’édimérien en se crispant. Bien sûr qu’il était content de se trouver à bord. Qui aurait été assez stupide pour prétendre le contraire ?

Elle arrangea d’une main le bandeau couleur sang qui maintenait ses mèches folles en dehors de son visage, puis tourna les talons en faisant signe à Thomas de la suivre. Il remarqua alors des traits sombres sur le dos de sa main : un tatouage. Le Kraken, le même que celui qui se trouvait sur la mâchoire de Jacob. 

Tous les grands équipages arboraient une créature marine comme symbole et les plus puissants n’hésitaient pas à les inscrire sur leur peau. Ici, à bord du Liberate, tous les matelots devaient sans doute en avoir un : il n’y avait pas plus grande fierté que de faire partie de l’équipage du couple Keppler. Peut-être que lui aussi, un jour, pourrait avoir le sien ?

– J’ai beaucoup à faire, annonça la capitaine en empruntant les escaliers de bois qui menaient aux ponts inférieurs. C’est Thaalya qui s’occupera de toi, 

— Bien, mon Capitaine.

— “Ma” Capitaine, Moore. Ne prenez pas de mauvaises habitudes, le corrigea-t-elle sévèrement.

— Compris, ma Capitaine. 

L’apprentissage promettait d’être long. Un tuteur lui serait d’une grande aide pour s’habituer à la vie sur un navire d’une telle importance.

Lorsqu’ils s'engouffrèrent dans les escaliers, Marta Keppler releva le cache œil sur le côté de son visage. Thomas découvrit pour la première fois ses deux prunelles noisettes, animées d’une lueur indescriptible. Si à Edimas ces accessoires servaient aux infirmes, sur les navires pirates ils étaient surtout utilisés pour habituer le regard au changement de lumière entre les différents ponts. 

Soudain, la voix d’Orel les interrompit, depuis le pont supérieur : 

— Marta ?

Elle se retourna vers lui en plissant les yeux,  intriguée. Il tenait dans sa main un parchemin cacheté. A ses côtés, Jacob jeta un regard suspicieux à Thomas.

— Que se passe-t-il ?

— Tu devrais venir écouter le rapport de Jacob.

La capitaine fronça les sourcils et se tourna vers Thomas pour lui donner des instructions. Une nouvelle fois, elle fut interrompue par son compagnon : 

— Thomas devrait venir aussi, suggéra-t-il avec sérieux. 

Cette fois-ci, tous les regards se posèrent sur l’édimérien, qui se crispa de nouveau. Le visage méfiant de Jacob, l’air perplexe du capitaine et celui sévère de sa compagne ne laissait présager rien de bon pour lui. 

Il retomba bien vite de son nuage utopique.

***

Les deux autres matelots qui avaient ramené Thomas furent eux aussi conviés à cette entrevue, qui se déroula dans les entrailles du navire. Marta l’avait emmené sans un mot dans un bureau d’officier qui se trouvait au deuxième sous-sol, le temps que les autres arrivent. 

Sur sa demande, il s’installa sur un banc en bois posé contre l’une des parois de la pièce. Celle-ci était simple et pourtant très bien équipée pour un navire : un bureau ainsi que deux armoires remplies de parchemin s’y trouvaient. Il devait sans doute s’agir du bureau du timonier ou alors d’un simple espace de stockage des documents du couple de pirates. Tous leurs comptes, leurs alliances, leurs inventaires, leurs récits… Si Thomas avait su lire et en avait eu la permission, il aurait sans doute adoré découvrir tout cet univers.

L’arrivée d’Orel et des trois hommes qui l’avaient récupérés le ramena à la réalité. 

— Fermez la porte, indiqua Marta à Jacob lorsque ce dernier la passa.

Il s’exécuta et rejoignit ses deux camarades d’un côté de la pièce. 

— Thomas est tombé dans un guet-apens avant leur arrivée, informa Orel à sa partenaire.

Cette dernière tourna immédiatement la tête vers le principal concerné, sans la moindre inquiétude. A la place, Thomas vit seulement une méfiance grandissante. Il se fit tout petit sur le banc, la gorge serrée comme s’il était l’auteur même de l’attaque. En tout cas, c’était tout ce que le regard de la capitaine, libéré de son cache-oeil, lui faisait comprendre.

— Que s’est-il passé, Moore ? demanda-t-elle sans même attendre le récit des faits par Jacob.

Pris au dépourvu, il releva la tête vers elle, les yeux écarquillés. 

— Je…

— Combien étaient-ils ? Les connaissiez-vous ? le pressa-t-elle en s’approchant dangereusement.

Le blond secoua vigoureusement la tête en perdant l’usage de sa voix tant le ton de la capitaine avait été menaçant. Il avait l’impression d’avoir une lame sous la gorge. 

— Répondez rapidement Moore, nous sommes encore assez proches d’Edimas pour la rejoindre à la nage.

Ce fut le matelot au mousquet – d’ailleurs toujours accroché à son épaule – qui tenta de le sauver :

— Ma Capitaine, ils étaient trois quand nous…

— Ce n’est pas vous que je veux entendre, Viktor, cracha Marta sans lâcher des yeux l’édimérien.

Il devait répondre, et vite. Plus il attendait, plus la capitaine se nourrissait de soupçons infondés. 

— Ils étaient trois, se reprit-il en déglutissant. J’les ai jamais vus à…

— Que s’est-il passé exactement ?

Thomas vit du coin de l'œil Orel lui lancer un regard encourageant, ce qui suffit pour lui redonner un peu de courage. 

— J’suis allé au le lieu du rendez-vous donné par votre porte-parole. 

— Lynx ? 

— Oui.

En comprenant qu’il avait capté l’attention de la capitaine, il continua d’expliquer son périple en tâchant d’être le plus précis possible. Il n’oublia aucun détail : les hommes armés, leur approche amicale, le mot de passe oublié puis leurs menaces et leur agression. La capitaine ne l’interrompit plus, attentive à ses paroles. 

Lorsqu’il arriva à la fin de son récit, elle se tourna vers les témoins de la scène pour leur demander confirmation de ses dires : ils aquiescèrent tous sans un mot.

— Auriez-vous une idée des motivations d’une telle agression, Moore ?

Thomas posa son regard hésitant sur Orel avant de le reporter sur la capitaine. Il n’était pas dupe à ce point.

— La moitié des jeunes d’Edimas rêvent de rejoindre un équipage comme le votre, Ma Capitaine. Certains seraient prêts à faire n’importe quoi pour y accéder.

Alors qu’il s’attendait à un relachement de la tension qui s’était placée entre eux deux, la femme pirate le toisa avec encore plus de méfiance, comme si la tirade qu’il venait de lui dire avait été méditée des semaines à l’avance.

Elle doutait de lui.

Marta Keppler fit un pas de plus pour se rapprocher de lui, le surplombant ainsi de sa grande taille. La main qu’elle posa sur la garde de son sabre le crispa davantage. 

— Moore, savez-vous pourquoi vous êtes le premier à mettre un pied sur ce navire depuis des années ?

— Non. 

— Parce que les derniers qui s’y sont risqués avec de mauvaises intentions, ou simplement de mauvaises qualifications ont fini dans les entrailles de Lephas.

A l’entente de ce nom, Thomas sentit un frisson parcourir son échine.

— Sur ce navire, nous avons des yeux et des oreilles derrière chaque planche. Le moindre de vos gestes sera épié et analysé scrupuleusement à la recherche du moindre signe suspect. 

Elle planta son regard sombre dans le sien, menaçant.

— Au premier doute, vous retournerez à Edimas à la nage, où que nous nous trouvions. Suis-je bien clair ?

Thomas serra les dents. Comment avait-il pu penser un instant que rejoindre l’un des plus célèbres navires de Meeryn allait se passer sans encombre ? 

— Oui, Ma Capitaine.

— Bien, c’est tout ce que je voulais entendre. Levez-vous, nous en reparlerons plus tard. Vous avez beaucoup à faire aujourd’hui. 

Il obéit, puis se dirigea vers la porte que Jacob venait d’ouvrir, les doigts serrés autour de son baluchon.

Il allait devoir se battre. Se battre, pour rester sur ce navire qu’il avait réussi à atteindre après tant d’efforts, de sacrifices et d’échecs.

Edimas ne le reverrait pas de sitôt, il se l’était promis. A lui, et à d’autres. 

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