Olivia tira sur une pêche bien mûre : la branche se tendit puis se rétracta comme un ressort dans un bruissement de feuilles. Elle posa le fruit dans son panier, réajusta la hanse au creux de son coude et considéra un court instant la peau duveteuse de la pêche, promesse d’une chair juteuse et rafraichissante. Mais, malgré une furieuse envie de mordre dedans et d’apaiser sa soif, elle respecta l’interdiction et cueilli un nouveau fruit.
A proximité, Totoche, également perchée sur un escabeau, finissait de remplir son propre panier. Elle le vida délicatement dans la charrette stationnée au bord du verger, sous l’œil vigilant du contremaître.
Ils étaient des dizaines ainsi, à travailler sous un soleil de plomb, embauchant tôt le matin et maintenant une cadence infernale jusqu’au soir. Mais les journées étaient correctement rémunérées, si bien que l’incident avec le charron avait vite été oublié. Olivia partageait la moitié de sa paye avec Totoche et Gustave : elle était consciente que cet arrangement n’était pas équitable, mais préférait ne pas faire d’histoires. Ses dépenses restaient d’ailleurs limitées, et elle était tout de même parvenue à économiser une dizaine de Becs, caché dans son soutien-gorge.
Le soir, les trois compagnons s’installaient à l’auberge, sur la grande table réservée aux sans-clan : même parmi les saisonniers, on ne se mélangeait pas avec eux. Ils étaient une quinzaine, la peau prématurément flétrie par le travail au grand air. La plupart se connaissait de longue date et ne s’attardaient jamais très tard dans la salle commune, écrasés par la fatigue. Ils se contentaient de vider quatre ou cinq chopes de bière — l’équivalent d’un tiers de leur paye du jour — puis rentrait se coucher dans le dortoir de la grange. Les premières nuits Olivia n’avait pratiquement pas pu fermer l’œil, tant le bruit des ronflements était infernal. Puis elle avait suivi l’exemple des autres, et finissait de plus en plus souvent titubante, s’effondrant toute habillé sur son lit en métal forgé. Elle aurait préféré dormir à la belle étoile, mais Gus l’en avait dissuadé : les villageois auraient été capable de s’en prendre à elle. Il n’était pas question non plus de profiter des bains publics Lufzans : ce n’était pas officiellement interdit pour eux, pourtant cela aurait constitué une provocation que de s’y rendre.
— Eh Corinne ! Est-ce que ça te dit une petite partie de dés ?
Olivia secoua la tête, le nez dans la mousse de sa bière. Boniface était un sans-clan de son âge qui passait son temps à essayer de convaincre les saisonniers de participer à ses jeux d’argent. Mais tout le monde savait que ses dés étaient pipés.
— Dans ce cas, trinque au moins avec moi. C’est mon anniversaire aujourd’hui !
Il agita son lobe d’oreille, où était clipsée une étade bloucle d’oreille jaune. C’était une manière peu commune de porter cette pierre marqueuse du temps, et cela correspondait bien au personnage.
— Vraiment ? Tu aurais dû me le dire plus tôt, il manque un gâteau pour souffler tes bougies.
Il eut une moue d’incompréhension :
— Hein ? Des bougies ? Mais pour quoi faire ?
Olivia se mordit les lèvres : elle avait encore manqué une occasion de se taire.
— Allez, joyeux anniversaire ! dit-elle en frappant sa choppe contre celle de Boniface.
— C’est marrant, intervint Gustave assis à leur côté, je pensais qu’en vieillissant, tu prendrais du plomb dans la cervelle Boniface… mais en fait… non.
— Ha ha… très drôle…
Ils sirotèrent tranquillement le restant de leurs bières additionnées de liqueur de pêche : à Momo, on ne les buvait pas autrement. A peine terminé, Boniface fit signe au barman de leur remettre une tournée.
Au fur et à mesure que la salle se remplissait de saisonniers et de villageois, le volume des discutions augmenta jusqu’à virer en un bourdonnement assourdissant. Boniface s’était tourné vers un collègue barbu et échangeait sur les employeurs des environs. C’était le sujet de conversation numéro un parmi les sans-clans, et il ne s’écoulait pas une soirée sans que l’on évoquât les pourvoyeurs de travail des quatre coins du Luft — ceux qui payaient bien et ceux qu’ils valaient mieux éviter. Olivia aurait aimé être plus attentive et retenir quelques noms, à toute fin utile, mais les ressentis d’Alek la distrayaient inévitablement. Elle avait besoin de ces moments de communion avec lui. Il lui manquait au-delà de toute description.
— Tu as vu le nombre de sans-clans cette année ? Bigre ! C’est qu’ils se reproduisent plus vite que des blattes !
La personne qui avait parlé se tenait dans le dos d’Olivia, qui prit sur elle pour ne pas se retourner. Depuis que le lien s’était créé avec Alek, beaucoup de choses avaient changé. Du jour au lendemain, elle avait commencé à percevoir les différents dialectes. C’était très subtil, mais chaque langue possédait sa propre tonalité.
Et elle savait que l’homme derrière elle ne s’était pas exprimé en Lufzan.
— Tu as vu cette fille ? répondit son interlocuteur dans le même dialecte. Elle a la peau bien pâle pour une des leurs… Je te parie qu’elle ne prend pas plus de deux Becs pour une nuit.
L’autre s’esclaffa et Olivia sentit leurs deux regards lui bruler la nuque. Elle serra sa seconde choppe un peu plus fort et en vida la moitié du contenu d’un trait. Bientôt, les voix des deux Lufzans furent dissoute dans le bruit ambiant.
— Quand j’entends ce genre de crétins, il me démange d’user de mes poings, chuchota Boniface
Olivia afficha un visage impassible.
— Tu as compris ce qu’ils disaient ?
— Oui, c’est la langue du clan Motoba… j’ai grandi dans le sud.
A la façon dont il avait prononcé sa phrase, ce clan devait être connu au sein de l’Empire.
— Et toi, tu viens d’où ? lui demanda-t-il doucement.
— De nulle part.
Elle avait répondu plus sèchement qu’elle ne l’avait voulu. Il était hors de question de se mettre en danger pour satisfaire sa curiosité. A la minute où il l’a soupçonnerait d’être une femme Ivy, plus aucune amitié ne tiendrait. Comment réagirait un sans-clan ? La livrerait-il aux autorités du village contre rémunération ? L’éliminerait-il ? Ou, comme Brenair, chercherait-il à la séduire ? En repensant à la fin tragique du beau brun, Olivia ne put s’empêcher de se mordre les lèvres.
Elle voyait bien que Boniface cherchait à créer des liens avec elle. La journée, il n’était jamais loin à ramasser ses pêches. Il avait un corps fluet et agile, et travaillait vite. Lorsqu’il atteignait son quota, il s’attardait pour l’aider à finir plus vite. C’était un garçon jovial, et elle aurait aimé pouvoir échanger d’avantage que des banalités. Mais elle ne le pouvait pas… le risque était trop grand.
— As-tu déjà été dans une bibliothèque ?
Olivia releva la tête, étonné par cette soudaine question. Evidemment, qu’elle avait déjà mis les pieds dans une bibliothèque. En primaire, accompagné de sa classe ; puis en fréquentant les CDI de son collège et de son lycée. Elle ne lisait pas beaucoup, mais aimait l’atmosphère des rayonnages de livres, l’odeur du papier et de la moquette éliminée.
— Non, jamais.
Boniface baissa encore la voix, l’œil brillant d’excitation :
— Je sais où se trouve celle de Momo, je te montre demain si tu veux !
Il donnait l’impression de parler d’un endroit exceptionnel, si bien qu’Olivia ne put s’empêcher d’être piqué de curiosité. Elle acquiesça d’un hochement de tête, puis se leva lentement : il était l’heure d’aller se coucher.
Une cascade de cloches de cuivre tintèrent les unes contre les autres. Olivia se releva brusquement dans son lit et se frotta les yeux : il était cinq heure du matin et l’aube commençait tout juste à poindre au travers des vitres. Elle avait rêvé d’un lieu glaçant, une sorte de désert caillouteux jonchés de corps inertes. Des cadavres, sans doute, mais dans son rêve, elle n’avait pas osé aller voir de plus près. Elle avait vu Stronk, elle en avait la profonde conviction. La prison sans barreaux où Alek avait grandi. Comment avait-elle pu s’en faire une image si nette, alors qu’elle ne connaissait pas cet endroit ? Et cette odeur de mort… si réelle, qu’elle en avait encore la nausée. Est-ce que l’Ylure donnait le pouvoir de partager les rêves ? Olivia ajouta ce nouveau mystère à la longue liste de ses interrogations sans réponses.
Les autres femmes du dortoir le levaient une à une, marchant serviette à la main en direction de la salle commune aux ablutions. Olivia, suivant l’exemple de Totoche, attendait qu’elles aient toutes finie pour se laver à son tour. Elle en profita, comme chaque matin, pour aérer ses draps et passer un coup de chiffon sur sa table de nuit. Puis elle rassembla ses affaires et boucla son sac pour le mettre sous clef durant la journée.
Gustave les attendait à l’extérieur avec le petit déjeuner : de la confiture de pêche et une demi-miche de pain noir. Ils dégustèrent leurs tartines sur le chemin, et le vieux couple trouva le moyen de se chamailler sur la proportion idéale de fruits et de sucre. Lorsqu’il ne resta plus de pain, Totoche plongea sa cuillère dans le pot en verre et la tendit à Olivia :
— Tiens Corinne, picores-moi ça. Tu m’as l’air bien pâlotte aujourd’hui.
Olivia esquissa un sourire : Charlotte avait souvent de ces attentions toutes maternelles envers elle, et cela lui faisait chaud au cœur. Sa propre mère avait toujours été assez distante, ne sachant sans doute comment s’y prendre avec une enfant si mélancolique. Comme à chaque fois qu’elle pensait à sa vie d’avant, Olivia sentit une crispation l’envahir, accompagné d’un léger parfum de nostalgie.
Les trois sans-clans commencèrent le travail dans la fraicheur matinale, au milieu du verger qui embaumait la rosée. Boniface les avait rejoint et travaillait sur la même rangé d’arbres qu’Olivia : pied nu, le pantalon retroussé, il sifflotait, arrachant une à une les pêches à toute vitesse. Par certains côtés, il évoquait un caméléon en train de gober des mouches, avec son visage pointu et ses yeux globuleux. Baissant la tête, il croisa son regard et lui fit un clin d’œil conspirateur : il n’avait pas oublié, pour la bibliothèque.
Evidemment, Olivia se garda bien d’évoquer durant la journée ses plans à Gus et Totoche. Elle soupçonnait que les bibliothèques ne faisaient pas partie du nombre restreint de lieux recommandés aux sans-clans. Pour une fois, elle eut autre chose à penser qu’à sa triste situation. Elle tenta d’imaginer la configuration de la bibliothèque, peut-être un grande pièce tapissée d’étagères à moulures et encombré de piles d’ouvrages anciens. Les Lufzans utilisaient-ils uniquement l’alphabet latin ? Tilma ne le lui avait pas précisé : au camps de l’Est, Olivia avait aperçu quelques registres, utilisés essentiellement pour des besoins logistiques, et elle n’avait pas eu l’occasion de les consulter.
Quand la chaleur laissa enfin place à la douceur du soir, chacun descendit de son perchoir, la peau rougie par endroits, avant d’engager la lente marche jusqu’au village. Olivia visualisait déjà la bière bien fraîche qui l’attendait à l’auberge, après la douche salvatrice à l’eau claire. Elle envisageait même de s’offrir un bon repas, pourquoi pas une salade géante aux pêches confites.
En entrant dans la grange, elle eut un instant d’hésitation devant les casiers alignés en bas des escaliers menant aux deux dortoirs. Mais rapidement il n’y eut plus de doute : son casier avait été ouvert, la porte laissée ouverte. Et son sac avait disparu.
J'aime beaucoup ce qu'on apprend sur l'univers dans ce chapitre, avec à nouveau le problème des langues pour Olivia(c'est cool qu'elle arrive à discerner les différentes langues maintenant!) et la place des sans-clans dans la société.
Il y a la plupart des coquilles dans un autre commentaire donc je te signale juste une maladresse:
- « ce n’était pas officiellement interdit pour eux, pourtant cela aurait constitué une provocation que de s’y rendre » → je trouve la phrase un peu lourde, peut-être plutôt « il ne leur était pas officiellement interdit de s’y rendre, mais cela aurait constitué une provocation »
Je me dépêche de lire la suite!!!
A très vite !
J’ai remarqué une petite faute de frappe :
« Il agita son lobe d’oreille, où était clipsée une étade bloucle d’oreille jaune. » -> boucle
A +
Me voilà pour rattraper ces quelques chapitres de retard x)
J'ai souri lorsque tu as parlé de l'école, des CDI : ça sonne bizarre, dans ce monde 😄
Oh non ! Pourquoi on a volé son sac, et qui ?
Et ce Boniface... J'sais pas, je le sens pas trop, je trouve que ça ressemble à Brenair, et on va pas se mentir, c'était pas ouf, avec lui :/
Je me suis replongée avec délice dans ton univers en tout cas ^^ J'ai hâte de continuer, et de lire les péripéties d'Olivia et Alek pour (je l'espère 🤞) se retrouver ! ^^
Petites choses ^^
• "et d’apaiser sa soif, elle respecta l’interdiction et cueilli un nouveau fruit" → cueillit
• "elle était tout de même parvenue à économiser une dizaine de Becs, caché dans son soutien-gorge" → cachée (la dizaine ^^)
• "de plus en plus souvent titubante, s’effondrant toute habillé sur son lit en métal" → habillée
• "le volume des discutions augmenta jusqu’à virer en un bourdonnement assourdissant" → discussions
• "L’autre s’esclaffa et Olivia sentit leurs deux regards lui bruler la nuque" → brûler
• "Bientôt, les voix des deux Lufzans furent dissoute dans le bruit" → dissoutes
• "A la minute où il l’a soupçonnerait d’être une femme Ivy, plus aucune amitié" → où il la soupçonnerait
• "et elle aurait aimé pouvoir échanger d’avantage que des banalités" → davantage
• "Olivia releva la tête, étonné par cette soudaine question" → étonnée
• "En primaire, accompagné de sa classe ; puis en fréquentant les CDI de son collège" → accompagnée
• "si bien qu’Olivia ne put s’empêcher d’être piqué de curiosité" → piquée
• "il était cinq heure du matin et l’aube commençait tout juste à poindre au travers des vitres" → heures
• "d’un lieu glaçant, une sorte de désert caillouteux jonchés de corps" → jonché
• "Les autres femmes du dortoir le levaient une à une, marchant serviette à la main" → "se levaient", non ? ^^
• "suivant l’exemple de Totoche, attendait qu’elles aient toutes finie" → fini
• "Tiens Corinne, picores-moi ça." → picore-moi ^^
• "Olivia sentit une crispation l’envahir, accompagné d’un léger parfum" → accompagnée
• "la même rangé d’arbres qu’Olivia : pied nu, le pantalon retroussé" → rangée / pieds nus (il en a deux, je suppose ;p)
• "peut-être un grande pièce tapissée d’étagères à moulures et encombré" → une grande pièce / "encombrée" ou "encombrées", selon si tu parles de la pièce ou des étagères ^^
Je n'ai jamais écrit autant depuis que je suis sur PA et c'est grâce à des personnes comme toi. J'espère que la suite te plaira.
A+