Je n'avais pas dû somnoler bien longtemps. Quand j'ai rouvert les yeux, l'image de mon écran plasma se stabilisa, ranimant d'un coup la trombine du Général Lloyd Petraeus. Comme le dernier des faibles j'ai saisi ma télécommande et, durant quelques secondes, j'ai hésité à lever le son. Mon petit diable m'a dit : celui qui hésite, regrette souvent ! Pas faux ! Après tout, les dés étaient déjà jetés, le glas sonnait de toutes parts. J'ai donc fait ma curieuse. J'avais trop envie d'entendre les dernières fadaises de ce vieux monde putréfiant.
Point de vue grand-guignol, je ne fus absolument pas déçu.
Croyant tout savoir de la chasse à cour sans se douter qu'un jour fondrait sur lui l'hallali, Lloyd Petraeus me régala tant il se donnait de mal pour paraître encore un aigle alors que ses plumes lui collaient déjà au derche. Que restait-il de ce Général des Armées qui avait dû feuilleter plus d'une fois "L'art de la guerre" de Sun Tzu ? Soyons juste : une loquette de morue cramponnée à son pupitre ! À voir son uniforme maculé de plâtre, sa joue recousue et sa tête ceinte d’une cagoule pour grand brûlé, on imaginait que son bunker doré avait peiné à résister au choc foudroyant de la réaction en chaîne. Avec cet air groggy qui annonce le vieillard, il semblait avoir pris vingt ans lors du boum titanesque. De fait, afin d’attester son identité, le réalisateur cru bon de placer un insert de son portrait où on le voyait, nettement plus fringant, en train de jurer je ne sais quoi à je ne sais qui, devant le drapeau étoilé.
Dès l'abord, lèvres tremblantes, il se mit à bougonner que les ripostes ne servaient plus à rien.
- Super, vieux machin, il t'aura fallu l'Apocalypse pour que tu comprennes l'insanité du talion ! lui répondis-je, un rien surpris par mon tic sardonique.
Bref, d’après les derniers rapports qu’il venait de recevoir, presque tous les missiles Minuteman III intercontinentaux avaient été lancés, ainsi que les Trident II depuis la mer et les bombes stratégiques embarqués sur les B-52. À l’entendre, le doute n’était plus permis : le monde entier était en feu ! Et personne, absolument personne, à court ou moyen terme, n’en réchapperait.
Plus ou moins conscient de la banalité de son truisme, il fit alors une pause durant laquelle il épousseta la craie tenace qui imprégnait ses manches. Il s'escrimait ainsi contre cette petite colle tenace, quand subitement son trop-plein de gravité engendra l’insolite. Ni une ni deux, Lloyd Pétraeus avisa, tout sourire, quelqu’un qu’il semblait bien connaître et, délaissant son pupitre, il fit quelques pas pour aller à sa rencontre. Diligente, la caméra dézooma et l’on découvrit, stupéfait, qu'aucun individu ne se trouvait dans sa ligne de mire, si n’était peut-être dans son esprit un haut gradé imaginaire. Désinhibé à l’extrême, il ne se rendait plus compte de la dissociation de sa personnalité. Ni du fait qu’il commençait à saigner du nez. Il parla à cette abstraction un court instant, croyant dur comme fer papoter Bérézina ou armistice avec un vieux de la vieille. Et pour finir, il la félicita en lui tapant sur l’épaule, comme n’aurait pas mieux fait le mime Marceau.
C’est en voyant passer un F-22 Raptor en rase-mottes au-dessus de Washington, qu’il parvint à se ressaisir. Le tout dernier aéronef furtif, censé assurer la domination de l’US Air Force dans les cieux, en avait pris un sérieux coup dans l’aile. Il tanguait à travers les colonnes de fumée, semblait lutter pour éviter un 360° autour de son axe de roulis.
Partant lui-même en vrille, le Général se mit à applaudir le sang-froid du pilote. On le croyait avoir recouvré un semblant de lucidité, mais il ne put s’empêcher d’avoir ce nouveau geste déplacé : il tendit ses bras vers le ciel et agrippa les poignées fictives d’un cerf-volant afin d’en contrôler la supposée trajectoire.
Retrouvant une surnaturelle poussée aérodynamique, le F-22 Raptor ne s’écrasa pas et, validant le miracle, l’assistance poussa un ouf de soulagement. Supra jouasse d’avoir prêté main-forte à l’engin, Lloyd Petraeus s’exclama :
« Nous avions les meilleurs. Les meilleurs. Je n’ai aucun doute là-dessus ».
Sur ce, il revint vers son micro pour conclure son point de presse avec ces mots insensés :
« Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai rempli ma mission prophylactique du mieux que je pouvais. Non par goût du risque, mais afin de protéger bec et ongles notre fière nation. Comme les rescapés de l’Alaska et du Texas ont pu le constater, nous n’avons pas gagné la partie. Loin de là. Disons que nous avons exécuté pas mal de spares, mais qu’ils ont réussi quasiment tous leurs strikes. Cela s’appelle la guerre, mes amis, je n’y peux rien. Vous avez beau avoir le matériel le plus sophistiqué, la guerre, disait De Gaulle, c’est comme la chasse, sauf qu’à la guerre les lapins tirent aussi. Somme toute, mon honneur militaire reste sauf. Je viens d’avoir Yosbel Mayorkas, le secrétaire à la Défense, qui m’a assuré que j’avais agi avec diligence et un flegme de maître archer. C’est ce que je pense aussi. Nos ennemis ont été plus réactifs que nous ? Et alors quoi ? Je ne pouvais quand même pas souffler dans le cul de nos bombes pour qu’elles aillent plus vite ».
À ce moment-là, on entendit non loin plusieurs rafales de fusil d’assaut. Mû par un réflexe salvateur, le Général se plia aussitôt en deux derrière son pupitre. Lorsque les crépitements cessèrent, il se redressa d’un bloc et poursuivit son allocution délirante, cherchant cette fois à s’affranchir de l’imputabilité de ses actes :
« Alors, pour répondre à votre saloperie de question : suis-je en partie responsable de la fin du monde ? Suis-je punissable devant la cour pénale internationale ? Encore faudrait-il trouver l’architecte de génie capable de la reconstruire avec des cendres, cette illustre cour pénale. La Haye, Amsterdam, Utrecht, Eindhoven sont totalement rayée de la carte, chère Madame. Vous ne le saviez pas ? Et bien, je vous l’apprends. Plus sérieusement, je ne pense pas mériter d’être accusé de crimes contre l’humanité. Mes cinq étoiles ont fait le job, un point c’est tout. J’ai transmis docilement les ordres que j’avais reçus du Président des États-Unis que vous aviez élu vous-mêmes en majorité. Je ne suis par conséquent que le dernier maillon d’une longue chaîne de choix aussi absurdes qu’inconséquents. Vous pouvez me juger comme bon vous semblera. Vous pouvez. Mais pour tout vous dire, je m’en tamponne le coquillard. Tout autant, s’il vous reste un peu de sens moral, vous pouvez également demander des comptes à votre conscience. Même si cela me semble totalement superflu, puisque dans peu de temps, dans très peu de temps, il n’y aura plus un caucasien, plus un noir, plus un Chinois à juger sur cette planète ».
Et voilà que soudain, ses nerfs lâchèrent. L’homme de guerre devenu clown de guerre fut submergé par l’émotion :
« L’Histoire se termine ici, mes amis. L’ange exterminateur est passé et a dit : que les babouins retournent à la forêt vierge. Nous méritions cela. Oh que oui, bien plus que les dinosaures ne méritaient leur extinction. Pourquoi ? Parce que depuis six mille ans, la guerre a toujours été le jeu favori des peuples querelleurs. Nous avons fini par nous anéantir parce que nous sommes cupides, racistes et très cons par nature. Parce que nous avons l’impérialisme dans le sang et une gâchette trop sensible entre les roupettes. Parce que chacun d’entre nous a toujours fait corps avec sa stupide religion, sa stupide patrie, soit par atavisme, soit par amour excessif des foulées de Carl Lewis. Voilà, le bouquet final vient d’être tiré. Certains ont pu admirer la beauté mortelle de ces champignons qui ont illuminé notre ciel. Les plus nombreux, atomisés en un éclair, n’auront pas eu cette chance. Bientôt, mes chers compatriotes, nous ne serons plus. Il n’y aura plus personne pour venir fleurir notre tombe et honorer notre mémoire. Excusez-moi, mais je dois partir à présent, on m’attend en haut lieu. Je vous quitte sur ce dernier regret : Dieu aura vraiment perdu son temps à créer les étoiles, les papillons et les roses ».
D'un coup, un nouveau bandeau défila en bas de l'écran, nous avertissant de ceci : Vendredi noir - krach boursier mondial - le Nasdaq 100 chute de 93% !
WTF !
Inouï !
Succulent !
C'était là les émanantions mêmes de mon rêve : les cynocéphales, repus, nantis, rentiers, tous plumés, tous à poil comme Esther Williams, fuyant les villes, se carapatant ventre à terre pour chercher désespérément refuge dans la biosphère.
Je me suis tapé des barres, comme jamais.
Et c'était pas fini.
Contre toute attente, le Général Lloyd Petraeus ne partit pas. Baigné d’un calme étrange, il épongea durant quelques secondes ses mains moites avec un pan de sa chemise. Ce faisant, il marmonna cette supplique à fendre l’âme : viens me laver maman, le cul de ton fils n’est pas propre !
Puis les choses allèrent très vite. Il sortit une arme argentée de sa poche. Il la braqua sur sa tempe et tira, éclaboussant violemment les journalistes de Fox News et d’ABC News qui, ayant réchappé à l'hécatombe comme des scorpions que rien ne peut atteindre, s’apprêtaient à lui tendre leurs micros.
On entendit des cris horrifiés mélangés à des cris de panique, bientôt suivis d’une bousculade. Au cours de celle-ci, la caméra tomba à terre, crachota ses dernières ondes de chaleur.
Le noir et le silence envahirent subitement mon écran.
L’apparition de ces ténèbres hertziennes fut la dernière image émise sur tous les réseaux sociaux et télévisés américains.
RIP CNN ! Pareil au Général, je m’en suis foutu royalement.
J'ai ouvert une Budweiser et j'ai trinqué à la santé de mes dents jaunes. Il me restait sans doute peu de temps à vivre, mais je savais que je pourrais mourir tranquille.
Et pourquoi pas avec un fin sourire aux lèvres.
Puisque mon dédain du genre humain venait enfin de connaître son heure de gloire.
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Une pensée parasite est alors venue interrompre ma petite bouffée délirante.
Allez Stuart, bouge ton tralala, crache ton blues…
Quel blues ?…
Y a pas que toi sur terre…
C’est bien dommage !
Tes potes...
Ah, ça !
Fais pas l’autruche… T’es une autruche ?
Non, je ne crois pas…
Alors assume...
Voyons voir, qui connaissais-je encore à Washington DC ? Qui avait viré argile sur les marches égrugées du Capitole. Qui méritait que je me fende d’un éloge funèbre ? D’un silence éloquent ? Euh… qui...
Décidément, ma mémoire se diluait comme bitume au soleil.
Il est vrai qu'au fil des décades, mon abécédaire "tchin tchin, t'es mon sang" en avait pris un sérieux coup dans la mandibule. Victimes du dessèchement de mes indulgences, du charnier de mes valeurs obsolètes et de mes rancunes atermoyées, la plupart de mes vieilles branches étaient tombées l'une après l'autre dans mon broyeur de végétaux.
Voilà, continue… T’arrête pas...
Par acquis de conscience, je suis quand même allé chercher mon répertoire. D’une main de brocanteur, j'ai tourné tranquillement ses pages. Toutes gercées par manque de soin, leur aspect était déplorable. Elles sentaient même un peu mauvais. De l'alpha à l'oméga, on se serait cru dans les paperolles proustiennes : beaucoup de noms biffés, certains grattés jusqu’à l’encre, m'évoquaient vaguement la manie, la broutille de trop, le mot de travers. La coupe pleine ! Qui avait eu raison ou tort de triturer la bulle de l'autre jusqu'à la piqûre fatale ? J'étais perplexe. D'aucunes giboulées automnales m’avaient aidé à m'en laver les mains. Le sacrilège de fraternité est toujours une faillite commune dont on finit par se remettre.
C’est bien, ça… C’est honnête...
Voilà donc ce qu’il restait de mes amitiés d’antan, un grimoire d'enchantements évaporés. Les patronymes non caviardés me remémoraient bien quelques bons moments passés ici ou là : un bain de minuit en porte-jarretelles dans une mare verdâtre à Noël, une bouculade homérique dans les pissotières de Nashville, l'écho d'une rigolade inextinguible sous une pluie de grêlons ! Mais il fut un temps où les frasques de tempérament ne suffisaient plus à ravir mon idéal, où mon processus d'émancipation ne se satisfaisait plus d'encombrements. Autour de la quarantaine, je commençais déjà à être soûlé d'entendre ces litanies matérialistes au téléphone : alors, quoi de neuf... qu'est-ce que tu fais de beau... t'es sur quoi ! Je leur répondais crânement que je ne faisais pas grand-chose, à part à lire des bandes dessinées et jouer à des jeux vidéos. Pour ne pas froisser leur motif carriériste, j'évitais de leur dire que je m'intéressais dorénavant aux écrits de la Société théosophique, à ce syncrétisme liant bouddhisme, hindouisme, ésotérisme, dont la devise était : il n'y a pas de religion supérieure à la vérité ! Lassé d'entendre toujours les mêmes rengaines mâtinées de cacas nerveux au sujet de la hausse du carburant, des délits d'initiés, des fusillades de tarés à Colombine, mon esprit s'aventurait de plus en plus vers des mystiques nébuleuses. Dans les livres de Krishnamurti, de Douce Mère ou d’Isha Schwaller de Lubicz, je tentais d'écouter murmurer les secrets, d'entrevoir les rayons d'une source qui n'était pas dans mon intelligence. Parfois, j'aurais souhaité que quelqu'un m'accompagna quêter mon inaccessible étoile. Malheureusement mon intention de vouloir me débarraser de mes oripeaux d'homme n'avait jamais été suivie par personne. Lequel de mes camarades était parvenu à élever mon âme jusqu'à l'intuition claire, à m'offrir un billet, même low-cost, pour voyager dans l'astral ? Qui m'avait transcendé lors d’un breakfast en en me poétisant : tu deviens fou, Stuart, mais j'aime ta folie, elle mérite d'être vécue ?
Ça monte en puissance, t’arrête pas...
Sûrement pas Alpert Santis qui résidait dans le quartier de Takoma.
Chance pour Alpert, son affreux cholestérol l'avait fait fondre bien avant l'heure. Trois ans auparavant, j'avais vu par hasard sur le mur FB de Tania, sa femme, un ribambelle d'hommages et de condoléances. J'avais longuement tergiversé à lui poster un mot aimable pour prendre part à sa douleur. Et puis, j'avais laissé tomber, puisque de douleur je n’avais pas vraiment. Qu'est-ce qu'il me restait comme souvenir agréable de ce bon vivant qui n'avait jamais cherché à faire de son existence une œuvre d’art, ni à rendre belles les choses infimes ? J’étais plutôt esthète, il était irrévérencieux au possible, comme il passait au pas de charge devant les toiles de Gauguin, de Kees Van Dongen ou d’Egon Schiele, quand je l’invitais à me rejoindre au musée.
Pour fuir le bruit qui partout prenait le pouvoir, je lui faisais l’éloge de la marche, lui citait Hippocrate : la marche est le meilleur remède pour l’homme. Lui, voyageait à travers les faits divers tel un bœuf assis dans un vieux train pour bestiaux, acceptant sans broncher tous ses cahots. Souffrant d'une surcharge pondérale alimentée de Buffalo wings et de crèmes glacées, il est vrai que jusqu'à ses trente-cinq ans Alpert me faisait encore beaucoup rire. Digne de Rabelais, sa propension à l'autodérison était monumentale. Elle lui permettait de se prémunir contre toutes les attaques extérieures et à se guérir avant de tomber malade. Mais passé cette limite d'âge, il avait commencé à flirter avec le ridicule, et à lui mettre la bague au doigt. Plus vulgairement, il s’était mis à se prendre pour pour Gargantua en personne, devenant une parodie de roi juste et humaniste, afin de préserver la paix de son royaume intérieur. Doutant de plus en plus de l'existence d'un Dieu qui l'aurait créer aussi obèse, il s'était mis à croire en l'homme exagérement. Il sécrétait cette certitude comme le colimaçon de la coquille, pour mieux s’enfermer dedans. Un soir de Thankgiving bien arrosé, il s'était vanté de l'éventail chamarré de ses nouvelles relations. Il se targuait d’avoir des amis aussi bien démocrates que républicains, argentés que traîne-savates, xénophobes que philanthropes, saphistes qu'homophobes. Sa nouvelle marque de fabrique pour surnager sans honte dans ce monde vicié était la tolérance absolue, et sur cela il n’admettait plus aucune autre opinion que la sienne. Ce soir là, il m’avait traité ouvertement de raciste et de facho devant une trentaine de personnes. J’en avais été presque fier, et n’avais pas cherché à l’en dissuader. Mais pour clouer quand même un tantinet son bec, je lui avais balancé les yeux dans les yeux : oui, tu as raison, mais un raciste supra mégalo, oserais-je dire aussi énorme toi. Oecuménique ! Universel !
Orvile DeGeneres avait vécu naguère dans le quartier de Georgetown. Orville était un fervent apôtre de « l'amour c'est possible jusqu'au bout, suffit d'y croire ». Travailleur, instruit, probe jusqu'au bout des ongles, il avait misé toute son ambition sur un mariage exemplaire, craché au bassinet pour offrir à ses quatre gosses une éducation grand standing, distribué des paquets de muffins dans les maisons de retraite. Consultant en web analytique, bossant ses dix heures par jour sans moufter, il trouvait quand même parfois le temps un peu long, la télé, la tondeuse et les homes-runs rébarbatifs. Comme il avait un don inné pour le dessin, il avait demandé un jour à sa femme l'autorisation d'aller croquer des modèles nus dans un atelier avant-gardiste où les férus d'anatomie ne devaient rien cacher non plus à leurs modèles. Arriva ce qui arriva. Du jour au lendemain, suite à une séance "Origine du monde", il avait suivi la vulve d'une BBW incendiaire, vierge sage vierge folle, qui lui en avait fait voir de toutes les couleurs et collé un marmot aux oreilles décollées totalement abruti.
Joyce, sa femme, devait toujours longer les murs de Georgetown. Mais est-ce que j’avais vraiment aimé les macaronis au fromage de Joyce au point de pleurer sa perte ? Parcheminée d'alcool, anéantie par ses fausses allégresses, cela faisait bien longtemps que l’existence de cette pauvresse s’était vidée de toutes significations. Ayant perdu son homme parfait, son éthique, son système de valeurs, elle avait dû accepter depuis un bail l’idée de sa propre mort. En chien de fusil au fond de ses brumes, au moins n’aura t-elle pas senti grand-chose, me suis-je dit, un rien peiné.
S'il n'était pas parvenu à en réchapper, Mandafrina, lui, me manquerait sûrement. Il était le seul à avoir eu la noblesse de respecter mon échappée belle et mes vœux de silence. Afin de préserver cet attachement platonique, nous nous étions promis de nous souvenir seulement de ce qu’avait été notre amitié, sans jamais rêver à qu’elle aurait pu devenir. Par décence, nous nous étions aussi fait le serment que nous n’irions pas à l’enterrement de l’un ou l’autre, ni ne fleuririons jamais nos dalles de fleurs trop belles pour nous.
Contrairement à tous les autres, Mandrafina avait eu un vrai chemin de vie. Quitte à se tromper souvent, à rouler ses idées dans la fange, il n’avait jamais cherché à pommader son bon fond naturel pour mourir avec la plus belle auréole. Il avait simplement laissé vivre son coeur comme si son esprit en était l’hôte. Son parcours philosophique et spirituel avait toujours été jonché de volte-face qui l'avait mené de la lumière aux ténèbres, et réciproquement.
Né dans un bidonville de Buenos Aires, fils d’une prostituée au coeur d’or et d’un père aux mains charitables, sa prime jeunesse s’était passée à comprendre mieux que personne ce que voulait dire : aimer son prochain mieux que soi-même ! Apprenant bien à l’école et se découvrant le don de secourir tous les amochés alentour, vers l’âge de onze ans il jurait à ses amis qu'il allait devenir un grand chirurgien, dans le but de sauver des milliers de vies humaines. À dix-sept ans, il se décréta missionnaire et monta une soupe populaire où il disait la messe, lavait les pieds des enfants drogués, offrait le Maté aux vieillards. À vingt-trois ans, il fut à deux doigts de renoncer à la société et de revêtir la toge du sâdhu pour se consacrer à la moksha, la libération de l'illusion et la dissolution dans le divin. Et puis arriva le conflit des Malouines où il perdit deux de ses frères. Ce traumatisme déclencha aussitôt en lui une abomination envers ceux qui l’avaient déclaré. Juste avant son incorporation, il se déclara objecteur de conscience, et fut condamné à plusieurs mois de prison, incarcéré. Après plusieurs grèves de la faim, où ses os et sa peau ne pesaient presque plus rien, il fut finalement renvoyé de l'armée car jugé indigne de figurer plus longtemps dans ses rangs. Être prêt à mourir pour ne pas blesser ou tuer un inconnu avait été pour Mandrafina comme un triomphe à lui seul contre les légions romaines. C'est durant son incarcération qu'il commença à rédiger une Encyclopédie anarchiste ayant pour objet de combattre l'esprit belliciste, de flétrir et de déshonorer la guerre, d'en dénoncer les redoutables et douloureuses conséquences. C'est également à cette époque qu'il découvrit les écrits de Lévi-Strauss sur la barbarie inhérente à nos cerveaux azimutés. Selon Strauss, l'Humanité et ceux qui s'en répondaient, l'Humanité abusée par un faux évolutionnisme était vouée à une irrémédiable décadence du fait d'un rejet radical de la diversité culturelle sous toutes ses formes : morales, religieuses, sociales, esthétiques, auxquelles aucun individu ne pouvait s'identifier car trop éloignées de ses références. Depuis que l'homme se croyait l'Homme, ses valeurs humanistes avaient toujours cessé aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village. Pour Mandrafina, cette révélation avait agi comme un électrochoc. Excessif en diable, à partir de cette date il ne fut plus seulement braqué contre les décideurs de guerre mais aussi contre tous les pauvres types, assaillants aussi bien qu’offensés, qui y participaient. Son âme réprouva également tous les planqués qui la laissaient faire, qu'ils soient sourds ou aveugles, culs-de-jatte ou paraplégiques. Et enfin, il se mit à lancer des regards noirs à tous les enfants qu'il croisait dans la rue, convaincu mordicus qu'ils deviendraient un jour ou l'autre les bras armés de la sauvagerie atavique. Migrant en Amérique, durant les années qui suivirent il devint de plus en plus provocateur, de plus en plus réactionnaire. Mais surtout, il devint très susceptible et cupide et insensible au malheur d'autrui. Rincé enfin de l'existence, de sa femme, de ses gosses, de ses amis, du monde entier, il devint un membre actif du VHEMT (Voluntary Human Extinction Movement), comme il souhaitait sans pâlir l'anéantissement de notre espèce, laquelle était selon lui la plus incompatible et corrosive à la biopshère et à toutes les autres espèces.
Alors que j’étais étudiant en littérature anglaise, c’est posté devant son chevalet que je l’avais connu au coin d’une rue de Tucson. Il était vêtu d’une blouse barbouillée de giclures, d’un chapeau melon, et portait au-dessus des lèvres une moustache en croc rappelant celle de Dali.
Alors qu'il traînaît sa noire tristesse du côté de Madrid, il était presque tombé en syncope face au Guernica de Picasso. Cette vaste fresque empreinte de violence, de douleur, de mort et d’impuissance, avait agit sur lui comme un révélateur. Dès sa sortie du musée Reina Sofia, il s’était empressé d’aller acheter de la gouache et un lot de petites toiles. Puis, cadenassé dans sa chambre minable, il avait peint non-stop durant un mois, buvant beaucoup de vin, ne se sustentant que de cacahuètes et d’olives. Guernica lui avait offert la fièvre qu’il attendait pour extérioriser ses penchants atrabilaires envers l'humanité. Les cafards qui grouillaient sur ses murs lui avaient fourni l’inspiration pour engendrer sa thématique : qu’ils soient bons ou mauvais, les hommes ne sont que des insectes dotés d’un caractère !
Empruntant au maniérisme d'Arcimboldo, il avait commencé à les portraiturer naïvement avec des têtes de scarabée, de punaise, de criquet, de chenille, de termite. Ses trognes bardées d'antennes, de pseudopupilles et autres mandibules bavaient sur des paysages diffractés représentant un déluge de cailloux, une échelle enflammée, un train qui déraille. Enfin avec ses doigts, il ripolinait le tout de couleurs criardes, agrémentait telle partie de bavochures, de crachats et d’esquilles excrémentielles du jour, qu’il camouflait dans un petit flacon parfumé à la rose lorsqu’il peignait en public.
- Tu aimes, m’avait-il demandé ?
- C’est pas commun ! Ça en jette !
- Je sais que ce n'est pas de l'Art. Je sais que c'est du grand n'importe quoi. Mais ils se reconnaissent. Ça se vend comme des samosas.
Parmi ses nombreux talents Mandrafina possédait aussi l'art du pamphlet. Tentant de fédérer à cette époque une communauté d’amis, j’avais fini par lui présenter Orville et Alpert. Mais le courant n’était pas passé. Un jour Mandrafina m’avait tendu une feuille sur laquelle il avait écrit au coin d’une table ce que lui avait inspiré mes copains d’infortune :
« Tu vois, tu crois vivre dans la blancheur, tes meubles sont blancs, tu penses blanc, tu pries blanc. Tu crois être heureux. Un petit drapeau immaculé flotte sur ta tête qui invite autrui à te suivre. Tu rayonnes sur ton chemin, ton magnétisme séduit les lucioles, les désemparés, les velléitaires. Toutefois, insidieusement, ton âme se laisse happer par la noirceur du monde. Quel écoeurement ! Plus d'autre choix que d'être dégoûté. Tu l'ignores encore, mais cette première indignation signera ton déclin. Au nom du blanc, tu y sacrifieras ton alphabet, tes dogmes, ta pureté primaire. Tu deviendras blanc/gris. Et puis un beau jour, patatras ! Par gourmandise, par caméléonisme, tu te prendras toi aussi les pieds dans le tapis. La faute arrivera. Grave. Irrémissible. Car en définitive, tu n'étais qu'un petit Saint de pacotille. Comme toi, presque tous les hommes veulent le bien du monde, ils en élisent même parfois des dictateurs pour parvenir à leur fin. Mais dès que cela vire au grabuge, tournez casaque. L'interrupteur s'éteint, bye bye la liberté, la fraternité, les chaussons douillets. La trouille ou l'héroïsme chevillés au corps, ils deviennent paumés, ne savent plus, et sombrent quoi qu'il arrive dans le premier marais sentant l'oeuf pourri. Prends à présent n'importe quel bain de sang, saturé de tripes à l'air, de cervelles explosées, de bébés étripés et brûlés devant leur mères violées. Une fois signé l'armistice, combien de fois as-tu entendu « plus jamais ça » ? Réponse : inutile de compter. La mémoire qu'encombrent mille choses futiles ne retient rien des désastres. Chaque guerre est le rhyzome de la prochaine, chaque guerre devient un parangon pour des tordus sans principes prêts à assassiner des foules sans mémoire. Les hommes passent leur vie à s'engager pour de nobles causes, à vociférer contre les rentiers, les pollueurs, les féminicides, les migrants, la tauromachie, la grêle, la canicule. Mais que se pointe à l'improviste un tigre exalté de sang et soudain leurs bouches se taisent. Elle s'abandonnent dans la poix, acceptent le fatalisme. En temps de paix : mort à tous les salauds qui n'ont pas choisi la voie du blanc. Mais pour la guerre : motus et bouche cousue ! Neutralité ! Esquivons les bastos ! Laissons le tigre liquider son lot de femmes, d'enfants, de vieillards, et attendons sagement, pourquoi pas, qu'il se chope le typhus ! »
C’est bien d’avoir accouché tout ça… Tu n’es pas trop bouleversé ?
Non. C’est ma vérité. Je m’y suis habitué.
Tu as entendu ?
Quoi ?
Je crois bien que les explosions reprennent...
Il manque un S à chaussettes ;-)...
Bon, je meuble encore pour que mon commentaire fasse les minimum cent cinquante caractères requis :-)...
Je ne vais pas te mentir puisque c'est déjà la fin du monde. Tu vois ces particules de plastique et de radon qui s'immiscent dans nos poumons et les encrassent de miévreries abêtissantes. Ah Ah Ah ! Ce récit est carrément déprimant. L'ambiance est délétère et très présente. Cela nous happe de désespoir. Ce vieux schnock est vraiment rasoir et à la fois, je sourie de son comportement de vieil ermite désabusé. Il manquerait un peu d'humour. A ce que comprends, ce récit n'a pas vraiment et est juste un constat. Voilà, voilà. J'ai fini ma diatribe un peu soulante.
A la revoyure.
Je ne sais si je dois aimer ou détester ton personnage. Peut-être les deux à la fois tant il fait preuve d'une lucidité cynique, parfois touchante et assez juste. Les autres sont dans le déni, ce système de défense inconscient qui les protège de l'indicible et nourrit un espoir pour contrer le désespoir. Ton personnage n'est pas désespérer, je le ressens comme un homme en colère. Un homme qui a vu arriver la catastrophe et qui, tel un spectateur a simplement regardé, puis constaté la pertinence de ses observations. Cette analyse le place de fait au centre de l'histoire mais n'en fait pas pour autant un héro. Car en réalité, il est bien à l'image de ce monde qui s'effondre : individualiste, consommateur et asocial. Il est en conscient, tout son attitude le démontre, ce qui rend le trait encore plus noir.
C'est excellent !
Juste une remarque :
- En son midi le plus clair : juste une virgule après.
A très bientôt
Je ne sais plus si je t'avais déjà demandé la possibilité de t'appeler ? Afin de te poser quelques questions. Je t'embrasse. Bien à toi !