Je n'avais pas dû somnoler bien longtemps. Quand j'ai rouvert les yeux, l'image de mon écran plasma se stabilisa, ranimant d'un coup la trombine du Général Lloyd Petraeus. Comme le dernier des faibles j'ai saisi ma télécommande et, durant quelques secondes, j'ai hésité à lever le son. Mon petit diable m'a dit : celui qui hésite, regrette souvent ! Pas faux ! Après tout, les dés étaient déjà jetés, le glas sonnait de toutes parts. J'ai donc fait ma curieuse. J'avais trop envie d'entendre les dernières fadaises de ce vieux monde putréfiant.
Point de vue grand-guignol, je ne fus absolument pas déçu.
Croyant tout savoir de la chasse à cour sans se douter qu'un jour fondrait sur lui l'hallali, Lloyd Petraeus me régala tant il se donnait de mal pour paraître encore un aigle alors que ses plumes lui collaient déjà au derche. Que restait-il de ce Général des Armées qui avait dû feuilleter plus d'une fois "L'art de la guerre" de Sun Tzu ? Soyons juste : une loquette de morue cramponnée à son pupitre ! À voir son uniforme maculé de plâtre, sa joue recousue et sa tête ceinte d’une cagoule pour grand brûlé, on imaginait que son bunker doré avait peiné à résister au choc foudroyant de la réaction en chaîne. Avec cet air groggy qui annonce le vieillard, il semblait avoir pris vingt ans lors du boum titanesque. De fait, afin d’attester son identité, le réalisateur cru bon de placer un insert de son portrait où on le voyait, nettement plus fringant, en train de jurer je ne sais quoi à je ne sais qui, devant le drapeau étoilé.
Dès l'abord, lèvres tremblantes, il se mit à bougonner que les ripostes ne servaient plus à rien.
- Super, vieux, il aura fallu l'Apocalypse pour que tu comprennes l'insanité du talion ! lui répondis-je, un rien surpris par mon tic sardonique.
Bref, d’après les derniers rapports qu’il venait de recevoir, presque tous les missiles Minuteman III intercontinentaux avaient été lancés, ainsi que les Trident II depuis la mer et les bombes stratégiques embarqués sur les B-52. À l’entendre, le doute n’était plus permis : le monde entier était en feu ! Et personne, absolument personne, à court ou moyen terme, n’en réchapperait.
Plus ou moins conscient de la banalité de son truisme, il fit alors une pause durant laquelle il épousseta la craie tenace qui imprégnait ses manches. Il s'escrimait ainsi contre cette petite colle tenace, quand subitement son trop-plein de gravité engendra l’insolite. Ni une ni deux, Lloyd Pétraeus avisa, tout sourire, quelqu’un qu’il semblait bien connaître et, délaissant son pupitre, il fit quelques pas pour aller à sa rencontre. Diligente, la caméra dézooma et l’on découvrit, stupéfait, qu'aucun individu ne se trouvait dans sa ligne de mire, si n’était peut-être dans son esprit un haut gradé imaginaire. Désinhibé à l’extrême, il ne se rendait plus compte de la dissociation de sa personnalité. Ni du fait qu’il commençait à saigner du nez. Il parla à cette abstraction un court instant, croyant dur comme fer papoter Bérézina ou armistice avec un vieux de la vieille. Et pour finir, il la félicita en lui tapant sur l’épaule, comme n’aurait pas mieux fait le mime Marceau.
C’est en voyant passer un F-22 Raptor en rase-mottes au-dessus de Washington, qu’il parvint à se ressaisir. Le tout dernier aéronef furtif, censé assurer la domination de l’US Air Force dans les cieux, en avait pris un sérieux coup dans l’aile. Il tanguait à travers les colonnes de fumée, semblait lutter pour éviter un 360° autour de son axe de roulis.
Partant lui-même en vrille, le Général se mit à applaudir le sang-froid du pilote. On le croyait avoir recouvré un semblant de lucidité, mais il ne put s’empêcher d’avoir ce nouveau geste déplacé : il tendit ses bras vers le ciel et agrippa les poignées fictives d’un cerf-volant afin d’en contrôler la supposée trajectoire.
Retrouvant une surnaturelle poussée aérodynamique, le F-22 Raptor ne s’écrasa pas et, validant le miracle, l’assistance poussa un ouf de soulagement. Supra jouasse d’avoir prêté main-forte à l’engin, Lloyd Petraeus s’exclama :
« Nous avions les meilleurs. Les meilleurs. Je n’ai aucun doute là-dessus ».
Sur ce, il revint vers son micro pour conclure son point de presse avec ces mots insensés :
« Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai rempli ma mission prophylactique du mieux que je pouvais. Non par goût du risque, mais afin de protéger bec et ongles notre fière nation. Comme les rescapés de l’Alaska et du Texas ont pu le constater, nous n’avons pas gagné la partie. Loin de là. Disons que nous avons exécuté pas mal de spares, mais qu’ils ont réussi quasiment tous leurs strikes. Cela s’appelle la guerre, mes amis, je n’y peux rien. Vous avez beau avoir le matériel le plus sophistiqué, la guerre, disait De Gaulle, c’est comme la chasse, sauf qu’à la guerre les lapins tirent aussi. Somme toute, mon honneur militaire reste sauf. Je viens d’avoir Yosbel Mayorkas, le secrétaire à la Défense, qui m’a assuré que j’avais agi avec diligence et un flegme de maître archer. C’est ce que je pense aussi. Nos ennemis ont été plus réactifs que nous ? Et alors quoi ? Je ne pouvais quand même pas souffler dans le cul de nos bombes pour qu’elles aillent plus vite ».
À ce moment-là, on entendit non loin plusieurs rafales de fusil d’assaut. Mû par un réflexe salvateur, le Général se plia aussitôt en deux derrière son pupitre. Lorsque les crépitements cessèrent, il se redressa d’un bloc et poursuivit son allocution délirante, cherchant cette fois à s’affranchir de l’imputabilité de ses actes :
« Alors, pour répondre à votre saloperie de question : suis-je en partie responsable de la fin du monde ? Suis-je punissable devant la cour pénale internationale ? Encore faudrait-il trouver l’architecte de génie capable de la reconstruire avec des cendres, cette illustre cour pénale. La Haye, Amsterdam, Utrecht, Eindhoven sont totalement rayée de la carte, chère Madame. Vous ne le saviez pas ? Et bien, je vous l’apprends. Plus sérieusement, je ne pense pas mériter d’être accusé de crimes contre l’humanité. Mes cinq étoiles ont fait le job, un point c’est tout. J’ai transmis docilement les ordres que j’avais reçus du Président des États-Unis que vous aviez élu vous-mêmes en majorité. Je ne suis par conséquent que le dernier maillon d’une longue chaîne de choix aussi absurdes qu’inconséquents. Vous pouvez me juger comme bon vous semblera. Vous pouvez. Mais pour tout vous dire, je m’en tamponne le coquillard. Tout autant, s’il vous reste un peu de sens moral, vous pouvez également demander des comptes à votre conscience. Même si cela me semble totalement superflu, puisque dans peu de temps, dans très peu de temps, il n’y aura plus un caucasien, plus un noir, plus un Chinois à juger sur cette planète ».
Et voilà que soudain, ses nerfs lâchèrent. L’homme de guerre devenu clown de guerre fut submergé par l’émotion :
« L’Histoire se termine ici, mes amis. L’ange exterminateur est passé et a dit : que les babouins retournent à la forêt vierge. Nous méritions cela. Oh que oui, bien plus que les dinosaures ne méritaient leur extinction. Pourquoi ? Parce que depuis six mille ans, la guerre a toujours été le jeu favori des peuples querelleurs. Nous avons fini par nous anéantir parce que nous sommes cupides, racistes et très cons par nature. Parce que nous avons l’impérialisme dans le sang et une gâchette trop sensible entre les roupettes. Parce que chacun d’entre nous a toujours fait corps avec sa stupide religion, sa stupide patrie, soit par atavisme, soit par amour excessif des foulées de Carl Lewis. Voilà, le bouquet final vient d’être tiré. Certains ont pu admirer la beauté mortelle de ces champignons qui ont illuminé notre ciel. Les plus nombreux, atomisés en un éclair, n’auront pas eu cette chance. Bientôt, mes chers compatriotes, nous ne serons plus. Il n’y aura plus personne pour venir fleurir notre tombe et honorer notre mémoire. Excusez-moi, mais je dois partir à présent, on m’attend en haut lieu. Je vous quitte sur ce dernier regret : Dieu aura vraiment perdu son temps à créer les étoiles, les papillons et les roses ».
D'un coup, un nouveau bandeau défila en bas de l'écran, nous avertissant de ceci : Vendredi noir - krach boursier mondial - le Nasdaq 100 chute de 93% !
Parfait ! Inouï ! Succulent ! C'était là les émanantions mêmes de mon rêve : les cynocéphales plumés, nantis, rentiers, repus, tous à poil comme Esther Williams, fuyant les villes ventre à terre, cherchant désespérément refuge dans la biosphère.
Je me suis tapé des barres, comme jamais.
Et c'était pas fini.
Contre toute attente, le Général Lloyd Petraeus ne partit pas. Baigné d’un calme étrange, il épongea durant quelques secondes ses mains moites avec un pan de sa chemise. Ce faisant, il marmonna cette supplique à fendre l’âme : viens me laver maman, le cul de ton fils n’est pas propre !
Puis les choses allèrent très vite. Il sortit une arme argentée de sa poche. Il la braqua sur sa tempe et tira, éclaboussant violemment les journalistes de Fox News et d’ABC News qui, ayant réchappé à l'hécatombe comme des scorpions que rien ne peut atteindre, s’apprêtaient à lui tendre leurs micros.
On entendit des cris horrifiés mélangés à des cris de panique, bientôt suivis d’une bousculade. Au cours de celle-ci, la caméra tomba à terre, crachota ses dernières ondes de chaleur.
Le noir et le silence envahirent subitement mon écran.
L’apparition de ces ténèbres hertziennes fut la dernière image émise sur tous les réseaux sociaux et télévisés américains.
RIP CNN ! Pareil au Général, je m’en suis foutu royalement.
J'ai ouvert une Budweiser et j'ai trinqué à la santé de mes dents jaunes. Il me restait sans doute peu de temps à vivre, mais je savais que je pourrais mourir tranquille, et pourquoi pas avec un fin sourire aux lèvres.
Puisque mon dédain du genre humain venait enfin de connaître son heure de gloire.
Bon, en attendant, je meuble pour que mon commentaire fasse les cent cinquante caractères, a minima :-)...
Baroud d’honneur pour le généralissime, prise de parole délirante et pourtant pathétique, le rideau tombe. Je note tout de même que les journalistes de Fox News et d’ABC News, ont échappé par miracle à l’hécatombe, ils sont comme les scorpions que rien ne peut atteindre. Ton misanthrope peut savourer sa bière, les dés sont jetés.
Juste une remarque :
- la guerre, disait De Gaulle, c’est comme la chasse. Sauf qu’à la guerre les lapins tirent aussi : une virgule à la place du point après chasse ?
À bientôt
Pas de doute, ça fonctionne, c’est clair, fluide, le langage brut du narrateur nous heurte et nous interpelle tout autant que l’action en cours. Franchement, ta plume m’avait manqué et j’ai hâte de découvrir (re) la suite.
Amicalement