— J’irai vous conduire à l’école demain, leur dit Louis au souper.
L’homme un peu austère tentait tant bien que mal d’adoucir la tension qui régnait dans la pièce. Ses yeux gris allaient et venaient entre les deux adolescents, un air hésitant sur son visage qu’il n’arrivait pas à dissimuler.
— D’accord, merci, répondit en souriant Talia, alors qu’Alaric gardait le silence en picorant dans son assiette.
Voyant que la conversation n’irait nulle part, leur tuteur retourna au silence, qu’il préférait largement. Il n’avait jamais été doué pour le contact humain. S’occuper, autant que ses capacités le lui permettaient, des deux adolescents et leur fournir un support émotionnel stable n’était pas quelque chose d’aisé pour lui.
Ces derniers n’avaient plus de famille. Il ne restait que lui, lointain ami de leurs parents, à qui il avait promis de prendre en charge leurs enfants si quelque chose leur arrivait. Louis avait passé sa scolarité avec leur père, mais leurs chemins s’étaient séparés après la vingtaine. À l’époque, il avait fait cette promesse sans vraiment réfléchir. À ses yeux, rien ne pouvait leur arriver, c’était tout simplement inconcevable.
Le destin lui avait prouvé qu’il avait eu tort de faire cette promesse à la légère, sans réfléchir ne serait-ce qu’un peu à ce qu’elle impliquait.
L’homme savait que ces gamins lui tenaient rancune d’avoir mis près de cinq ans après la mort de leurs parents à les prendre en charge. Peut-être ressentait-il lui-même une petite pointe de culpabilité, même s’il essayait de se convaincre que ce n’était pas sa faute, les démarches avaient été un véritable enfer, après tout. Mais, chaque jour, en croisant leurs regards accusateurs, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait mis trop de temps. Qu’il s’était trouvé des excuses pour retarder le moment où il les prendrait en charge. Qu’il les avait, au final, abandonnés. Son accord avec leurs parents n’avait été qu’officieux, des paroles dites sur le moment. Et ils avaient été perdus dans le système, ce fichu système, qui semblait avoir fait plus de mal que de bien aux deux orphelins.
Louis avait beaucoup plus de mal à gérer Alaric, plus volatile que sa sœur. Au fond de lui, il aimerait que l’adolescent lui fasse confiance. Qu’il ne lui renvoie pas constamment en pleine figure son incompétence et ses maladresses.
Ressentant un regain de détermination, Louis tenta une approche :
— Je suis sûr que tout va bien aller, c’est un bon établissement, très réputé et …
— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? explosa le jeune homme en laissant tomber sa fourchette dans son assiette.
C’était loupé.
Le plus jeune et le plus vieux s’affrontèrent du regard un moment. Louis se braqua aussitôt, une vague d’irritation le submergeant, le rendant aveugle à la détresse dans le regard du garçon. Tout ce qu’il voyait, c’était sa colère.
— Tu en n’as rien à faire de nous ! Dans quelques mois, il faudra encore partir pour te suivre on ne sait où, continua Alaric, profitant du silence de leur tuteur. Ou pire, tu as juste hâte qu’on ait 18 ans pour avoir la paix !
La mâchoire de l’homme se serra alors qu’il tentait de gagner cette bataille de regards noirs avec l’adolescent. Il n’était définitivement pas un bon diplomate. Ou tout simplement parent. Il n’avait jamais voulu l’être.
Alaric sembla attraper cette pensée, comme s’il pouvait lire ce qui trottait dans son esprit, d’un simple regard. Se levant brusquement, le jeune homme quitta la pièce. Louis jeta un coup d’œil sur Talia, qui avait continué de manger, les yeux rivés dans son assiette. Mais la tension sur son visage, son regard dur, ses poings crispés, lui firent comprendre qu’elle n’était pas aussi sereine qu’elle le laissait paraître.
En fait, la colère froide de l’adolescente le happa de plein fouet. Avant de dire quelque chose qu’il risquait de regretter, l’homme se leva à son tour et alla s’enfermer dans son bureau.
— Quels petits ingrats, persiffla-t-il, avant de ressentir aussitôt des remords.
X
Alaric entendit les légers coups à sa porte et alla ouvrir. Il était peut-être toujours en colère, mais celle-ci n’était pas dirigée contre sa sœur. Il ne voulait pas lui faire la gueule.
Celle-ci entra, munie de l’assiette à peine touchée. Elle le lui mit de force entre les mains, avec des couverts. Puis, elle alla s’asseoir sur son lit, investissant les lieux comme elle avait l’habitude de le faire, peu importe où ils se trouvaient.
— Mange, tu en as besoin, lui ordonna-t-elle.
Pour la forme, il bouda. Il était cependant plus sage d’obéir, ainsi s’asseya-t-il sur la chaise de son bureau. Son estomac noué protestait, mais il savait qu’il allait le regretter plus tard s’il ne se nourrissait pas assez. L’adolescent avait tendance à s’en priver. De vieux réflexes difficiles à défaire.
— Ce n’était pas très malin, on doit rester avec lui encore pendant un certain temps.
— Je sais, marmonna-t-il.
Elle avait raison. Mais il n’avait jamais aimé Louis, même si c’était grâce à lui qu’ils étaient sortis de plusieurs années de misère et d’incertitude. Peut-être était-ce parce qu’il était le seul lien qui leur restait avec leurs parents. Ou bien il ne pouvait tout simplement pas s’empêcher de voir tout ce qu’il faisait de travers, parce qu’il avait besoin de reporter sa colère sur quelqu’un.
L’homme n’était pas parfait, et il ne demandait pas à ce qu’il le soit. Mais il leur avait promis quelque chose qu’il avait fini par oublier. De la stabilité. La certitude qu’ils n’allaient pas être jetés. Il leur avait fait miroiter pas mal de promesses, tout ça pour les faire passer en deuxième, comme s’ils étaient de simples valises.
Mais Alaric savait qu’ils faisaient partie des chanceux, au final. Beaucoup de ceux et celles qu’ils avaient côtoyés étaient encore coincés dans un système qui n’était pas adapté pour eux.
— Je vais faire un effort, finit-il par dire, du bout des lèvres.
Évidemment, pour elle, il allait essayer de le faire. Il ne voulait pas qu’elle soit tourmentée à cause de son caractère difficile. Talia parut satisfaite. De toute manière, elle savait qu’elle gagnerait toujours.
— Ne te couche pas trop tard, je n’ai pas envie de te tirer du lit demain matin, espèce de marmotte, lui dit-elle en rigolant et lui tirant la langue.
Il lui fit les gros yeux mais ne put empêcher le léger sourire coupable étirer ses lèvres. L’estomac encore trop noué, il ne réussit pas à tout manger. Allant porter et nettoyer son assiette, son regard s’arrêta sur la porte du bureau de Louis, sous laquelle un rayon de lumière fusait.
Pendant un instant, en repensant à Talia, il songea à aller s’excuser. Une bouffée de rancœur le prit. Ce n’était probablement pas le bon moment, ils risquaient certainement de faire s’envenimer la situation s’ils n’étaient pas tous les deux calmes.
Montant se coucher, Alaric s’assura que sa sœur était bien dans son lit, par l’entrebâillement de sa porte, avant de retourner dans sa chambre. Même si c’était elle qui le rassurait le plus souvent, il prenait toujours soin de vérifier qu’elle allait bien, le soir, avant d’aller dormir. Il savait pertinemment que rien ne pouvait lui arriver ici, mais ils avaient vécu de sales périodes.
Il chassa aussitôt ces pensées et alla se coucher.
Cette nuit-là, encore, il ne dormit pas très bien. Ce fut même pire. Des cauchemars prenaient possession des brefs moments où il arrivait à fermer les yeux. Il était deux heures du matin quand il se retrouva à fixer le plafond, le cœur battant. Il n’était plus vraiment nerveux, mais plutôt résigné, quand il s’agissait de broutilles comme aller en classe, ce n’était donc définitivement pas la reprise des cours qui le mettait dans cet état. La colère qu’il avait ressentie durant le souper et un peu plus tard dans la soirée était revenue en force, alimentée par cette sensation de malaise qu’il ne parvenait pas à faire disparaître.
Tournant dans son lit, le jeune homme finit par abandonner. Il savait pertinemment ce qui le troublait. Il fallait qu’il en ait le cœur net.
Silencieusement, il se leva et s’habilla. Agrippant sa veste et une lampe de poche, il sortit de la maison. Celle-ci était plutôt vieille et pleine d’écho, mais il avait le pas léger. L’adolescent attendit d’atteindre la rangée d’arbres avant de laisser jaillir le faisceau de lumière, pour éviter de se prendre les pieds dans les racines. Hésitant quelques secondes, il traversa les arbustes, prenant cette fois soin de ne pas se griffer la peau. Une lumière s’alluma à une fenêtre à l’étage, sans qu’il ne la vît.
Talia ne sut pas ce qui l’avait réveillée, ni ce qui la poussa à aller regarder par sa fenêtre. Bien qu’un peu agitée, elle avait réussi à s’assoupir quelques heures plus tôt.
Ses yeux fatigués s’agrandirent en voyant la silhouette familière de son jumeau disparaître derrière les arbres.
N’hésitant pas une seconde, elle abandonna son pyjama pour des vêtements plus adaptés, bien que dans sa précipitation et encore peu habituée aux températures plus froides de ce coin de pays, elle se contenta de son gilet beige qu’elle adorait tant par-dessus un vieux t-shirt délavé et une paire de pantalons de yoga. Elle regretta aussitôt en mettant le pied dehors, mais c’était trop tard pour faire demi-tour. L’inquiétude lui serrait la poitrine.
Alaric trouva rapidement l’endroit qu’ils avaient quitté avec précipitation, comme si quelque chose guidait ses pas. Il pointa la lumière de sa lampe de poche sur l’arbre qui avait tant attiré leur attention. L’arbre qui était la source de tout ce malaise qu’il ressentait en permanence depuis qu’ils avaient fait cette découverte. Le tressaillement sous l’écorce était toujours là, semblant s’éveiller dès qu’il fit quelques pas dans sa direction.
L’adolescent continua à s’approcher, même si tout en lui hurlait de ne pas le faire. Mais, étrangement, il savait que s’il n’en avait pas le cœur net, il n’arriverait plus jamais à dormir l’esprit tranquille. Regarde. Ce besoin viscéral lui fit peur, mais il ne recula pas. Tenant la torche d’une main, il avança l’autre vers la surface. La sensation glacée le prit à nouveau, s’étendant le long de ses doigts. Il ne retira pas sa main.
Se mordant l’intérieur de la joue, nerveux, il poussa l’imprudence un peu plus loin, pressant la surface. Celle-ci se tendit, élastique, sous sa paume. Il avait l’impression que s’il continuait à pousser, il arriverait à passer à travers le voile qui ondulait.
Juste un tout petit peu …
— Alaric !
Sous le coup de la peur, il lâcha la lampe de poche qui s’éteignit en se fracassant sur les gravats au pied de l’arbre, alors qu’il se détournait de celui-ci. Talia était apparue derrière lui, tel un spectre, blême. Ses grands yeux inquiets étaient rivés sur son frère.
— Qu’est-ce que tu fais ? Enlève ta main de là !
Sa voix était plus aigüe que d’habitude, sous le coup de la peur. Se rendant compte de ce qu’il faisait – c’est-à-dire une énorme connerie, il le sentait – le jeune homme recula d’un pas pour s’éloigner du phénomène. Sa main resta coincée. La scène aurait pu rappeler, comiquement, celle d’une mouche prise au piège dans une toile visqueuse. Pourtant, ce n’était pas la sensation que l’adolescent avait. Il avait plutôt l’impression que quelque chose, de l’autre côté, avait saisi son poignet et ne voulait plus le lâcher.
S’il pouvait blêmir encore plus, il l’aurait fait.
— Dégage de là ! répéta sa sœur, de l’angoisse dans sa voix.
— Je ne peux pas ! lui répondit-il sur le même ton, le cœur battant la chamade.
Pire, il sentait que sa main s’enfonçait dans l’écorce qui continuait d’onduler, tiré par cette force inconnue et terrifiante. Talia s’approcha de lui, le saisit par les épaules, tentant de le tirer vers l’arrière. Tentative qui n’eut aucun effet. Plus ils luttaient, plus il se sentait attiré vers l’avant. Il poussa un cri, terrifié.
— Talia, je n’y arrive pas ! glapit-il.
Sa sœur jumelle tentait toujours de le tirer vers l’arrière, même si ses tentatives ne faisaient qu’aggraver la situation. Elle était entrée dans une frénésie impossible à calmer, ressentant dans chaque parcelle de son corps que ce qu’ils étaient en train de vivre était dangereux.
Au même moment, tout ce qui les entourait sembla s’illuminer d’une lueur bleutée, surnaturelle. Un bourdonnement incessant se fit entendre, de plus en plus fort, leur vrillant les tympans.
— C’est quoi ça encore ? cria l’adolescent.
Il se tordit le cou. Son regard terrifié s’accrocha à celui de Talia, qui se tenait derrière lui. Elle était aussi désemparée que lui. L’impuissance qu’ils ressentaient tous les deux laissait un goût amer familier. Ils étaient à nouveau emportés dans une situation qu’ils ne contrôlaient pas. Même si là, maintenant, c’était littéral.
L’ondulation de l’écorce s’intensifia, gagnant tout l’arbre, le rendant encore plus imposant qu’il ne l’était déjà. C’était comme si, à mesure qu’il prenait de l’ampleur, il se tordait, pour ensuite s’évaporer. Bientôt, ils n’arrivaient plus à distinguer le tronc, les branches ou les feuilles. L’éclat bleu les aveuglait.
Alaric continuait à tirer, mais tous ses efforts étaient vains. Son avant-bras avait maintenant complètement disparu dans la masse informe. Il ne saurait dire ce qu’il y avait de l’autre côté, son esprit étant envahi par un sentiment de panique qui masquait tout le reste. Une pensée absurde traversa sa vague d’angoisse.
Il allait mourir dévoré par un arbre mutant.
Cette pensée incongrue s’imposa avec une telle violence dans son esprit qu’un glapissement qui ressemblait à un rire sortit de sa gorge. Il ne voulait pas mourir. Pas comme ça.
— Va-t’en Talia ! lui cria l’adolescent, le corps secoué par ce rire dément provoqué par la nervosité intense qu’il ressentait.
L’adolescente ne bougea pas d’un poil, ses mains tremblantes serrant toujours les épaules d’Alaric. Il la connaissait mieux que ça. Jamais elle ne le laisserait derrière. S’ils devaient subir cette chose improbable et incompréhensible, ils le feraient à deux.
Son regard se décrocha de celui de son frère, pour se fixer avec horreur sur ce qui se passait en face d’eux. Alaric regarda vers l’avant à son tour et son souffle se coupa. La lumière bleutée leur faisait mal aux yeux. Mais, peu à peu, avec la sensation que le temps s’était figé, ils parvinrent à distinguer les contours d’une porte. Immense. Massive.
Et grande ouverte, avec rien de l’autre côté. Que le néant. Le bras d’Alaric avait disparu complètement, mais celui-ci était trop fasciné et terrifié par ce vide impossible à décrire qui s’étendait devant leurs yeux pour s’en rendre compte.
Le bourdonnement se fit insoutenable. La douleur leur fit monter les larmes aux yeux, les laissant rouler sur leurs joues blêmes, ou bien était-ce la peur ? Alaric sentit la tension dans son bras s’intensifier. Il allait être englouti tout entier. Il allait disparaître.
Au dernier moment, il sentit les bras familiers de sa sœur jumelle lui enserrer la poitrine, son visage collé contre son dos, alors qu’elle s’abandonnait à son tour à cette force titanesque qui les avait coincés dans ses filets.
Ils furent projetés vers l’avant, vers cette obscurité sans fin.