— Aïe … ronchonna Talia, qui se redressa sur son derrière tout en se frottant le dos.
La lumière bleue était toujours imprimée sur sa rétine, ainsi elle dût papillonner des paupières quelques secondes avant de commencer à distinguer les alentours un peu plus clairement. Elle était toujours dans le petit bois derrière leur nouvelle maison, du moins le crut-elle. Son regard balaya les environs, encore trop sonnée.
Son esprit mit du temps avant de comprendre à quel point elle avait tort. L’adolescente se frottait les paumes sur son gilet pour nettoyer les petites roches qui s’y étaient incrustées et la terre lorsqu’elle comprit que quelque chose clochait autour d’elle. Ses yeux s’agrandirent de peur et d’incompréhension. Non, ce n’était pas le petit boisé sympathique qu’elle avait exploré ces derniers jours, mais plutôt une dense forêt. L’arbre gigantesque et probablement centenaire qui avait causé tout ce raffut n’était plus là, remplacé par un pommier aux lourds fruits qui, en d’autres circonstances, auraient fait gronder son estomac d’envie.
La deuxième pensée qui lui traversa l’esprit la percuta de plein fouet. Frénétiquement, elle chercha son frère du regard. Celui-ci s’était volatilisé.
— Al ?
Sa voix se voulait forte, mais elle ne put empêcher un léger tremblement de s’y installer. Malgré la douleur dans son dos et ses courbatures, elle se remit sur ses pieds, serrant son vêtement large autour d’elle, même s’il ne faisait pas froid. Elle fit quelques pas incertains, ne sachant où aller. Tous ses repères avaient disparu, il n’y avait plus ni les buissons épineux, ni la rangée d’arbres derrière laquelle elle aurait pu entrapercevoir la maison de Louis. Celle qui n’était pas tout à fait la leur, mais dont elle donnerait tout pour s’y retrouver, là, maintenant.
Et puis, il ne faisait pas nuit. L’épais feuillage au-dessus de sa tête laissait voir quelques rayons, réchauffant sa peau sans parvenir à faire cesser les frissons qu’elle ressentait. Avait-elle été inconsciente ces dernières heures ? Que s’était-il passé ?
— Talia ?
La voix lointaine mais familière la fit sursauter, envahie par le soulagement. Elle reconnaîtrait entre mille les intonations angoissées d’Alaric.
Elle répondit en retour, cherchant à savoir d’où la voix de son frère provenait. Mais elle était étouffée par la densité de la forêt. Elle recommença à s’inquiéter lorsqu’après s’être répétée, son jumeau ne lui répondit toujours pas.
Refusant de se laisser submerger par la peur, elle inspira un grand coup, se remit d’aplomb, puis prit la direction que son instinct lui soufflait de suivre. Rester sur place n’allait pas faire s’améliorer les choses. La jeune femme avança donc, faisant attention à ne pas se prendre les pieds dans les racines, continuant d’appeler son jumeau. L’absence de réponse de celui-ci l’angoissait de plus en plus, sentant son courage s’envoler à chaque pas. Pendant un instant, elle crut même voir quelques racines bouger, glissant et s’engouffrant dans la terre à la manière de ces reptiles qu’elle n’appréciait pas du tout.
Désireuse de retrouver son frère, elle effaça cette vision de son esprit. Plus elle avançait, moins elle avait l’impression d’avoir parcouru ce qu’elle aurait dû parcourir comme distance. Rapidement, elle eut du mal à mettre un pied l’un devant l’autre sans sentir sa tête qui lui tournait. Manquant de perdre l’équilibre, elle prit appui sur le tronc de l’arbre le plus proche. Elle retira vivement sa main lorsqu’elle sentit quelque chose bouger sous ses doigts. La vision des racines mouvantes s’entremêla à celle de l’arbre-porte.
— Non, pas encore ! cria-t-elle, à bout de nerfs.
Elle dévisagea l’endroit où sa main était posée quelques secondes plus tôt. Rien. Secouant son bras pour faire disparaître la sensation désagréable, elle reprit sa route. Malgré les rayons du soleil qui l’éclairaient par moment, elle avait l’impression d’être de plus en plus oppressée par les ténèbres.
Un hennissement la fit se retourner, les yeux écarquillés. Talia ne savait plus s’il s’agissait d’une hallucination ou de la réalité. Mais un autre hennissement lui confirma rapidement que son esprit ne lui jouait pas des tours cette fois. Le bruit des sabots vint percer le lourd silence de la forêt.
Son premier réflexe fut de saisir une branche assez solide pour lui servir d’arme. Toujours avoir quelque chose pour se défendre dans la main. Ça lui avait été bien utile par le passé. Leur tuteur leur avait fait un gros discours moralisateur lorsqu’il s’était rendu compte qu’elle se trimballait avec un canif dans la poche. Il ne pouvait pas comprendre. Mais elle l’avait abandonné, au final, pour lui faire plaisir ou bien pour ne plus qu’il la regarde comme si elle était un monstre, elle ne savait plus vraiment. En ce moment, la jeune femme aurait aimé l’avoir entre ses doigts.
Tenant solidement la branche entre ses mains, elle leva à moitié celle-ci, prête à asséner un coup si l’équidé n’était pas seul. Son instinct ne la trahit pas, le cheval avait bien un maître.
Le magnifique animal au pelage tacheté fit irruption entre les arbres. Sur son dos, une silhouette toute de noir vêtue la fixait. Talia ne pouvait voir le visage de l’inconnu, dissimulé derrière un masque tout aussi sombre, finement travaillé pour imiter vaguement des traits humains qui le rendaient, au final, monstrueux. Un frisson lui parcourut l’échine.
L’épée courte à la ceinture de l’inconnu ne lui disait rien qui vaille. Sa pauvre branche ne ferait pas le poids.
— Ne vous approchez pas ! le menaça-t-elle, se forçant à avoir un air dur, même si elle tremblait de tous ses membres.
Le cavalier ne l’écouta pas, descendant de sa monture. Ses vêtements, en plus de son arme et son masque, étaient étranges. De fines plaques noires protégeaient plusieurs parties de son corps. Une armure ? Mais où est-ce qu’elle était tombée ?
Ses jointures serraient plus fortement son arme de fortune, devenant blêmes.
— J’ai dit de ne pas m’approcher ! gronda l’adolescente.
Elle avait déjà eu à faire avec des types menaçants. La peur était toujours la même. Mais la hargne aussi. Elle ne se rendrait pas sans combattre. L’inconnu s’arrêta à quelques pas, penchant la tête sur le côté, semblant la détailler. Par réflexe, lâchant d’une main son arme, elle se servit de celle libre pour resserrer son gilet autour d’elle, n’aimant pas être observée de cette manière. Ses lèvres formèrent sans qu’elle ne le veuille un rictus de dégoût et de peur, alors qu’elle aurait tant voulu parvenir à arborer un masque confiant et menaçant.
— Vous êtes qui ? On est où ? tenta-t-elle, espérant détourner son attention en établissant un dialogue un peu plus civilisé.
Aucune réponse. Ses nerfs de plus en plus à vif, Talia s’apprêtait à l’insulter, animée par la peur, mais elle n’eut pas le temps d’ouvrir sa bouche. L’homme se retrouva soudainement devant elle, semblant avoir disparu en un battement de paupière. Talia voulut lui donner un coup de son bâton improvisé mais celui-ci vola de ses mains d’un geste habile du cavalier. Et de son autre main, il lui asséna une solide claque, l’envoyant durement au sol. Sa tête cogna contre une racine. L’adolescente sentit les ténèbres l’envelopper et elle perdit connaissance.
X
La douleur à son visage finit par la réveiller en sursaut. Terrifiée, elle regarda autour d’elle, avant de se rendre compte qu’elle avait les mains solidement attachées dans le dos et qu’elle était à moitié affalée sur des racines qui lui tiraillaient les omoplates. Un frisson lui prit tout le corps et elle chercha du regard la menace. Celui-ci fut attiré par le feu qui crépitait doucement non loin, puis par la silhouette assise de l’autre côté. Le soleil avait commencé à descendre dans le ciel, du moins c’était ce que les ombres grandissantes lui faisaient comprendre, le feuillage épais des arbres bloquant sa vue. Combien de temps était-elle restée inconsciente ? Son corps fut traversé d’un soubresaut, elle voulait se lever, s’enfuir. Ou peut-être s’en prendre à l’inconnu avant que celui-ci ne lève encore la main sur elle ? Très mauvaise idée. De plus, sa tête lui tournait, ainsi abandonna-t-elle cette envie de se lever, pour l’instant.
— Que … Qu’est-ce que vous me voulez ? gronda la jeune femme, terrorisée.
Toujours aucune réponse. Elle vit alors l’inconnu faire un geste. Il enlevait son masque sordide, pour ensuite rabattre son capuchon vers l’arrière, dévoilant ses traits.
L’homme était en réalité une femme, son regard froid mais calme posé sur l’adolescente. Cette dernière tira un peu sur ses liens. La peur était toujours présente, mais elle était aussi en colère.
— Vous allez me répondre, maintenant ? tenta-t-elle de crier, mais l’ambiance oppressante des lieux la fit plutôt chuchoter. (Elle grinça des dents, son visage lui faisant mal, là où elle était tombée plus d’une fois ces dernières heures.) Vous voulez quoi ?
— Je suis en train de réfléchir si je devrais te tuer ou non.
Talia ne s’attendait pas à ce que l’inconnue lui réponde, ainsi resta-t-elle muette de surprise. Puis ses paroles la percutèrent et elle tenta de se redresser. Mais elle n’arrivait qu’à se tortiller au sol, manquant de tomber sur le côté.
— Reste tranquille, tu vas attirer des choses que tu ne veux absolument pas voir dans le coin.
Une bouffée de haine prit l’adolescente en pleine gorge.
— Rester tranquille alors que vous venez de me dire que vous pensez à me tuer ? Je préfère attirer je ne sais pas quoi, en espérant que ça vous bouffe en même temps !
Elle voulait faire réagir son interlocutrice, qu’elle lui lâche quelques informations. Notamment à propos de l’endroit où elle se trouvait ou si elle avait vu quelqu’un d’autre. Mais elle voulait aussi déverser son trop plein de stress. Et cette femme lui était totalement antipathique, alors elle ne se gênait pas.
Peine perdue, la cavalière restait de marbre.
Enfin, pas totalement de marbre. De sa position, Talia pouvait voir son regard faire rapidement et régulièrement le tour des lieux. Elle était à l’affût. L’adolescente se recroquevilla sur elle-même. L’idée qu’il y avait effectivement des animaux dangereux dans le coin commençait à l’effrayer, autant que son interlocutrice. Des hommes qui faisaient deux fois sa taille, elle savait gérer. Pas un ours en colère.
— Pourquoi vous voulez me tuer ?
La femme lui jeta un regard étrange, à mi-chemin entre l’interrogation et l’agacement.
— Tu es une Voyageuse.
La réponse concise de son interlocutrice ne fit que la plonger encore plus dans la confusion.
— Écoutez, j’étais chez moi avec mon frère, tranquillement et …
— Y’en a un autre ?
La voix avait claqué, sèche. Talia se redressa tant bien que mal, cherchant à capter le regard de l’inconnue. Enfin, elle réussit à se mettre en position assise, quittant cette racine qui lui avait meurtri les côtes.
— On a été aspiré par … je ne sais pas quoi, il y avait une espèce de lumière bleue. Et on a été séparés, il faut que je le retrouve, vous comprenez ? débita-t-elle.
La femme jeta négligemment la feuille qu’elle faisait tourner pensivement entre ses doigts dans le feu.
— Il ne survivra pas seul, la nuit, ici. Un problème sur deux qui est réglé, répondit-elle simplement.
Le sang de Talia se glaça. Et elle vit rouge. Il était hors de question qu’elle abandonne son frère. L’adolescente se mit à gigoter dans tous les sens, tirant sauvagement sur ses liens, incrustant ceux-ci dans sa peau. Étouffant toute prudence, elle se mit tout bonnement à hurler au meurtre, une lueur mauvaise dans son regard, qui était fixé sur la guerrière.
Cette dernière bondit sur ses pieds puis lui tomba dessus, cherchant à lui mettre une main sur la bouche. L’idée de lui flanquer un autre coup pour l’assommer lui sembla lui traverser l’esprit, comprit Talia en voyant son regard furieux.
— Ferme ta gueule, petite, persiffla-t-elle.
Un glapissement de douleur franchit les lèvres de l’inconnue lorsque Talia lui mordit sauvagement la main. Cette fois, le coup partit à nouveau, mais moins fort que le précédent. La cavalière se laissa tomber en position assise, à bonne distance de la mâchoire de la petite sauvage, marmonnant des injures montrant certainement qu’elle regrettait de ne pas l’avoir tuée au moment où l’avait trouvée.
Talia reprit son souffle avant de reprendre d’une voix plus basse :
— Si vous pensez que seuls, nous n’avons aucune chance de survie, détachez-moi et laissez-moi partir à sa recherche, dit-elle en lui jetant un regard plein de flammes. Vous serez débarrassée de nous, problème réglé, comme vous dites, même si je n’ai pas la moindre idée de quoi vous parlez.
La cavalière sembla réfléchir un instant à sa proposition. Son regard d’un bleu profond ne quittait pas le visage de Talia. Puis un pli barra son front.
Oza-Fynn n’était pas le genre de personnes à s’encombrer de sentiments. Elle faisait ce pour quoi elle était engagée, c’est-à-dire débarrasser ce monde des nombreuses menaces qui le détruisait petit à petit. Pour l’instant, la menace était cette gamine. Celle-ci n’avait pas tort. Elle ne ferait pas long feu, que ce soit de sa main ou de celle de ce lieu maudit.
Mais était-ce la meilleure solution ? Elle n’avait pas réfléchi à la troisième option qui s’offrait à elle. Après tout, elle ne ressentait pas cette haine viscérale contre les Voyageurs, seul son devoir comptait. Cette peur était ancrée dans bien des esprits parmi la population et les classes dirigeantes, fondée sur des mythes et des rumeurs, ceux-ci amplifiés par les tensions actuelles. Les histoires faisant mention de ces êtres venus d’ailleurs, qui auraient apporté énormément d’ennuis sur leurs terres. Et des ennuis, la guerrière n’en avait pas besoin de plus.
Cette gamine lui faisait un peu pitié, malgré tout. Elle était jeune, elle n’avait certainement pas demandé ce qui lui était arrivé, selon ce qu’elle lui avait dit. La cavalière n’arrivait pas à voir en cette jeune femme frêle ces oiseaux de malheur, ces monstres que dépeignaient les histoires. De plus, elle ne semblait totalement pas savoir ce qu’elle était, ni connaître ce pouvoir brut qui dormait en elle et faisait d’elle une alliée de taille … ou un ennemi mortel.
Se surprenant elle-même, Oza poussa un soupir. Le bon sens lui dictait d’achever cette gamine qui était tombée dans un monde qui allait être sans pitié pour elle, en un acte de pitié. Mais la guerrière n’était pas un monstre sans sentiment. Elle ne tuait que si c’était absolument nécessaire. Elle préféra donc reléguer ce nouveau problème entre des mains plus expertes que les siennes.
Elle empoigna le manche de son couteau attaché à sa botte et elle tira la lame, provoquant un mouvement de recul de la part de Talia. La guerrière pointa celle-ci de l’arme, un air énervé sur le visage.
— Il est trop tard pour aller chercher ton frère maintenant. Je vais te détacher. Tu peux partir si tu veux, mais tu vas mourir si tu le fais. Avec moi, tu as une chance de survie. Et vous aurez plus de chance de sortir de cette forêt maudite en vie, d’accord ?
— Mais …
— Ton frère devra survivre par lui-même quelques heures.
D’un geste habile, se saisissant de l’épaule de l’adolescente pour atteindre ses mains, elle coupa les liens.
— C’est à prendre ou à laisser, à toi de voir, petite.
La mine renfrognée et inquiète, Talia frotta ses poignets blessés. À la grande surprise de la cavalière, elle bondit sur ses pieds malgré la douleur qui irradiait de sa tête. Pendant quelques secondes, les deux femmes se regardèrent en chien de faïence. Puis, l’inconnue vit la lueur furieuse dans le regard de la gamine se transformer en hésitation, puis en résignation. Talia se rassit sur le sol alors que la guerrière lui tendait une couverture.
— Dors un peu, je surveille. Mais garde tes mains où je peux les voir, pas de mauvais coups, Voyageuse, c’est d’accord ?
Talia la regarda sans comprendre, puis haussa les épaules. Elle s’enroula tant bien que mal dans la couverture, son regard cherchant à percer l’obscurité qui grandissait, étrangement, à vue d’œil. La culpabilité lui étreignait le cœur. D’un côté, elle voulait partir tout de suite à la recherche de son jumeau, et ainsi éviter de livrer celui-ci à cette psychopathe du Moyen-Âge. Mais d’un autre, elle savait qu’elle n’aurait aucune chance. Cette femme semblait connaître les lieux. Et si elle disait qu’il y avait un danger, elle voulait bien la croire, parce que pour une raison inconnue, l’adolescente le ressentait par tous les pores de sa peau.
Elle ferma les paupières un moment, avant de les rouvrir, la tête sur son bras, pour dévisager l’inconnue.
— Moi c’est Talia.
La femme tourna son visage vers elle.
— Oza-Fynn. Deuxième main de la garde des Maraudiens.
Talia pouvait sentir une certaine fierté dans la voix de cette Oza-Fynn. Mais elle ne comprenait pas du tout ce qu’elle venait de dire. Celle-ci sembla percevoir son incompréhension, et pendant un instant, Talia crut voir un frémissement aux coins des lèvres de la cavalière, comme un sourire qui ne voulait pas se montrer.
— Je t’expliquerai demain, maintenant dors, Voyageuse Talia, ordonna-t-elle à nouveau.
X
Alaric s’était éveillé en sursaut. Ses sens confus lui rapportaient tout un tas d’informations contradictoires. Il se retrouvait sur un tapis de feuilles, mais pas là où il aurait dû être. Le bourdonnement dans sa tête s’atténua, permettant à la douleur dans son bras de se réveiller brutalement. Il grimaça de douleur en se redressant, serrant son poignet contre lui. Lentement, il tira la manche de sa veste. Il n’y avait aucune marque qui justifiait cette douleur, mais il avait l’impression que des milliers d’aiguilles glacées étaient enfoncées sous sa peau.
Son regard chercha aussitôt sa sœur, et son absence lui coupa le souffle. Se remettant sur ses pieds, il fit quelques pas, ses yeux cherchant quelques repères.
— Saleté d’arbre à la con, gémit-il, le bras toujours en écharpe contre lui, essayant de mettre de l’ordre dans ses pensées.
Il tenta de crier plusieurs fois le nom de sa sœur, mais aucune réponse ne lui parvint. Où est-ce qu’il était tombé ? Incapable de rester sur place, il prit rapidement une direction au hasard. Son cœur battait la chamade et il avait du mal à ne pas céder à la panique. La dernière fois où ils avaient été séparés, c’était après la mort de leurs parents. Les services sociaux avaient mis du temps, trop de temps, pour parvenir à les réunir. L’un sans l’autre, ils se sentaient perdus. Ils étaient tout ce qui leur restait.
Son regard inquiet se porta vers le ciel, qu’il pouvait voir à travers le feuillage. Le jour commençait à tomber, étrangement rapidement, d’ailleurs. Avait-il été inconscient aussi longtemps que ça ? Il frissonna. En marchant, pour éviter de laisser son esprit capoter, il essayait de se remémorer ce qui s’était passé. Il avait été aspiré par un fichu arbre. Non … Une porte. Pendant un instant, c’était une porte. Le garçon n’y comprenait plus rien.
La colère commença à le gagner, aussi. Pourquoi Talia s’était-elle accrochée à lui ? Aucun doute qu’elle avait été entraînée à son tour. À moins que tout ça ne soit un cauchemar. Un cauchemar beaucoup trop réel, il en avait assez l’expérience pour savoir faire la différence.
Soufflant fortement par les narines, il se raisonna. Ce n’était pas contre sa sœur qu’il était en colère. C’était contre lui-même. Pourquoi était-il retourné là-bas en pleine nuit ? Il s’était emporté contre sa jumelle quand elle avait émis l’idée de retourner voir. Et c’était lui qui les avait mis dans le trouble. Ça, il ne se le pardonnerait jamais.
L’obscurité gagnait de plus en plus de terrain, il pouvait voir les ombres s’étirer sur le sol. Ça le mit mal à l’aise, presque nauséeux, mais il se força à détourner son attention. Ralentissant le pas, il dut se rendre à l’évidence, il tournait en rond.
— Talia !
Le silence lui répondit à nouveau.
Poussant un grognement énervé, il voulut s’asseoir contre un arbre une minute pour reprendre son souffle mais se résigna à la dernière seconde. Aucune chance qu’il touche à ces choses une nouvelle fois. Il distingua un arbre mort, couché au sol, et il prit place, déliant ses jambes douloureuses d’avoir autant marché d’un pas raide et nerveux. L’inconfort dans son bras s’était atténué.
Son regard se posa dans le vide, alors que son esprit cherchait une solution, ou plutôt une explication logique à tout ce qui se passait. Il cligna des paupières et fronça les sourcils, se rendant compte qu’il fixait deux points jaunes.
Deux points jaunes bien vivants, appartenant à une vision tout à fait cauchemardesque. La tête noire du gros félin émergea des ténèbres, ses yeux dorés rivés sur l’adolescent. Deux défenses monstrueuses sortaient de sa mâchoire imposante.
L’air manqua au jeune homme, alors qu’il se relevait lentement.
C’était. Quoi. Cette. Merde ?
— Psssht, fit-il, sans grande conviction, avant de réaliser.
Il était en train d’essayer de faire fuir un chat gigantesque, qui le regardait comme s’il était son prochain repas, alors que ce n’était pas un pauvre matou de quartier. Un feulement sauvage lui répondit et Alaric n’en demanda pas plus pour tourner les talons. Sautant par-dessus le tronc d’arbre mort, il détala comme un lapin.
Il n’eut pas besoin d’entendre bondir le félin des buissons dans lesquels la bête s’était cachée pour savoir qu’elle le suivait de près.
L’adolescent ne prenait absolument pas garde dans quelle direction il allait. Tout ce qui comptait, c’était de mettre de la distance entre lui et cette chose. Il pouvait sentir son souffle chaud derrière lui.
Il avait l’impression que son cœur allait sortir de sa poitrine et n’arrivait plus à réfléchir. Comment pouvait-il se sortir de ce mauvais pas ? Comment rester en vie ? Il ne pouvait pas abandonner Talia.
La forêt commençait à s’éclaircir. Alaric eut le fol espoir qu’il trouverait peut-être quelqu’un, une habitation pour se protéger. Où il pourrait appeler la police, ou la … SPA ? Les croiraient-ils quand il leur dirait que gigantesque félin avec des airs préhistoriques l’avait coursé à travers la forêt, juste après qu’il ait été avalé par une porte magique ?
Pensée fugace qui disparut bien vite face à l’urgence de la situation. Son cœur battait fortement dans ses oreilles, mais il se rendit compte qu’il n’entendait plus les grondements ni les pas lourds dans les feuillages du mastodonte. Se pourrait-il que …
Il fut obligé de se stopper net dans sa course, lorsqu’il fit irruption sur la rive d’un lac. Son visage rouge sous l’effort se décolora bien vite. Pendant un instant, il avait eu un certain espoir. Mais l’eau chatoyante était vide de toute activité. Pas de maison, pas de route, rien. Et puis, derrière lui, il entendit à nouveau des branches se casser.
Faisant volte-face, Alaric vit à nouveau avec horreur les deux lueurs jaunes et mauvaises du prédateur. Il jeta un coup d’œil derrière lui. Peut-être pourrait-il nager … Non, bien sûr que non. Cette chose allait le rattraper bien vite, à moins qu’elle n’aime pas l’eau, par miracle. Ce dont il doutait fortement. Et qui sait ce qui pouvait y avoir sous l’eau à l’apparence calme.
Il se savait perdu. Et le fauve aussi, qui se mit à ricaner comme une hyène.
— Saloperie ! lui cria l’adolescent, de la terreur dans les yeux.
Il avait envie de hurler, encore et encore. Tout ça, ce n’était qu’une gigantesque farce dans sa vie déjà bien chaotique. Il n’avait plus jamais été lui-même depuis la mort de leurs parents. De même pour Talia, qui le cachait mieux que lui. La mort leur avait ravi les seules personnes qui comptaient pour eux, pour les laisser seuls, livrés à eux-mêmes. Ils n’avaient fait que survivre, depuis ce jour fatidique, cinq ans auparavant. Aucun espoir d’avenir, personne pour leur dire que tout allait bien aller. Il s’était accroché pour Talia, ne voulant pas la laisser seule. Elle avait été sa lueur d’espoir, et voilà que le destin leur faisait encore un coup terrible.
— Vas-y ! T’attends que ça, connard de chat ! Vas-y ! continua-t-il à se défouler, ses yeux paniqués cherchant une arme autour de lui.
Rien du tout. Il allait mourir seul dans cette forêt de l’enfer. Au ralenti, le jeune homme vit le félin se recroqueviller sur lui-même, prêt à bondir. Lorsqu’il lui sauta dessus, Alaric recula par réflexe, son cœur manquant un battement.
Il se prit alors les pieds dans une racine ou un galet et tomba à la renverse, dans l’eau qui était plus profonde qu’il ne le pensait. Le liquide emplit ses poumons alors qu’il distinguait la masse noire au-dessus de lui.
Puis ce fut l’obscurité. Et un froid glacial.
X
Talia fixait le dos de la guerrière, alors qu’elles marchaient à travers les arbres. Elle peinait à croire que cette femme savait où elle allait, la forêt était si dense et tout se ressemblait.
— Pourquoi avoir laissé votre cheval ? Ça ne serait pas plus rapide avec lui ?
— Plus on va s’enfoncer, plus il va être difficile de se déplacer. J’aurais aussi de la difficulté à le défendre, si besoin. Il sait où me retrouver.
Des réponses concises, froides. Pendant un moment, l’adolescente avait cru que sa protectrice provisoire avait changé d’avis. Heureusement, elle tenait parole.
Elle avait envie de lui poser énormément de questions. Mais son esprit n’arrêtait pas de revenir sur un seul et unique objectif : trouver Alaric. Elle avait réussi à dormir un peu, mais ce n’était que pour faire d’horribles cauchemars. Sa tête l’élançait aussi. Elle jeta un regard noir au dos d’Oza-Fynn.
En boudant, elle grignota le bout de viande séchée que lui avait donné la guerrière. L’animal d’où il provenait lui était totalement inconnu, et elle n’avait pas cherché à en savoir plus. C’était horrible au goût, et c’était tout ce qui comptait.
— Pourquoi vous avez dit que j’étais une Voyageuse ?
Le silence lui pesait. Son frère lui avait souvent reproché d’être une pipelette. Ce à quoi elle lui répondait que c’était lui qui était une tombe.
— Parce que tu viens d’ailleurs. Je l’ai vu tout de suite à tes vêtements. Et il faut ne pas venir d’ici pour être assez fou pour s’aventurer seule dans cette forêt, sans équipement.
— On n’a pas fait exprès, on a touché un arbre bizarre et …
— Une porte entre ton monde et le nôtre, oui.
Talia manqua de s’étouffer sur son bout de viande. Venait-elle de lui dire qu’elle n’était plus dans son monde ? Elle aurait peut-être dû en arriver à cette conclusion, mais c’était tellement une pensée … impossible. Insensée.
— J’imagine que tu ne savais pas qu’il y a plusieurs mondes. Désolée de te décevoir, vous n’êtes pas seuls dans l’univers.
L’adolescente était trop choquée pour relever la pique.
— Toutes les portes auraient dû être normalement closes. Mais depuis les fermetures, nous ne savons pas pourquoi, certaines portes persistent à rester ouvertes sur ton monde.
Et il avait fallu qu’elle et son frère tombent sur une d’entre elles. Un soupir fusa d’entre ses lèvres, alors qu’elle ressentait une lourde fatigue s’abattre sur ses épaules. Oza se tourna vers elle pendant un instant, la dévisageant. Puis elle reprit la route, le regard toujours en alerte, la main sur l’épée courte à son côté, cherchant à pister le passage d’un humain.
— On appelle les gens comme toi des Voyageurs. Des oiseaux de malheur.
— Pourquoi ?
— Parce que les tiens ont amené énormément de problèmes à notre monde.
— Comment ?
La femme poussa un soupir et Talia put l’imaginer en train de rouler des yeux, sûrement agacée d’être poussée dans ses questions. L’adolescente se vengeait comme elle le pouvait. Même si elle voulait vraiment en savoir plus. Ça l’empêchait de penser à autre chose.
— Des guerres, des malédictions … Ce ne sont que des histoires, d’accord ? Pour la plupart, des légendes sans fondement. Mais beaucoup de gens y croient, surtout en ce moment.
Un autre « pourquoi » lui brûlait les lèvres. Mais elle eut soudainement peur que cette psychopathe lui mette une autre claque, si elle en avait marre d’elle. Ou pire, qu’elle l’abandonne.
— Les royaumes sont sous tension, la guerre approche. Il y a plusieurs rébellions, des assassinats, des peuples qui se sont soulevés … Plus personne ne parvient à contrôler tout ça. Alors c’est plus facile de trouver un bouc-émissaire, et quoi de mieux que de blâmer la magie, l’inconnu …
Talia frissonna. Mais dans quel monde étaient-ils tombés ? En finissant à contre-cœur son morceau de viande séchée, pour contenter son estomac, elle balaya sa peur. Le plus important, c’était retrouver son frère. Puis ils partiraient d’ici. Tout rentrerait dans l’ordre. Ses épaules se relâchèrent légèrement sous la vague de positivité, peut-être fictive, qu’elle s’imposait pour éviter de craquer.
— C’est donc la magie qui nous a …
Elle manqua de buter contre la guerrière, qui s’était stoppée et qui lui fit comprendre par un geste de ne pas bouger. Son cœur s’emballa. Incapable de rester en place, elle emboîta le pas à sa guide, se récoltant un regard noir.
Un autre frisson lui parcourut le corps, mais cette fois, c’était à cause de la soudaine fraîcheur. La température chaude de la forêt avait drastiquement chuté. Elle avait remarqué que le soleil se déplaçait plus rapidement que chez elle. Elle s’était réveillée juste avant que celui-ci ne se lève, et elle avait pu remarquer à nouveau cette anormalité. Sauf qu’il n’était pas question de ça en ce moment. L’adolescente serra les pans de son gilet, qui commençait vraiment à prendre cher, fixant son souffle se matérialiser dans les airs.
Le paysage se décora alors de blanc et de glace. Le contraste était stupéfiant. Et tout à fait non naturel, même pour ce monde, ce qu’elle conclut en voyant les sourcils froncés d’Oza. Elle ouvrit la bouche pour lui demander ce qui se passait mais elle n’eut pas le temps. La guerrière se détendit soudainement et accéléra le pas. L’adolescent trottina derrière elle, tentant de la suivre.
Elles émergèrent sur la rive d’un grand lac, dont une partie avait gelé. L’adolescente manqua de glisser sur une plaque de glace et se rattrapa de justesse à sa protectrice du moment. Elle la lâcha bien vite, croyant se récolter un autre regard noir.
— Plutôt impressionnant, fit la femme, réellement surprise.
Son visage austère s’était légèrement adouci.
— Je ne sais pas comment on va le sortir de là, par contre.
Le cœur de Talia rata un battement. Poussant sans vergogne la guerrière de son chemin, elle s’engagea sans aucune prudence sur la glace, manquant de tomber tête première. Cette fois, elle ne put s’empêcher le sanglot de franchir sa gorge, qu’elle retenait depuis son arrivée catastrophique à travers cette porte de malheur.
La forme sous ses pieds ne laissait aucun doute. Elle le reconnaîtrait entre mille. Tombant à genoux, elle se mit à frapper la glace de ses poings, tentant de la briser.
— Al !