Chapitre 2

Il manquait plus que lui pour que ma journée soit définitivement gâchée. Toutefois, je préfère mourir que de le lui montrer. Déterminé, je ravale mon agacement pour poser mon instrument avant d’adresser à mon détestable voisin un sourire moqueur.

— Tom. Je me demandais quand tu en aurais marre ! Tu as tenu longtemps aujourd’hui !

Je jette un œil faussement dédaigneux à ma montre avant de la tapoter de l’index.

— Trois quarts d’heure. Peut mieux faire.

— Tu l’as fait exprès !? éructe-t-il.

Comme si le monde tournait autour de toi.

— Évidement, susurré-je. Je ne vis que pour voir ce joli sourire illuminer tes traits.

Sa grimace se transforme en rictus. Il fulmine. Dommage, il pourrait être bel homme s’il se déridait de temps à autre.

J’ai même pu observer un vrai sourire, l’autre jour, pendant un de ces horribles « brunchs » organisés dans le jardin avec sa famille. Toute sa famille.

Les parents, le frère, la sœur et les six mioches.

Un sourire qui a illuminé son visage autant que le soleil illuminait sa peau.

Lui qui déteste le bruit, je ne comprends pas qu’il s’inflige ces réunions de famille une fois par mois. Le seul truc de bien dans ce calvaire organisé, c’est que sa mère finit toujours par sonner chez moi pour me donner une boîte de ravitoto.

J’ai craché du feu la première fois que j’en ai goûté, mais, depuis, mes papilles se sont habituées au gingembre. Un peu.

— La prochaine fois que tu tortures cette pauvre bête, je l’achève, menace-t-il.

— Tu ne devrais pas me dire ça alors que j’ai un otage.

— Un otage ?

— C’est beige… poilu et un peu stupide.

— Tu as kidnappé mon chat !?

— Il s’est kidnappé tout seul. Tu vois, après avoir lâché un étron plus gros que son cerveau sous ma fenêtre, tu as dû marcher dedans, d’ailleurs, cette andouille a sauté dans le salon pour aller jouer avec Franklin.

Tout à l’heure, alors que je sortais mon hamburger du four, j’ai eu la surprise de découvrir le crotteur en chef en train de mordiller la carapace de ma tortue qui fuyait à toute vitesse.

Je les ai observés deux bonnes minutes avant de décider qu’il était temps de jouer de la cornemuse.

La pauvre bête s’est hérissée (le chat, pas Franklin) et carapatée quelque part. Je pensais qu’elle allait fuir par la fenêtre, mais non.

Après ça, j’avoue que l’idée d’emmerder Tom autant que d’évacuer toute la tension de la matinée m’a poussé à continuer.

J’ai encore en tête la conversation que j’ai eue avec Apolline ce matin.

Enfin, la conversation… je devrais dire : le monologue durant lequel elle m’expliquait pourquoi nous devrions divorcer, tous les deux.

Les dents serrées, j’essaie d’ignorer les grognements colériques de mon voisin qui exige que je lui rende son chat. Et en même temps, que je ne bouge pas tant que je n’aurais pas rendu son chat.

— Faudrait savoir, soupiré-je. Je vais chercher ton horreur ou je bouge pas ?

Ha. J’ai oublié le ton moqueur. Il ne faudrait pas qu’il comprenne ma faiblesse passagère, il s’engouffrerait dans la brèche. S’il y a bien une personne qui ne doit rien savoir des raisons du divorce, c’est lui.

Mon voisin. Ma némésis. L’homme avec qui je me prends le bec plus souvent que je ne change de slip.

Pourtant, les choses étaient bien parties entre nous.

Le jour où je suis arrivé dans le lotissement, épuisé après cinq heures de route au volant d’une camionnette asthmatique, Tom m’a non seulement aidé avec volonté et bonne humeur, mais il m’a également invité à boire un verre chez lui.

C’était agréable, on a parlé toute la soirée comme de vieux potes. Moi qui venais de quitter les miens pour suivre ma femme dans sa région d’enfance, ça m’a fait du bien.

On s’est quitté bon ami. Mais le lendemain, après qu’Apolline est arrivée à son tour, ça s’est gâté.

Ils se sont de suite détestés, et avec le temps… l’animosité s’est aussi installée entre nous.

Enfin, quand je dis avec le temps… une semaine après, la guerre était déclarée. Aucun armistice signé depuis, et je me garderai bien d’informer Tom que dans six semaines, il aura remporté la victoire.

Six semaines. Voilà le temps qu’il me reste ici avant de rentrer la queue entre les jambes chez mes parents.

— Théophile, tu m’écoutes, au moins ?

— Je t’ai pas dit de m’appeler Théo, le premier soir ?

Il me jette un regard à la fois suffisant et hautain avant d’esquisser un de ces sourires sournois et sexy dont il a le secret.

— Tu m’as dit très exactement : mes amis m’appellent Théo… Et crois-moi, je ne suis pas ton ami.

Je lève un sourcil, resserre mon chignon.

— D’accord, Thomas.

— Tom.

— Tom, c’est pour tes amis, rétorqué-je. Et on est pas potes.

— Je m’appelle Tom, gronde-t-il en appuyant sur le verbe. Pas Thomas !

— OK. Bon, Thomas, bouge-pas, je vais chercher ta carpette.

Je crois que s’il pouvait rugir sans déranger le voisinage (et ses précieux chats errants et adoptés), il le ferait.

Nourrir les chats abandonnés, c’est une facette de mon voisin que je trouvais touchante avant de poser le pied dans une masse indéfinie et puante, un dimanche matin, alors qu’une gamine pointait sa multitude de tresses à ma terrasse pour me réclamer son ballon.

Moi, je râle, je grogne et je peste en privé. Apolline, elle… elle ne supporte plus ces chats. Combien de fois m’a-t-elle envoyé là-bas tel un pigeon voyageur ? Je ne compte plus. J’aurais pu m’insurger, refuser, lui demander de se débrouiller, mais je dois bien avouer que de voir l’air chiffonné de Tom m’amuse bien trop pour arrêter.

Rapidement, je fais le tour de la pièce sans trouver l’horreur poilue. À croire qu’elle a aussi peu l’oreille musicale que son maître.

Je ne me débrouille pas si mal que ça à la cornemuse ! C’est juste qu’ils n’y connaissent rien en musique celtique. La preuve, mon voisin, le vieux Mac Douglas, est ravi de mes progrès. Il a même promis de m’offrir une tenue traditionnelle quand j’aurais apprivoisé l’instrument !

J’en ai des frissons rien que de l’imaginer ! Moi, en kilt, avec ma cornemuse sur la scène du D-Rag’z…

Enfin, je trouve la serpillière cachée dans ma salle de bain… ou plutôt en train de dérouler le papier toilette en roucoulant d’une manière un peu trop satisfaite.

Je soupire un « merci » sarcastique pour tout le boulot qu’elle me donne avant le retour d’Apoline, et la saisit par la peau du cou.

— Bon ! C’est pour aujourd’hui ou pour demain ? crie Tom au moment où je pose les orteils au salon. J’ai pas deux mois devant moi !!

Quelque chose se brise en moi. Le trop-plein d’émotion de la matinée, sans doute. Ou bien le fait que le foutu chat soit en train d’uriner et de ronronner en même temps.

En trois pas, j’ai rejoint la fenêtre et rendu à son propriétaire le chat qui finit ses besoins au bon endroit : sur la belle chemise bien repassée.

— En effet, tu n'as que six semaines. Six semaines tout pile, même. Bonne après-midi, Thomas.

Et sur son air stupéfait, je claque ma fenêtre.

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