Chapitre 2

Par Alexis

« Deux choses ont forgé la réputation d’Askar : sa haute gastronomie et les dix mille esclaves qui y sont conduits chaque année. »

                                  - Grandes villes de Skalen

— Bougez vot’cul ! Avancez !

Les coups de fouet retentirent sur la peau nue des esclaves. De vives douleurs parcouraient leurs dos marqués de longues traces rouges. Au dehors des cales du navire, un soleil aveuglant s’élevait dans un ciel des plus bleus. Face à eux, des pirates armés de sabres aiguisés.

Les rayons du soleil les aveuglèrent et un vent des plus sec frappa leurs visages. Veleim toussa, le vent attrapa sa gorge et la serra de toutes ses forces. Il déglutit, incapable de respirer. Ses poumons semblaient vides de tout air. Il chuta, un homme le rattrapa. Ses yeux bruns croisèrent son regard las. Lui aussi, n’en pouvait plus. Le sable irradiait le sol d’une chaleur dévorante. Tous eurent l’impression de marcher dans des flammes ; des enfants se mirent à pleurer. Dépourvus de sandales, leur marche était impossible. Après avoir passé des jours dans les cales d’un navire, ils arrivaient en enfer. Ils regrettaient presque cette prison de bois dépourvue de lumière, dans laquelle la chaleur les étouffait.

Une fois habitué à la lumière, Veleim ouvrit les yeux et contempla ce port. Dans l’eau turquoise, d’imposants navires flottaient, amarrés. Leurs voiles repliées, ils semblaient tous identiques. Leurs mats servaient de perchoir aux divers oiseaux colorés. De tous les côtés, des marins déchargeaient des caisses, des marchandises habituelles qui entouraient ces hommes et femmes aux regards vides. Non loin d’eux se trouvaient les impressionnantes portes de bronze. L’une des nombreuses entrées de cette ville, entrée entourée de hauts remparts de grès.

Soudain, un coup de fouet retentit sur le sol. La longue file d’esclaves se mit en marche d’un seul rythme. Dès qu’ils pénétrèrent la ville, ils attisèrent les regards des curieux. Nombreux hommes et femmes vêtus de tissus les observaient avec dédain. Eux, prisonniers épuisés ne portaient que des tuniques sales. Chacun de leur pas était rythmé par un cliquetis métallique ; leurs chaines retentissaient. Tous les askariens avaient eu vent de ces cortèges et aucun n’était peiné du sort réservé à ces malheureux. Veleim déglutit, leurs regards méprisants le transpercèrent telles des lances. Malgré la fatigue et la douleur cuisante qu’il ressentait, il avançait. Ces hommes armés tueraient le moindre retardataire. Comme ils l’avaient fait il y a quelques jours. Aucun n’osait se plaindre de peur d’être abattu, tous remontèrent la ville tout en fixant le sol. Veleim aurait aimé s’appuyer un instant contre ces habitations drapées de toiles protégeant les terrasses du soleil. Mais il ne pouvait pas. Il dut se contenter du vent sec secouant ses cheveux blonds.

Du haut de ses seize ans, le garçon était séparé de toute sa famille depuis un an. Il connut la guerre qui ravagea son royaume, il connut la soumission aux bandits qui l’enlevèrent, il connut la famine, il connut la terreur au sein de ce navire. Mais il ne flancha pas. Il se souvint de son frère envoyé en prison à cause d’une injustice. Il se remémora sa sœur envoyée au buché, les flammes ravageant son corps et l’odeur de la chair brûlée. De douloureux souvenirs qui marquèrent son esprit.

Mais aujourd’hui, ce fut un autre parfum qui attira son attention. De rues en rues, ils déboulèrent près d’une place marchande. D’ici, Veleim pouvait sentir l’exhalaison des épices, il pouvait voir les étals de bois et les montures des marchands. Trop concentré sur les épices, il s’arrêta un instant, on le poussa. Un coup de fouet retentit, il sursauta. Cette odeur le déconcentrait. Les épices de Skalen valaient toutes celles du monde et lui donnèrent l’eau à la bouche. Leurs derniers vrais repas remontaient à plusieurs jours voire plusieurs semaines.

Enfin ils arrivèrent à destination. Au cœur de cette place vide se tenaient une série de soldats aux armures de maille et de cuir. Tous protégeaient un bâtiment aussi vaste qu’un palais mais aussi sombre qu’un cimetière.

— Le marché d’esclaves, souffla un homme.

Veleim frémit. Cet endroit marquait la fin de leur vie en tant qu’humains et le début de leur vie d’objet. Le marché possédait deux grandes ailes horizontales légèrement décalées du bâtiment principal. Il n’avait rien d’un marché : personne ne voulait s’y rendre, aucune délicieuse odeur ne s’en dégageait et encore moins une atmosphère délicate. Veleim porta ses yeux bruns sur le centre du marché : une structure de deux étages aux multiples balcons fleuris. Son entrée ne possédait aucune porte, seulement trois arches ouvertes qui permettait au vent d’entrer. Il déglutit. Cet émerveillement cachait quelque chose de sombre.

Un coup de fouet retentit. Les pirates les alignèrent face aux soldats. Veleim ne broncha pas. Ils patientèrent un instant qui sembla durer des heures puis, il vint à eux. Leur propriétaire sortit ; un homme âgé vêtu d’une toge blanche. Aussi gras que petit, il n’en impressionnait aucun. Il s’approcha et Veleim put mieux observer sa tête ronde dépossédée de tout cheveux. Son regard espiègle cachait une certaine méchanceté et ses dents jaunies une mauvaise hygiène de vie.

Celui qui les effrayait tous n’était autre que le capitaine des pirates. Chacun de ses regards mêlaient froideur et noirceur et sa seule expression faciale n’était que mépris. D’une carrure de soldat, ce pirate imposait le respect de ses hommes. Il s’avança. L’assemblée resta silencieuse.

— Seigneur Gart.

— Capitaine Garon, combien m’amenez-vous d’esclaves cette fois ? demanda Gart.

— Deux-cent neuf. L’un d’eux a tenté de fuir, nous avons dû le tuer.

— C’est bien malheureux…

La mort de ce prisonnier ne peinait pas plus Gart que l’argent qu’il venait de perdre. Dans un soupir, il remit une bourse bien remplie à Garon. Le pirate l’ouvrit et inspecta son contenu : des pièces d’argent brillaient sous les rayons du soleil. Il afficha un faible rictus et passa une main dans son bouc noir.

— Ils sont à vous !

Garon se retourna et regagna son navire avec son équipage. De nombreux gardes armés de lance s’approchèrent alors. Tous vêtus de plastrons et jambières de cuir et de casques en acier. Veleim ne bougea pas, le moindre mouvement causerait sa mort, il en avait conscience. Les gardes déverrouillèrent leurs chaines et les rassemblèrent en plusieurs groupes : les enfants, les vieillards et les adultes.

Bien vite des cris fusèrent, des familles qui avaient surmonté cette épreuve ensemble se voyaient détruites. Les enfants voulaient retrouver leurs parents et pleuraient, les mères affolées se voyaient retirer leurs bébés et les maris tentaient de les calmer. Soudain, un homme profita de cette panique pour fuir. Aussitôt, une série de flèches criblèrent son corps. Le malheureux s’écroula au sol.

— Quelqu’un d’autre souhaite fuir ? s’écria Gart.

Un sourire narquois se dessinait sur son visage, un sourire qui leur glaça le sang. Les esclaves comprirent alors une chance ; s’ils voulaient vivre, ils devaient se soumettre.

Veleim suivit son groupe à l’intérieur de l’impressionnant bâtiment. Grâce à sa grande taille, il fut considéré comme adulte. Cet endroit aussi vaste que coloré était immergé dans un silence de plomb. De nombreux esclaves nettoyaient ce palais sans un mot. Le carrelage blanc brillait, les tapisseries murales semblaient comme neuves et les plantes rayonnaient. Ils travaillaient sans s’arrêter, leurs corps maigres et les cernes noires sous leurs yeux inquiétaient Veleim.

Il comprit rapidement que l’endroit dans lequel il allait se rendre était bien moins luxueux. L’aile droite était terne et du sang séché tachait le sol. Le parfum de la mort emplissait l’endroit. Il tourna la tête vers les hommes et femmes détenus ; tous semblaient vides. Aucun n’osait parler. Soudain, il vit un corps inerte. Il déglutit. L’un d’eux pourrissait dans sa cellule et personne ne daignait le sortir. Par chance, les soldats les conduisirent au sous-sol : là où la fraicheur est tout autant présente que l’obscurité.

Un soldat s’empara d’une torche puis les autres les entassèrent comme du bétail. Des plaintes fusèrent mais les soldats ne s’en occupaient pas. Ils les frappaient, les forçaient à entrer. Et dès que les portes claquèrent, ils comprirent. À présent, ils devenaient une précieuse marchandise.

Veleim s’assit contre un mur et souffla. Il passa une main sur la plante de ses pieds, des cloques douloureuses y avaient pris place. À présent, il ne pouvait qu’attendre dans cette noirceur. Quelques torches éclairaient cet endroit mais l’obscurité lui glaçait le sang. Il tourna la tête et remarqua alors l’homme assit à ses côtés. Il semblait maigre mais musclé et dans l’obscurité, Veleim distingua une barbe touffue.

Si certains pleuraient, que d’autres secouaient les barreaux et que d’autres encore s’affolaient, lui, restait calme. Veleim le fixa longuement. Il devina qu’il n’en était pas à son premier jour. Il attendait ici qu’on l’achète, seule chose à faire. S’ils voulaient sortir de cet endroit lugubre, ils devaient espérer qu’un acheteur arrive.

 

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