Pour le déjeuner, Jeannette avait préparé des œufs en gelée, et du Tomabon, un plat de pâtes à la sauce tomate, olives vertes et dés de jambon qu'elle avait inventé pour ses enfants un soir où, poussée à la créativité par un réfrigérateur vide, elle avait dû s'inspirer du contenu de ses placards pour leur concocter un dîner acceptable. La recette avait eu un franc succès, et était devenu un classique familial que petits et grands réclamaient quand ils passaient chez elle.
- Ché bon, dit Enzo, la bouche remplie de pâtes.
- Merci mon grand. C'était le plat préféré de ta maman quand elle était petite, tu sais.
Le petit garçon regarda Jeannette d'un air étonné.
- Maman ? C'est pas possible, elle ne mange que des carottes et de la salade, me corrigea-t-il d'un ton sérieux. Comme Jojo, notre lapin nain.
Un sourire malicieux étira alors les lèvres d'Enzo, et Jeannette éclata de rire.
- Comme le lapin ? Eh bien, cela n'a pas toujours été le cas, conclut-elle quand elle eut repris son souffle.
Après le dessert, Jeannette monta avec Enzo pour se reposer dans sa chambre. Cependant, au lieu de la suivre dans l'ancienne chambre de Clotilde que Jeannette s'était appropriée depuis la mort d'Ernest, l’enfant continua droit devant lui dans le couloir.
- Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda-t-elle en le rejoignant, alors qu’il se dandinait d'un pied sur l'autre devant la porte de l'ancienne chambre que Jeannette partageait avec son mari. Tu remues comme si tu avais envie d'aller au petit coin.
- Dis mamie, on reprend la chasse au trésor ? demanda Enzo en continuant de sautiller d'excitation.
- Pas ici. Cela fait des semaines que je n'ai pas mis les pieds dans cette pièce, expliqua Jeannette.
Elle fit pivoter Enzo et le dirigea d'une main ferme vers la chambre où elle espérait que son petit-fils ferait la sieste. Ou, du moins, un temps calme assez long pour lui permettre à elle de fermer les yeux et se reposer un moment.
- Pourquoi tu ne dors plus dans ta chambre, mamie ?
La voix stridente du garçon secoua Jeannette et la projeta quelques mois en arrière, ce fameux matin où Ernest ne s'était pas réveillé.
Elle revécu le tsunami qui l'avait emporté dans un débordement de chagrin et de regrets, pour la laisser exsangue dans la solitude de sa maison.
Après cette épreuve, Jeannette ne pouvait plus dormir dans cette chambre. Elle avait vidée son armoire, changé les draps, puis elle avait claqué la porte sur le passé et s'était exilée de l'autre côté du couloir.
- C'est comme ça, répliqua-t-elle d'un ton sec, avant d'installer son petit-fils dans la chambre de jeune fille de Clotilde, sur un matelas posé au pied du lit.
Jeannette s'asseya sur le couvre-lit, et se laissa retomber sur ses oreillers en soufflant.
- Dors maintenant, Enzo, ordonna-t-elle avant de fermer les paupières.
Le carillon de l'horloge qui sonnait 15 heures réveilla Jeannette en sursaut. En se redressant par étapes pour épargner son dos, comme elle l'avait appris au yoga, elle s'aperçut que le matelas était vide. Enzo lui avait faussé compagnie.
Mûe par un pressentiment, Jeannette sortit dans le couloir. Comme elle le redoutait, la porte de son ancienne chambre était entrouverte. Ce petit était vraiment une tête de mule !
- Enzo, qu'est-ce que je t'ai dit ! aboya Jeannette en faisant irruption dans la pièce.
Pris sur le fait, le garçon la regarda avec un air coupable. A plat ventre sur la moquette, il jouait avec les petits soldats de plomb finement ciselés qu'Ernest collectionnait autrefois.
- Ah, c'est donc pour ça que tu tenais absolument à venir ici ! s'exclama la septuagénaire. Où les as-tu trouvés ? Je n'ai jamais su où Ernest les rangeait.
Enzo se mordilla la lèvre et tourna la tête vers l'ancien bureau d'Ernest, un vieux secrétaire en bois de noyer qui se trouvait près de la fenêtre. Sur le côté du meuble, un panneau sculpté de forme rectangulaire avait pivoté, révélant une cavité insoupçonnée.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? s'enquit Jeannette.
- Un jour, j'ai vu papi appuyer sur le côté, sur une boule du dessin, répondit Enzo d'un ton hésitant en désignant un morceau de la frise qui décorait le secrétaire, comme si une part de lui était réticente à révéler le secret de son grand-père. Il y a un tiroir caché. J'ai pensé que tes appareils étaient peut-être là ...
Jeannette, s'approcha de l'ouverture et se pencha pour observer de plus près la cache secrète.
Elle distingua dans l'ombre un paquet de feuillets, et tendit la main pour s'en saisir. Son cœur fit un bond lorsqu'elle reconnut les enveloppes bleues liées par du bolduc blanc. Ainsi, Ernest avait conservé les lettres qu'elle lui avait envoyées quand ils avaient commencé à se fréquenter. Pendant tout son service militaire, qu'il avait effectué loin d'elle, ils s'étaient adressés des messages d'amour, témoignages de leur foi en un avenir rempli de projets et d'espoir. Jeannette aussi avait gardé les courriers de son fiancé, précieusement serrés dans une boîte à chaussure dissimulée au fond de son placard à vêtement. Jamais elle n’aurait imaginé qu'Ernest s'était montré aussi sentimental qu'elle.
Jeannette continua à fouiller la cavité, et découvrit un dernier trésor. Un petit carnet à couverture de cuir. Elle s'assit sur le bord du lit, et ouvrit le calepin sur ses genoux. Les pages étaient couvertes de l'écriture fine et serrée de son mari. Curieuse, elle commença à déchiffrer les premiers mots : « Ma chère Jeannie, ... ».
Jeannette se rendit compte avec surprise que son Ernest s'adressait à elle dans ce carnet, et avec le même surnom affectueux qu’il utilisait dans ses lettres.
Elle se plongea dans la lecture des premières pages, qui semblaient dater de quelques mois à peine après leur mariage. Ernest avait tenu dans ce calepin une sorte de journal, dont les rubriques, qu'il écrivait toujours à son attention, étaient parfois distantes de plusieurs mois.
Entre ces pages, son mari avait couché sur le papier ses doutes, ses regrets, mais aussi complimenté ses changements de coiffure, ses nouvelles tenues et témoigné de sa profonde reconnaissance pour le temps qu'elle consacrait à leurs enfants pendant qu'il travaillait. Bref, le carnet contenait tous les mots d'amour, les secrets et les émotions qui avaient tant manqués à Jeannette pendant leur vie à deux.
A travers les lignes, elle comprit qu'à l'origine il avait procédé ainsi pour la protéger de ses soucis professionnels, et des problèmes d'argent que leur foyer avait rencontré après la naissance de Clotilde. Seulement, au cours du temps il avait pris l'habitude de lui cacher des choses, et de ne plus lui parler à cœur ouvert que sur les pages de ce calepin, comme au bon vieux temps de leur correspondance romantique. Au fil des pages, Jeannette découvrit le point de vue d'Ernest sur l'évolution de leur couple. Comment il l'avait vu se renfermer sur elle-même, prendre ses distances et le regarder avec un air morne.
Il avait réalisé trop tard qu'il ne savait plus communiquer avec sa femme.
Des larmes brûlèrent les paupières de Jeannette, sans qu'elle sache très bien s'il s'agissait de regrets ou de tristesse.
Elle reprit sa lecture.
Si Ernest avait commencé à lui faire des secrets avec de bonnes intentions, il s’était retrouvé enfermé dans un comportement qui avait progressivement éteint la complicité qui les liait. Comme on étouffe la flamme d'une bougie en la privant petit à petit d'oxygène, il avait laissé une distance s'installer entre eux. Si seulement son mari s'était confié à elle, plutôt que de livrer ses sentiments à son homonyme de papier…
La couverture de cuir trembla entre ses mains parcheminées.
Le temps défilait, et tandis que pour la véritable Jeannette le quotidien était devenu une suite d'évènements fades et routiniers, Ernest était devenu de plus en plus prolixe dans son journal. Il y faisait de grandes déclarations à sa Jeannie, et improvisait même des poèmes. Jeannette parcouru les dernières pages, les mots d’amour de son mari adoucissant tel un baume l’amertume qu’elle ressentait.
Lorsque Jeannette referma le carnet, elle se sentait différente. Apaisée. Elle essuya les trainées humides qui marquaient son visage, et pris une grande inspiration. Dans ce journal intime qui lui était en quelque sorte adressé, Jeannette avait enfin trouvé la réponse aux nombreuses questions qui la rongeaient.
Oui, Ernest l'avait aimé. Avec maladresse, mais de tout son cœur. Oui, leur couple avait eu un sens, et enfin, oui, Ernest avait été heureux à ses côtés.
Assise sur le lit, Jeannette contempla quelques instants Enzo qui jouait toujours avec les soldats sur la moquette, appréciant la sérénité du moment. La luminosité était si belle dans cette pièce. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’Ernest et elle l’avaient choisie. Et le matelas était plutôt confortable. La septuagénaire se fit d’ailleurs la réflexion qu'elle dormirait bien mieux dans ce lit que dans l'ancienne chambre de sa fille.