Même le gynécologue qu'elle avait vu en urgence l'avait regardée comme un monstre. Quelle mère refusait de voir son enfant sur l'échographie ? Quelle mère se contentait de n'être qu'un porte-bébé ? Camille avait vu son corps changer depuis l'annonce de sa grossesse mais elle n'en ressentait aucun autre effet. Les rares moments où elle sentait l'enfant bouger lui donnaient envie de s'arracher les cheveux. Elle était incapable de faire face au fait qu'elle était enceinte et qu'elle allait devoir accoucher, qu'elle le veuille ou non. Certes, elle avait pris la décision d'accoucher sous X, mais cela ne changerait pas le fait qu'elle allait devoir donner naissance à un enfant. Elle ne voyait même pas pourquoi le gynéco était aussi froid avec elle alors qu'une grande partie des gens à travers le monde ne faisaient plus d'enfants depuis l'Annonce. Peu de personnes arrivaient à se persuader que ça valait le coup. On avait bien tenté de convaincre la population qu'il fallait continuer à vivre comme avant, à avoir foi en l'avenir, mais cela n'avait eu que comme effet celui de polariser les choses. Les gens ne faisaient plus d'enfants du tout ou les gens faisaient beaucoup d'enfants. Alors qu'elle et Véronique faisaient un Uno et débattaient sur les règles du jeu (« Mais je te dis qu'on peut pas mettre deux cartes + 4 à la suite ! ») et que Kévin et Françoise, les secrétaires, regardaient des incendies dévaster un pays d'Amérique du Sud depuis le poste de télévision, Madeline entra en trombe. Derrière elle se trouvait Nour qui ajustait sa tunique vert vif, appuyée sur sa canne. Son visage rond défait, sa peau cuivrée inhabituellement grisâtre et ses épais sourcils froncés laissaient présager le pire. Véronique finit par demander :
– Quoi ?
– On a des stagiaires, leur apprit Nour.
– Super, encore des troisième à qui on va devoir expliquer que non, ils ne vont pas euthanasier des gens durant leurs 4 jours ici, soupira Kévin.
– Par contre, ils vont vite apprendre à maîtriser l'agrafeuse.
– Je parle d'adultes, intervint Madeline avec soupir fatigué. Pour être tout à fait juste, on a une stagiaire en psychologie et une jeune femme qui fait la formation de Death planner, puisqu'elle a obtenu le concours. La première est pour Nour et l'autre pour vous deux, dit-elle en pointant Véronique et Camille du doigt.
Cette dernière profita de la diversion pour enlever une carte de sa main. Véronique avait l'air soulagée de la nouvelle. Camille se rappela que sa collègue se plaignait de plus en plus de douleurs et de fatigue constante, sans avoir de diagnostic précis sur son mal. Les seules « solutions » que lui donnaient beaucoup de médecins était de perdre du poids ou d'essayer de se détendre un peu plus. Véronique était si lasse d'entendre ces propos, si lasse de tenter de perdre du poids par tous les moyens, si lasse de la sophrologie, du yoga, de l'ASMR et tutti quanti, si lasse de voir que ça n'améliorait en rien sa condition qu'elle avait fini par se convaincre que tout cela était dans sa tête.
– Delphine et Noémie commenceront dans deux semaines. Delphine sera là jusqu'en juin, et Noémie sera là jusqu'en juin aussi, mais à raison de trois jours par semaine et non à plein temps. Comme ça, tu pourras en profiter pour faire du travail de bureau au lieu de te fatiguer, lança-t-elle à Véronique.
– C'est ça, exploitons la meuf enceinte à la place, ironisa Camille qui croisa les bras.
– Tu es enceinte, pas handicapée, lui rappela Françoise.
– Techniquement, Véro n'est pas reconnue handicapée.
– Kévin, cesse de remettre en cause mes propos à tout bout de champ.
– Je refuse.
– Est-ce que ça te dérange vraiment, Camille ? releva Nour avec une grimace. Si tu as besoin d'aménagements ou d'un congé...
– Non. Non. Ça va.
Plutôt faire une fuite en avant dans le travail que rester chez moi avec ça. Le téléphone portable de Madeline sonna. Elle fronça les sourcils avant de prendre l'appel.
– Isa ? Ouais ? Ouais... Non ! Oh, merde ! Ça va ? Merde. Ouais. T'es sûre ? Ouais, ça vaut mieux. Elle va bien quand même ? OK. Bah allez-y, on s'en occupe. Tu me dis quoi. OK, bon courage.
Face aux regards perplexes de ses collègues, elle expliqua :
– Isabelle et Maria ont eu un accident.
– Elles vont bien ? s'inquiéta Kévin.
– Elles se sont arrêtées au feu rouge, imprudentes qu'elles sont, et le type qui envoyait des SMS depuis son téléphone derrière elles leur est rentré dedans assez violemment. Elles n'ont rien de cassé mais leurs nuques ont pris un sacré coup. Elles sont parties à l'hôpital, et la voiture à la fourrière.
– J'espère que le type va prendre cher, marmonna Véronique qui attacha ses longs cheveux blonds tandis que Camille se retenait de ne pas placer un « L'a beugné la bagnole. » Avec des dangers publics comme ça, on a presque pas besoin de nous.
Ce n'était pas tout à fait vrai. Après les attentats du 11 septembre, la guerre en Irak et foule d'autres joyeusetés du début du troisième millénaire, un événement très étrange s'était produit. Toute l'humanité avait vu la Mort apparaître dans leurs rêves. Celle-ci annonçait la fin toute proche de l'humain et de son ère violente et meurtrière. Après avoir tergiversé sur cet événement – Hallucination collective ? Épisode à grande échelle de maladie mentale ? – les humains et leurs gouvernements avaient du se rendre à l'évidence. La Mort leur avait parlé, les avait prévenus. Depuis, on avait nommé cette événement l'Annonce, avec une majuscule obligatoire et nécessaire. Il n'y avait plus rien à faire pour sauver l'humanité, juste la possibilité d'aménager ses dernières... quoi ? Années ? Décennies ? Siècles ? La panique avait surgi à travers le globe, entraînant suicides et meurtres de masse, mais ceux-ci n'avaient pas réussi ou pas totalement. Les suicidés ne mourraient pas et même si on compta des centaines de victimes de tueries ou d'attentats, aucun groupe ne revendiqua ces actes : bien des personnes à l'origine de ces derniers s'étaient terrées sur elles-mêmes, hantées par des choses qu'elles étaient incapables de décrire. Les spécialistes nommèrent cette chose « le mal de mort » . On assista vite à des colloques sur le sujet avec études et statistiques à la clé. On réalisa alors que les seules morts encore possibles étaient celles de vieillesse ou de maladie. Du moins, en ce qui concernait ce qu'on appelait maintenant « les morts passives ». Les « morts conscientes » étaient à présent le seul moyen de mourir sans être vieux ou grandement malade, et ne pouvaient être réalisées sans aucune conséquence par ceux qu'on appelait les Death givers, les « mains de la mort » ou les Death planners, les « contrôleurs de la mort », le nouveau nom donné aux personnes qui travaillaient dans le domaine de l'euthanasie, alors tout juste légalisée en France.
Tandis que Camille se mettait à la place conducteur de sa Clio bleue, Nour à l'arrière et Véronique à sa droite, la radio locale annonça :
– …Semaines déjà que celui qu'on surnomme The man in black a été libéré : nous avons pu rencontrer sa famille. Interview à suivre après cette page de publicité.
Véronique mit sa ceinture et grommela :
– Comment ils peuvent laisser ressortir un type pareil ?
– C'est un Death giver. Ils ne veulent pas risquer des représailles de... qui que ce soit.
– C'est un assassin, tu veux dire.
– Nous aussi, nous sommes des assassins, rétorqua Camille.
– Quoi ? Non ! Nous mettons fin aux souffrances de personnes malades ou séniles ou...
– Mais nous tuons quand même des personnes.
– Qui l'ont demandé. Qui souffrent. On ne tue pas des gens pour de l'argent ou parce que quelqu'un nous l'a demandé ou par simple envie. Ce sont des tueurs à gages, des assassins et... Rien à voir. Rien à voir ! répéta-t-elle d'un ton décidé qui n'encourageait pas à poursuivre la discussion, ses joues habituellement très pâles rouges comme des coquelicots.
Camille se contenta de hausser les épaules tandis que Nour calait sa canne sur le sol. Elle ouvrit sa sacoche et en sortit un mince dossier qu'elle présenta à voix haute tandis que la voiture filait.
– Théo Kelin. Jeune homme de... Très jeune homme de tout juste 19 ans. Demande d'euthanasie pour cause de dépression sévère depuis ses 12 ans. A déjà fait des tentatives de suicide. Troubles anxieux graves.
Toutes trois échangèrent des regards entendus. La demande de Théo n'avait que très peu de chances d'aboutir. Les demandes d'euthanasie motivées par la maladie mentale étaient nombreuses mais extrêmement peu étaient acceptées. Il fallait que la maladie soit très importante, présente de longue date, avec un grand retentissement sur la vie personnelle, professionnelle et sociale. Elle devait être diagnostiquée par un psychologue ainsi qu'un psychiatre du bureau régional en plus de l'être par Nour, sans compter qu'il fallait qu'il n'y ait que très peu de chances d'amélioration de l'état du demandeur de l'euthanasie, voire aucune. Au vu de son jeune âge, Théo avait de grandes possibilités de connaître un avenir meilleur. Mais cela ne voulait pas dire qu'il ne souffrait pas.
_____
– La première fois, c'était avec une le fusil de chasse de mon père. J'ai voulu viser le cœur mais j'ai raté. La seconde, des médicaments. La troisième...
Camille restait stoïque malgré cette litanie macabre. Elle regardait le mur jaune nicotine derrière Théo, assis sur le canapé-lit de son petit studio d'étudiant. Cela lui rappelait son premier logement lillois, quand elle avait elle-même dix-neuf ans. Elle étudiait l'anglais et avait pour but de devenir professeure de lycée. Mais... Son cœur sembla lui donna un coup contre les côtes comme pour la dissuader de repenser à cette terrible soirée : Camille réalisa vite qu'il s'agissait de son bébé. Elle mit la main sur son ventre comme pour le cacher, ce qui était ridicule car ce dernier semblait s'être arrondi à toute vitesse comme pour rattraper son retard, à la grande horreur de Camille.
Nour écrivait sur son carnet de son écriture impeccable. Elle hochait la tête au bon moment, posait les bonnes questions, se montrait compatissante quand il le fallait. Véronique était entre elles et grimaçait et tentait de plier les jambes dans une position confortable sans parvenir à la trouver. Quand Nour prit sa canne et se leva pour serrer la main du jeune homme, elles comprirent à son expression que Théo ne mourrait pas de leurs mains.
– Hé bien, nous allons étudier votre dossier attentivement.
Il sembla soulagé d'entendre ces propos. Ce fut en les inondant de remerciements qu'il les raccompagna jusqu'à la porte. Lorsqu'elle prit place dans la voiture, Véronique se prit la tête entre les mains. Alors que Nour allait lui serrer l'épaule, elle se défendit :
– Je ne pleure pas ! C'est juste... Que voir des gamins aussi tristes et défaitistes, ça me... Comment- ?
Camille savait comment. Parce que la jeunesse ne garantit pas la paix de l'âme ni une vie tranquille sans problèmes, sans chocs, sans traumatismes. Parce que la vie, surtout une vie aussi fragile, dans un contexte où la Mort pouvait tout engloutir à tout moment, pouvait sembler futile et sans but. Parce que, dans le regard de Théo, elle avait vu celui qu'elle avait encore aujourd'hui.
Enfin, "décalé", jamais ça ne sonne faux - les vannes passent très bien. Le Uno, les blagues autour du stagiaire. Mais autour de ça wow, la force de ton texte en un chapitre si bref. Entre le déni de grossesse qui pousse Camille à tour refuser côté aménagements au travail, la dureté de certains jugements contre les femmes qui seraient sans coeur parce qu'elles ne sont pas prêtes à recevoir cet enfant, toute la scène à la fin avec Théo...
Un coup de coeur.
Je reviendrai très vite continuer la lecture, c'est certain <3 J'arrête là pour le moment histoire d'essayer de lire un maximum des participations aux Histoires d'Or - mais à bientôt après celle-ci <3
Chose promise, chose due.
Je ne m'attendais pas à ce que ce texte soit aussi drôle. Les thèmes sont des qui me travaillent énormément, et j'adore cette gigantesque soupe que tu en as fait (j'adore la soupe, d'ailleurs, il faut prendre cette expression comme un compliment, ici). Globalement j'ai été surpris de pas mal de choses de manière très positive.
Je ne suis pas archi sûr que raconter déjà comment Camille a compris qu'elle était lesbienne soit ultra pertinent déjà, pour autant ça ne m'a pas si gêné que ça d'avoir ces infos à ce moment-là. Je me demande juste vraiment quelle va être la suite (oui je suis globalement nul pour deviner où vont les histoires) et je m'interroge toujours sur la pertinence du dévoilement de certaines infos dans les débuts, connaissant la grande propension à vouloir tout dire tout de suite.
J'ai trouvé Camille très attachante. Je trouve l'univers un peu wtf-esque mais en mode parti pris assumé , du coup ça passe crème. Et je me dis que lire cette aventure sera peut-être cathartique, j'ai assez ha^te pour toutes ces raisons de continuer !
Plein de bisous !
Pour l'avoir mis au début, c'est parce que l'histoire, quand j'ai eu "l'étincelle" m'est vraiment apparue dans ce sens-là et que ça me semblait être le bon chemin. Ouais, c'est pas très clair. Merci ♥
Je l'ai pas encore dit,, mais tu manies parfaitement le dosage entre réalisme sombre et passages plus humoristiques. Certains traits d'humour sont sincères, d'autres plus cyniques, mais le tout permet de naviguer dans le roman avec quelques petits bouts d'éclaircies, histoire de tout nuancer sans rien minimiser, et à encourager les réflexions.
J'ai un petit doute : si les euthanasies fonctionnent alors que les suicides et les meurtres ne fonctionnent plus, c'est parce que seules les personnes malades et/ou très âgées peuvent mourir ? Donc un meurtrier qui cible une personne malade va réussir à la tuer... ?
A bientôt !
Trop triste le dernier paragraphe)= Pauvre Camille !
L'accouchement sous X est un dénouement logique mais comme le dit Camille, ça reste un acte qui n'est pas anodin de donner naissance.
Très intéressant d'en apprendre sur ton univers, notamment avec l'Annonce. C'est pas une société joyeuse mais ça se prête bien à l'histoire que tu racontes et aux thèmes que tu abordes.
Une lecture très intéressante, clairement ça me sort de ma zone de confort !
A bientôt (=
Quant au personnage principal, plus il s'étoffe, mieux c'est. J'ai remarqué pour la première fois la multiplicité des personnages qui gravitent autour de Camille. Cela montre qu'ils sont bien écrits, ou en tout cas, que ce sont des personnages auxquels tu donnes une importance suffisante pour qu'on les remarque.
Bref, c'est un univers auquel tu donnes une épaisseur, une tessiture, un goût. Et ça ne peut que donner une histoire intéressante à écrire et à lire.
C'est cool !
Bonne écriture à toi !
Il y a beaucoup de sensibilité dans la façon dont tu décris le travail de l'équipe, et ses relations avec les "clients", ce qui offre un contraste très fort avec la situation de Camille. On comprend pourquoi elle ne veut pas cet enfant !
Merci pour la lecture.