Nous avancions dans un coin reculé de la cour qui était empli d'arbres. Il était plutôt rare qu'il n'y ait des personnes à ce moment de la journée, puisqu'en temps normal nous vivions la nuit. Les dhampirs n'avaient aucun mal avec le soleil, seulement celui-ci fatiguait les vampires. Mais pour cette fois, à cause du décalage horaire, la direction avait fait une exception.
En observant les lieux, je me rappelai que je n'avais absolument rien accompli de ma vie. J'avais passé toute mon existence à « étudier », et le résultat n'était pas bien fameux. Je ne m'y étais jamais vraiment investie. Mais après ma discussion avec La Colmane, je comprenais que cette année était décisive pour moi, si je voulais m'assurer d'être avec Ariadne. Bien sûr j'étais jeune et il me restait du temps pour choisir ma voie, mais le fait était que je n'envisageais pas de vivre longtemps, quarante ans pour moi était le maximum envisageable. Et si je tenais jusque là, c'est que je me serais bien assagie.
Je resserrai le peignoir en frissonnant. Cela faisait près de dix minutes que nous avancions en silence. Je tournai la tête pour l'observer, sans comprendre pourquoi, encore une fois, je l'avais suivi bêtement. Il m'arrivait de faire des choses stupides dans ce goût là quand je buvais suffisamment, mais en temps normal je ne sympathisais pas, et suivais encore moins quelqu'un de rencontré il y a à peine quelques heures. Sans parler de son frère qui m'avait fait un drôle d'effet. Je secouai la tête, et mis ma réaction sur le compte de la fatigue.
— Mason se décida finalement à rompre le silence.
— Tu as une sacré réputation ici.
Je haussai un sourcil l'incitant à poursuivre.
— Je sais que tu es du genre à t'attirer des problèmes. De grosses emmerdes, ajouta-il, ce qui me fit sourire. T'as une sorte de poisse ? Ou tu cherches juste les embrouilles?
Je retirai des cheveux qui me barraient le visage avant de répondre.
— En mettant de côté ma poisse (je fis des guillemets à ce mot) je cherche à ajouter du piquant à ma vie, rien d'extraordinaire.
— Qu'est-ce que tu fais pour ça ?
Je claquai la langue et me frottai l'œil en réfléchissant.
— Je sèche les cours, je sors d'ici (je désignai du regard les murs qui nous séparaient de la civilisation), je vais à des soirées (je soupirai), ce genre de trucs quoi.
— Tu... (il fronça les sourcils puis se ressaisit) et ça marche ?
— Euh, non. Mais c'est tout ce que j'ai trouvé de mieux pour le moment.
Nous marchâmes quelques instants en silence avant qu'il daigne me reparler.
—Où est-ce que tu vas lorsque tu sors ?
Je le regardai en haussant un sourcil.
— Je vadrouille un peu. Je ne peux pas trop m'éloigner.
— Et tu... (il se frotta la nuque, mal à l'aise) Ca te fait pas...flipper de tomber sur quelque chose à l'extérieur ?
J'émis un rire amer.
— J'aimerai bien. (je secouai la tête) Pourquoi ces questions ? Tu voulais pas faire un truc fun ? C'est bien pour ça que tu m'as entraîné avec toi ?
— Je fais la discussion, se justifia-t-il.
— Hm... fis-je. Et ton frère ?
— Hein ? Oh, fit-il, ce qui me laissa penser qu'il lui était sorti de l'esprit. Il n'est sûrement pas loin.
— Et toi alors ?
—Quoi, moi ?
Je roulai les yeux.
— Parle moi de toi, qu'est ce que tu viens faire ici ? Tu es en quelle année d'ailleurs ?
— En dernière année. Comme toi. Eh ! Ça te dirait qu'on se pose là bas ? (il désigna du doigt l'ancienne cabane du garde, au fond de cette pseudo-forêt, et j'acquiesçai) Donc, je suis en dernière année. Je viens de Russie, je connais les bases du combat, donc.
— De Russie ?! m'écriai-je, ce qui le fit tressaillir.
Nous autres, vampires étions en perpétuelle guerre avec les loups-garous, autrement appelés les lycans qui est le diminutif de lycanthrope.
Il y avait plusieurs rumeurs sur la façon de se transformer en loup-garou, mais rien de vraiment concret. Il faut dire que personne ne s'était jamais dit « Tiens ! Et si j'allais discuter avec un lycan entre deux coups de poignard ? » Bien sûr il y avait la transmission génétique, ce qui était une certitude. Les mythes racontaient que cela pouvait se produire grâce à une morsure, en suivant un rite satanique, ou encore en restant exposé nu face à une pleine lune particulière.
Enfin, ce n'étaient que des rumeurs.
Mais les meutes actuellement connues sévissaient en Russie et en Laponie (au Nord de la Finlande).
Je ne comprenais pas le but de cette guerre. Chacun se battait pour sa propre race, ce n'était ni pour un territoire, ni pour une divergence d'opinions. Il n'y avait pas de point de départ. Si ce n'est que les vampires et les loups-garous se livraient, selon moi, dans une sorte de quête de pouvoir. Ce que je trouvais complètement stupide. Chaque nouveau vampire qui naissait se mettait obligatoirement à haïr les lycans. Chaque nouveau lycan se mettait à haïr les vampires. C'était un cercle vicieux. Cela paraît un peu normal puisque c'est ce que l'on nous enseigne. Mais je me disais qu'il fallait regarder un peu plus loin que ce que l'on voulait nous montrer. Après tout on ne nous livre jamais que la moitié de la vérité. Bien sûr les deux camps n'avaient jamais discuté, ce qui était plutôt normal, mais normalement stupide. Parfois il m'arrivait de me demander s'il y existait un lycan neutre, qui n'était ni pour son camp, ni pour le camp adverse. Quelqu'un qui, aurait réfléchi par lui-même, sans se laisser influencer. Et qui pourrait juger la situation objectivement. Peut-être que grâce à ça, il aurait été possible de trouver un terrain d'entente. Et stopper ce conflit qui se perpétuait.
Ce que j'imaginais était plutôt utopique, je n'avais partagé mon opinion à personne. Pas même à Ariadne. C'était le genre de dires qui pouvait vous envoyer tout droit vers votre sépulture, tête la première.
— Tu es né là bas ? demandai-je pour me rattraper.
— Ouais, mais pas Jess.
J'acquiesçai en priant pour ne pas qu'il me pose de questions sur mes bords « politiques ». Puisque je serai forcément obligée de mentir.
— Qu'est ce que tu penses des lycans ?
Raté.
Je me mordis la lèvre inférieure, ce qui signifiait que je n'étais pas du tout à l'aise.
— Comme tout le monde, répondis-je simplement avant de déglutir. C'est logique.
— Évidemment (il hocha la tête mais je ne vis pas son expression) Ils sont violents, arrogants, ce sont des monstres (je le vis contracter la mâchoire) ces espèces d'ordures. D'hybrides à la con.
— Mason ?
Il se retourna vers moi et repris soudainement son sourire en coin.
— Nous sommes des hybrides tous les deux, lui rappelais-je, voyant que le sujet le rendait plutôt nerveux.
— Toi plus que tu ne le crois, me dit-il avec un clin d'œil.
Alors que j'étais sur le point de lui poser la question il se mit à trottiner vers la cabane dont il ouvrit la porte.
— Tu viens ? dit-il.
Je secouai la tête ,ce qui le fit rire puis le suivi.
Il ouvrit la porte. Il faisait sombre à l'intérieur, mais ma vue était assez perçante pour que je regarde Mason trouver des allumettes et allumer une lampe à pétrole. Celle ci ne nous procurait pas beaucoup de lumière, mais c'était bien suffisant pour nos yeux.
Je jetai un coup d'oeil autour de moi. L'espace n'était pas très spacieux et ne valait pas la Maison Blanche mais c'était l'endroit rêvé pour s'évader, enfin, selon moi. A une époque où l'académie possédait d'avantage de gardiens, certains occupaient de petits abris, qui leur permettaient de surveiller les abords du campus. Ils avaient été abandonnés depuis longtemps, mais celui dans lequel nous étions semblait avoir été remis en place. L'endroit était propre et confortable. Il n'y avait que le strict nécessaire: Une très petite cuisine, une table à manger au coin, près de la cheminée qui était en face de la porte d'entrée. Un petit fauteuil. Un lit recouvert d'un édredon moelleux à l'autre coin de la pièce ainsi qu'une armoire et une commode à proximité. Il y avait même de la nourriture en boîtes et en sachets dans la cuisine qui occupait l'un des côtés de la pièce.
Mason me regarda par dessus son épaule en reposant la lampe à pétrole.
— Mets toi à l'aise (il se retourna puis s'étira, dévoilant ses abdominaux sculptés que son haut remonté laissait entrevoir) J'ai réaménagé cet endroit il y a une semaine lorsque je suis arrivée. La rentrée officielle n'est qu'aujourd'hui, mais heureusement que le campus sert aussi de refuge pour élèves SDF. Je n'aurai pas aimé devoir chasser des wapitis à mains nues. Tu sais, comme ce type à capuche dans Arrow.
—A mains nues ? dis-je en haussant un sourcil. Pourquoi ne pas te fabriquer un arc comme lui ?
Il s'installa sur le canapé m'invitant à faire de même.
— J'ai déjà du mal à couper des fruits, alors un arc ? Très peu pour moi.
— Tu as déjà utilisé un pieu ? demandai-je en m'installant près de lui. Il avait une odeur de miel acidulée. J'ignorais si c'était dû à son parfum ou à son odeur naturelle, mais je pouvais la sentir flotter autour nous.
— Oui, mais uniquement parce que seul le bout est dangereux. Je suis un danger public. (il se frotta la nuque et pencha la tête en arrière) Et de bien des façons, ajouta-t-il.
— Tu es très énigmatique, dis-je.
— Et toi pas très curieuse, répliqua-t-il avec un sourire espiègle.
En réalité c'était faux. La curiosité était ce qui me faisait le plus défaut, mais dans la mesure où nous venions tout juste de nous rencontrer, je jugeai utile de ne pas lui paraître trop lourde. J'avais déjà assez de mal comme ça à sympathiser, je n'allais pas gâcher ce début d'amitié si bien parti.
— Quel genre de musique est ce que tu aimes? lui demandai-je.
Il émit un éclat de rire avant de se tourner vers moi.
— Je ne parlais pas de cette curiosité là. Mais j'aime bien, ne te marre pas hein, le groupe Bananarama.
— "Who needs friends who never show, I'll tell you what you wanna know".
—« Heard a Rumour »1987 ! Tu connais ? dit-il d'un ton enjoué.
— Bien sûr, répondis-je en lui rendant son sourire. C'est le troisième après Frankie Goes To Hollywood et The Bangles Eternal Flame.
—Tu aimes bien les groupes des années quatre-vingt ? demanda-t-il, surpris.
—La musique était reconnue à sa juste valeur, dis-je. Et à cette époque là on devenait artistes pour pouvoir chanter, et non pas chanter pour devenir artistes et obtenir la gloire, l'argent et la reconnaissance. Ca parait stupide mais, je ressens cet amour de la musique dans les albums de l'époque, et quelque part ça les rend bien plus beaux. Malgré le fait que les instruments n'étaient qu'à leur apogée. Alors que lorsque je me mets à écouter des trucs de maintenant il n'y a pas (je claquai des doigts) cette étincelle. Je pense, que les choses étaient bien plus belles auparavant puisqu'elles étaient plus difficiles d'accès. Tout le monde profitait du moment présent et de ce qu'ils avaient. Tandis que de nos jours nous sommes tous devenus si arrogants. On nous sert tout sur un plateau d'argent, il ne nous manque rien, on est tous bercés par l'illusion d'être parés à toute éventualité, alors que dans certains pays le quotidien n'est que souffrance. C'est pour cela que je veux sortir de ce confort que me procure ma vie monotone, je veux obtenir les choses par moi-même. J'ai bien conscience que sécher les cours et ce genre de choses ne règlent rien, et je sais bien qu'à première vue ça n'a aucun rapport mais c'est la seule chose que j'ai trouvé. Disons que je veux faire quelque chose qui en vaille vraiment la peine et qui soit utile, qui me fasse sentir vivante... entre autres.
Ce n'est qu'à la fin de ma tirade que je me rendis compte que j'avais beaucoup trop parlé. J'étais passée d'une simple question "est ce que tu aimes les groupes des années quatre-vingt", à déblatérer toutes ces âneries. Et je me demandais pourquoi j'avais autant de mal à sympathiser.
Je relevai la tête vers Mason et vit qu'il m'avait écouté tout au long. A moins qu'il adopte la même technique que moi en cours. Celle du "je suis totalement concentrée" mais qui voulait dire "je suis totalement concentrée sur autre chose".
Je soupirai avant de lui dire:
— Je suis vraiment désolée d'avoir dû t'infliger ce long discours, j'ai pas l'habitude de parler de (je m'éclaircis la gorge)Pour te répondre, oui j'aime les groupes des années quatre-vingt.
Je m'éclaircis la gorge en remettant une mèche de cheveux derrière mon oreille, gênée. Très gênée.
Puis je vis sa main passer devant mon visage. Je tournai la tête vers lui et il me gratifia d'une pichenette sur le front.
— Ne sois pas gênée, je suis d'accord avec toi. Tout le monde vit au jour le jour, bêtement. Ils sont juste tous influencés par cette société qui leur dicte tout. C'est... (il fut sur le point de dire quelque chose mais il se ravisa) C'est cool de voir qu'il existe encore des personnes sensées. Tu sais quoi ? Je suis bien content que quelqu'un ait failli pénétrer dans ta chambre !