Le soir, le début du dîner s’était passé dans un silence presque absolu. Emily avait rejoint la famille en fin d’après-midi et s’en était suivie une discussion passionnée entre elle et sa mère. Mais lorsque l’heure de manger était venue, plus personne n’avait parlé. Jayden avait même trouvé que ses pâtes n’avaient pas de goût tant l’atmosphère de la pièce avait été tendue. Aucun n’avait levé les yeux de son assiette et seuls le cliquetis des couverts et les déglutitions s’étaient fait entendre.
Finalement, sans que Jayden ait pu suivre la discussion, trop concentré sur son verre d’eau qui débordait, Frost et Carly avait commencé à se disputer, pointant le doigt sur la chaise vide au bout de la table. Ils avaient plusieurs fois lâché le mot « papa » et leur mère était intervenue pour tenter de calmer ses enfants. Ça n’avait fait qu’empirer les choses ; Frost s’était levé furieusement, jurant sur cette situation de confinement ridicule et avait gagné sa chambre à l’étage. Puis Chris avait haussé le ton quand Emily avait ajouté quelque chose ; Carly l’avait aussitôt rejoint, tentant de défendre ses arguments.
Jayden avait gardé son regard sur son verre, jouant d’une main avec sa fourchette. Dans son champ de vision, il avait pu apercevoir sa mère baisser la tête et cacher son visage derrière ses mains tremblantes.
— Il devrait être envoyé dans une école pour ça ! s’était alors écrié Emily en se levant. Tu ne penses pas, maman ? avait-elle ajouté en baissant sa voix. Il faut bien faire quelque chose pour lui, on ne peut pas continuer comme ça.
Au lieu de répondre, Ella l’avait simplement regardé, les yeux humides.
C’était à ce moment-là que Jayden s’en était allé rejoindre son lit.
Quand il se réveilla ce matin-là, il tourna la tête vers son réveil et souffla. Huit heures. Une heure avant de pouvoir sortir loin de toute cette famille qui ne voulait plus de lui.
Sans s’attarder sur ces pensées néfastes, il étira ses jambes et se retira de son lit. Les volets qu’il n’avait pas pris la peine de fermer la veille firent entrer un soleil éclatant qui lui agressa les yeux. Il s’approcha de l’ouverture pour tirer les rideaux mais se stoppa. En bas, dans la rue, il aperçut une femme blonde s’approcher de sa voiture, sortant ses clefs d’un sac à main rouge vif. Elle croisa son regard et son visage s’illumina d’un sourire, puis elle salua Jayden d’un geste de la main. Le garçon lui rendit son geste et son sourire.
Les extrémités de ses lèvres retombèrent aussi vite qu’elle partait au loin.
Après ça, son moral baissa encore plus.
Cette femme était leur voisine, Mme Foster, mais également – et surtout – la mère de son ancien meilleur ami, Klayton.
Un ricanement nerveux s’échappa de sa gorge.
Il tourna la tête vers la deuxième fenêtre de sa chambre. Les volets de celle-là, en revanche, restaient toujours fermés depuis ses huit ans. Depuis le jour où Klayton avait mis fin à leur amitié.
Jayden s’en souvenait comme si l’évènement s’était passé la semaine dernière ; Klayton était arrivé en trombe dans sa chambre par sa fenêtre, – à noter qu’il n’y avait rien de malsain : les deux garçons habitaient tellement près l’un de l’autre que la ruelle qui séparait les deux maisons n’était pas assez large pour accueillir des poubelles, et il s’avérait que la fenêtre de chacune de leur chambre se trouvait juste en face l’une de l’autre. Leurs pères avaient d’ailleurs eu l’idée de les relier par un « pont » en planches de bois solides, afin de faciliter leurs passages, puisque les deux garçons avaient eu la fâcheuse tendance à passer d’une chambre à l’autre sans se soucier de la hauteur à laquelle ils étaient.
Mais ce jour-là, Klayton était arrivé dans sa chambre et, au lieu de s’affaler dans le lit de Jayden et de commencer à parler du dernier livre incroyable qu’il venait de terminer, il l’avait insulté, rabaissé, traité de tous les noms et était repartit, insistant sur le fait qu’il ne voulait plus jamais le revoir. Quand le châtain avait voulu le suivre, il s’était retrouvé face à la fenêtre fermée de Klayton qui avait tiré les rideaux.
Jayden n’avait pas compris la raison de cette séparation brutale et ne la comprenait toujours pas aujourd’hui. Son camarade ne lui avait jamais précisé pourquoi. Et depuis ce jour flou, ils ne s’étaient plus jamais reparlé, malgré le fait qu’ils partageaient la même classe tout au long de leurs années scolaires. Du côté de Jayden, les choses étaient devenues encore plus malaisantes depuis que le jeune Foster avait annoncé à leurs camarades et à leur professeur, le jour de ses dix ans, qu’il avait manifesté un élément : celui du feu.
Tout le monde l’avait applaudit et félicité, sauf Jayden qui s’était rembrunit. En plus de l’avoir délaissé sans dire pourquoi, voilà que Klayton se ramenait avec l’élément le plus contraire au sien.
En ce qui le concerne, la mère de Jayden n’avait jamais annoncé officiellement l’élément de son fils et donc aucune particularité surnaturelle n’était marquée sur sa carte d’identité. Personne, à part sa famille, n’était au courant de son pouvoir. Depuis ses neuf ans, le jeune McPherson essayait tant bien que mal de le cacher aux autres. Il avait dû mentir en prétextant que son œil violet était dû à une chirurgie urgente et que la nouvelle couleur allait malheureusement être permanente, et qu’une soudaine envie lui était venue de se teindre les cheveux. Il y a bien eu quelques moments où il avait failli enclencher son pouvoir par mégarde, surtout pendant les premiers mois où il ne faisait que s’habituer à sa présence dans son organisme. Mais il y a eu également plusieurs accidents, plus ou moins graves, lors de ces débuts d’adaptation ; heureusement, seuls des témoins de confiance étaient présents.
Jayden soupira. Penser à ça n’était pas mieux que penser à sa famille.
Il finit par chasser le soleil en refermant les rideaux.
***
Dans la pièce principale, Jayden trouva Carly et Frost en train de petit-déjeuner, face à face. Leur conversation s’arrêta lorsqu’ils le virent.
— Bonjour Jay-jay ! s’exclama joyeusement sa sœur en lui désignant la chaise à côté d’elle d’un signe de tête. Viens t’assoir, j’ai fait griller des tartines.
— Quel exploit culinaire… murmura Frost tandis que Jayden s’installait à table.
— Toi tais-toi, t’es en train d’en manger d’une.
Le plus jeune ignora leur dispute et s’empara du jus de fruit.
— Je n’ai pas très faim, fit-il à Carly avec un sourire désolé. Mais merci.
— Enfin un peu de reconnaissance, dans cette famille ! Merci de me remercier.
Et la conversation des deux plus âgés reprit. Jayden les écouta vaguement, buvant à petites gorgées pour faire passer le temps. Son regard rencontra l’horloge. Encore quarante minutes.
Évidemment, il pourrait ne pas respecter ce que sa mère avait instauré. Mais ce n’était pas son genre, et ça ne le gênait pas tant que ça de devoir attendre. Par contre, il était étonné de voir sa sœur et son frère encore à l’intérieur ; il aurait juré qu’ils sortiraient dès leur réveil. C’étaient les deux plus actifs de la famille (si on ne comptait pas Chris et ses moments de fête aléatoires) et ne supportaient pas de rester enfermés. Même la nuit, ils avaient eu l’habitude de sortir tous les deux pour aller jouer dehors au parc. Ils ne dormaient jamais beaucoup.
Était-ce encore le cas aujourd’hui ? Ils avaient tellement changé que Jayden ne put y répondre.
Un claquement de doigts de la part de Frost le fit sortir de sa transe.
— Tu m’écoutes ? Je te demandais si tu serais d’accord pour apprendre à contrôler ton… truc, tu sais. Parce que ça inquiète beaucoup maman et ça lui donne du stress en plus alors…
— T’es pas en train de le faire culpabiliser, là, si ? le coupa Carly.
— Quoi ? Non, je dis juste que…
— J’ai pas envie.
Ils se tournèrent vers Jayden.
— Maman n’est pas là, on peut en parler ! s’exclama Frost. On devrait en parler plus souvent, d’ailleurs, c’est pas rien.
— Pourquoi ? Parce que c’est à cause de ça que papa est parti ? s’énerva Jayden.
— Les gars, si vous continuez cette discussion je vous plante ma fourchette dans le c…
— Ouais, peut-être, répondit le blond en ignorant Carly. Je te blâme pas entièrement pour ça, tu sais, mais t’aurais pu faire quelque chose !
— T’es sérieux ? Mais tu voulais que je fasse quoi, au juste ? Que je m’arrache l’œil ?
— Jayden ! s’indigna leur sœur.
Elle se leva et frappa la table avec force pour attirer leur attention. Le jus d’orange de Jayden se renversa presque. Ils se tournèrent vers la jeune femme en s’apprêtant à continuer mais elle les stoppa :
— Tu ne cesses de baisser dans mon estime, Frost, je te pensais moins abruti. Et toi Jay-jay, si tu redis encore une seule fois quelque chose comme ça…
Elle ne termina pas sa phrase. En bas des escaliers, Chris était accoudé au mur et croisait les bras, cachant la moitié de son torse nu. Il jouait avec un cure-dents entre ses lèvres et les regardait calmement.
— Vous allez réveiller tout le quartier, à hurler comme ça, lâcha-t-il en se rapprochant d’eux.
Il tira une chaise à côté de Frost et s’y assit sans rien dire. Sa main laissa son cure-dents tomber dans le verre d’eau du blond et il s’affaissa contre le dossier, un sourire aux lèvres.
— Tu sais, Frost, papa serait fier de toi, dit-il. Waw, la façon dont tu le défends… c’est dingue. Un p’tit chou.
Frost soupira et passa une main sur son visage. Avant que quelqu’un d’autre ajoute quelque chose, il s’en alla brusquement. Carly, qui s’était réinstallé, passa un bras sur les épaules de Jayden. Le plus jeune offrit un sourire timide à Chris.
***
Onze heures et demie.
Lorsque neuf heures avait sonné, la fratrie s’était empressée de sortir de la maison sous le regard fatigué de leur mère qui venait de se lever.
Jayden était partit dans la direction opposée à celle des autres et se retrouvait à présent seul, affalé sur le banc d’un parc. Il ne savait plus trop où il était exactement, peut-être en dehors de son quartier. Ça lui était égal. Le fait d’être restreint par un couvre-feu l’avait fait marcher longtemps sans vraiment de destination en tête, et le voilà à regarder pensivement des enfants qui jouaient en face de lui. Ils se bousculaient pour faire du toboggan et se suivaient en courant dans tous les sens. Jayden en reconnu quelques-uns, preuve qu’il n’était pas si loin de chez lui.
Un petit vent lui caressa le visage et le fit frissonner. Aussitôt, il sortit sa main droite de sa poche et l’observa un instant.
À chaque fois que quelque chose de frais l’atteignait, il sentait un mouvement quasiment imperceptible dans ses doigts, comme un frétillement qui demandait à devenir plus. Il lui semblait également que la couleur de sa peau s’éclaircissait.
Il se mordit l’intérieur de la joue et se redressa légèrement. Tendant son bras devant lui, il étira ses doigts ; un givre discret commençait à en recouvrir le bout. Il referma brusquement sa main et la cacha de nouveau dans sa poche. Un gout métallique sur sa langue le fit grimacer et il jura silencieusement, prenant bien soin d’éviter le regard curieux de certains enfants.
Quelques parents se mirent à les appeler et Jayden regarda une nouvelle fois sa montre. L’heure de manger n’allait pas tarder à arriver.
Arrivé chez lui, il ne fut pas étonné de n’y voir que sa mère. Ses frères et sœurs devaient sans aucun doute profiter de leur liberté.
— Je ne pensais pas te revoir aussi tôt, fit-elle remarquer à son fils alors qu’elle s’occupait d’une salade dans l’évier. Habituellement, tu commences à te rendre compte que ton ventre crie famine vers treize heures…
Elle lui sourit gentiment et Jayden le lui rendit.
Les couverts avaient déjà été installés sur la table et il put ainsi compter quatre personnes ; il ne lui fut pas beaucoup de temps pour deviner que sa mère et lui mangeraient avec Chris et Carly (qui, au contraire de Frost et Emily, n’avaient pas assez d’argent pour se permettre de payer à manger alors qu’un bon repas serait automatiquement prêt ici). Il soupira et commença à se diriger vers sa chaise lorsqu’Ella l’interrompit :
— Je n’ai plus assez de tomates pour la salade, est-ce que tu pourrais aller en acheter rapidement à la supérette d’en face, s’il te plaît ?
Elle lui désigna le portefeuille sur la table basse du salon et le remercia d’avance. Jayden s’en empara et, avec un dernier geste vers sa mère, franchit la porte de la maison.