Chapitre 2

Par Ety

Une tension suffocante régnait près de la pièce aux tapis blancs. L’air semblait absorber l’énergie des pierres de foudre chauffant au cœur des lampes. L’eau contenue dans les vases des servantes dansait dans leurs coupes, sous la débandade de celles qui les tenaient, serrées les unes contre les autres de part et d’autre du passage, en rangs équilibrés. La terre tremblait sous les coups sonores de hauts talons progressant le long du corridor. Le bas d’une longue robe pourpre traînait derrière des bottes de cuir tanné typiquement féminines, travaillées dans des ateliers de la ville côtière de Balfonheim. Sur cette robe étaient brodés des motifs spéciaux, qui ressemblaient vaguement à des feuilles d’arbre. De lourdes épaulettes de fer poli cachaient de larges épaules rehaussées, et une auguste ceinture gravée soutenait une tout aussi imposante poitrine. De longs et musculeux bras tendaient deux mains gantées et nerveusement refermées. Une pesante respiration tonnait, une haleine exténuée flambait. Sur un col de velours enjolivé, un ample cou clair supportait l’un des plus fameux visages d’Archadia.

Le teint lumineux d’une lueur légèrement sombre dévoilait un regard dévastateur qui semblait détruire tout ce qu’il voyait, à droite et à gauche, y compris les serviteurs. Lancé par deux grands yeux bleus coruscants, il surmontait un large nez pourtant fin dans ses conjectures. Une bouche aux lèvres pleines et rougeoyantes de rage se pinçait de dépit. Deux joues repues et une paire d’oreilles luxueusement parée paraissaient seules évoquer la neutralité chez ce corps écumant d’impatience. En définitive, la dense chevelure aux innombrables boucles d’ébène qui pendait sur les oreilles, la nuque, la robe et les épaulettes de la singulière femme n’avait pas besoin de couronne pour faire savoir son rang impérial.

 

La vérité était que Sentia Solidor était le bras et le cerveau de son époux, et que ce dernier n’aurait sans doute jamais pu accomplir la moitié des projets qu’il avait entamés les quinze années précédentes sans ses précieux conseils. Il était vrai que l’intelligence de cette femme dépassait de loin cette beauté sauvage qui n’avait jamais voulu la quitter, et c’était la raison pour laquelle elle contribuait souvent aux conceptions de documents officiels, et que pas une seule décision au Palais n’était prise sans son consentement. Néanmoins, elle savait être plus maligne que le cobra qui dansait dans les plaines de Giza, au sud de Dalmasca ; elle avait gardé d’on ne savait où une coquinerie d’enfant qui la rendait bien trop souvent dure et autoritaire, et qui ne contribuait en rien à faire valoir l’image que son rang lui imposait. Elle paraissait ainsi, aux yeux des souverains des autres nations, une pauvre femme sans intérêt ni honneur qui ne servirait à Gramis qu’à lui pondre des successeurs ; et aux yeux de ses serviteurs, un danger universel à ne surtout jamais rencontrer. Sentia n’était pourtant ni une bête ni une despote. Elle savait seulement, quelquefois, se rapprocher merveilleusement de l’une ou de l’autre.

 

L’Impératrice fit pivoter sa tête à droite, puis à gauche. La quinzaine de valets, éparpillée le long des murs, se tenait toute droite, baissant légèrement la tête à son passage. Le regard ravageur effectua un rapide examen auprès des visages pâles d’effroi, puis se plissa.

Le silence qui s’installait était de loin le plus exaspérant qu’avaient à souffrir les domestiques, et pas un seul de ceux qui étaient présents à cet instant n’avait omis de supplier son supérieur de lui épargner « la corvée du treizième étage ». Cependant il avait bien fallu que quelqu’un fît cette corvée, et tel était le seul regret de chacune des quinze âmes qui attendaient respectueusement.

L’estimée femme ayant tourné le dos à ces dernières, un jeune cuisinier, comme cela arrivait très fréquemment lors de pareilles scènes, murmura à son compagnon de travail, paralysé de peur à son côté :

— Tu vas voir qu’elle va demander son aiglon, pari de fer.

— Tu plaisantes ! fit l’homme terrifié. Regarde avec quels yeux elle nous fixe ! Je n’aime pas ça du tout…elle va sûrement nous tempêter dessus comme si on lui avait volé tous ses bijoux…

— Sûrement, approuva son camarade, mais après avoir réclamé son précieux petit…

Il s’interrompit, croisant une nouvelle fois, à travers ses lunettes, les yeux de glace de l’Impératrice, qui revenait vers eux de sa marche solennelle. Une sueur froide lui monta aux tempes. Finalement, son ami avait raison : l’odeur n’était pas aux tendresses…

Ce fut alors qu’un spectacle particulier se produisit devant leurs yeux, auxquels ils étaient pourtant habitués mais qui causait, chaque fois, à certains d’entre eux, une émotion indescriptible qui leur mouillait les paupières et amollissait leur cœur.

Sentia Solidor s’était arrêtée, comme commandée par un interrupteur. Elle se mit tout doucement à trembloter, secouée par le propre vent glacial qu’elle avait provoqué. Plaçant ses mains devant sa figure blêmie, elle dilata fébrilement ses lèvres, ainsi que ses poings ; si bien qu’après quelques secondes d’hébétement, elle finit par prendre tout à fait l’apparence d’une gelée[Monstre dans Final Fantasy XII, qui se ratatine sur le sol une fois vaincu (en plus d’être un dessert, comme le monstre Flan)] à ramasser à la petite cuillère. Au loin, une porte électrique claquait doucement.

Enfin, sa bouche entrouverte réussit à balbutier :

— Où est mon fils ?

— Deux cents gils[monnaie dans tous les jeux Final Fantasy], railla le murmure du cuisinier rajustant ses lunettes en signe de fierté.

Un grand homme en armure aux traits rouges s’avança alors vers l’Impératrice. Son casque comportait deux longues cornes courbées et sa cape sombre ondulait derrière lui.

— Il est dans sa chambre, Madame, depuis très longtemps. Il a passé la matinée à étudier. La dernière fois que je suis passé le voir, il était soigneusement occupé à rédiger un texte.

— Était-ce quelque chose que lui a donné son père ?

Le cuisinier qui avait perdu son pari scrutait rageusement le dos de la mère trop inquiète, et, celle-ci s’étant retournée dans son angoisse, se risqua à prendre un pan du bas de sa robe. Au même moment, Sentia rabattait son ample habit le long de son ventre, qui à présent semblait beaucoup plus gros que celui d’une femme de son envergure. La partie inférieure de son long vêtement tournoya autour d’elle, dans ce geste brusque, entraînant le malheureux dans une chute encore plus brutale, de tout son long, contre le carreau froid.

— Non, je ne pense pas, répondit alors le Haut Juge, marchant vers elle en balayant de ses yeux gris le plancher poussiéreux et évitant l’obstacle ; autrement, il aurait accepté de me le montrer.

Elle restait immobile, le regard rivé sur le sol. Soudain elle se redressa, se retourna subitement vers lui, et, d’une voix douce, presque câline :

— Eh bien ! Qu’attendez-vous, Zargabaath ? Allez me le chercher.

— Tout de suite.

Les valets écoutèrent patiemment les pas du juge marteler le dallage. Ils savaient qu’ils ne risquaient rien : quand il s’agissait d’attendre le moment crucial de sa journée, elle entrait dans une grande colère pour un rien ou, le plus souvent, comme à l’instant, demeurait immobile, anxieuse, comme si elle posait pour un artiste qui aurait voulu sculpter l’allégorie de la nervosité.

 

Peu après, les regards se baissèrent pour accueillir l’étrange petit être qui avançait à son tour dans le couloir. Sa silhouette mobile ne laissait percevoir qu’un corps mince coiffé d’une auréole de fines mèches noires qui virevoltaient autour de sa tête ovale le long de son mouvement rapide. A première vue, surtout lorsqu’il passa devant ses serviteurs, ce jeune seigneur paraissait de haute taille pour son âge ; pourtant sa figure arrivait tout juste au-dessus de la poitrine de sa mère, celle-ci l’y ayant collé avec une férocité fauve avant même qu’il eût pu lever les yeux vers elle.

Le garçon se détacha doucement d’elle, et l’on put aisément s’apercevoir que son visage, d’ordinaire aussi clair qu’un œuf de coquatrice[Monstre dans Final Fantasy XII, assimilable à une poule mais plus petit et plus commun que la Poulatrice (élevé en basse-cour)] des neiges, avait pris une teinte rouge pivoine.

Le juge, estimant son service accompli, se prépara à retourner vers l’ascenseur quand soudain il se souvint de la raison de sa venue.

— Votre Altesse, dit-il d’une voix plus grave et forte que d’ordinaire, votre époux vous demande, dans ses appartements. Il m’a semblé que…

— Ah ! l’interrompit Sentia en criant et levant le bras en signe de futilité, en proie à une étonnante fureur. Cela fait des années que je travaille ! Je n’ai jamais eu un moment à moi… Le vieux attendra.

— Mais, Madame, insista Zargabaath, il m’a semblé qu’il était mal en point ; votre présence pourrait certainement le…

— Ma présence ne lui servirait à rien, comme elle n’a jamais servi à personne, tonna-t-elle avec conviction. Gramis est tout le temps malade… ça ne changera jamais.

— Bien, Madame. J’espère toutefois que Son Excellence se sentira mieux.

Puis il se rappela le reste de la commission de l’Empereur et parla de la potion médicinale au cuisinier qui se frottait douloureusement le nez.

 

L’Impératrice, caressant sans se lasser le sommet de la petite tête aimée, regarda un instant le valet de cuisine effrayé par l’homme en armure répondre à celui-ci d’un air pathétique.

Pendant ce temps, deux jeunes femmes qui étaient plus richement habillées que les autres échangeaient un discret dialogue.

— Tu ne trouves pas que l’attitude de Son Altesse avec son fils chéri ressemble en tout point à celle de la poulatrice avec ses poussitrices, celles qu’on avait vues lors de notre voyage à Giza ?

— Pas vraiment, je crois qu’elle est encore pire : si on s’attaque aux petits de la poulatrice, elle se met à caqueter et à piailler dans tous les sens ; elle se protège avant de sauter sur toi et de te pincer si fort avec son bec que tu te mets de toi-même à insulter la plaine, les animaux, les Dalmascans, et le stupide juge qui t’a envoyé chercher de quoi remplir son gros ventre. Quant à notre chère maîtresse…elle se lance un sort de furie[fait perdre au personnage tout contrôle sur ses actions, étant dans l’impossibilité d’en effectuer aucune excepté les attaques physiques (dont les dégâts sont amplifiés)] toute seule, serre les poings à se faire éclater les veines et hurle comme un condor[Monstre dans Final Fantasy XII, sous la forme d’un long rapace] à l’agonie que nous ne sommes que les débris d’une souche d’incapables et de dédaigneux ; son visage devient braise et ses cheveux deviennent flammes, ébaucha sa collègue sous ses gloussements, à la condition nécessaire et largement suffisante de toucher à un seul des cheveux de croco laineux[Monstre dans Final Fantasy XII, sous la forme d’un crocodile couvert de laine blanche] du seigneur V…

Elle s’arrêta soudainement, ayant perçu le regard haineux de l’Impératrice qui se dirigeait vers sa rangée. Elle le vit avec soulagement se détourner vers sa chambre, qui se trouvait au centre du corridor.

— A croire, fit sa collègue qui avait cessé ses gloussements, qu’elle a un gambit spécialisé pour ce cas de figure…

Mais Sentia Solidor avait fait volte-face, son visage rouge de colère observant dangereusement les deux compagnes.

— Vous semblez bien disposées à bavarder, leur dit-elle du ton dégagé qu’elle prenait toujours pour commencer ses remontrances. J’aimerais que vous me disiez de même ce que vous avez eu l’audace d’accomplir pendant cette journée.

Les deux rangées de squelettes, dos contre mur, claquaient en se jetant d’affolants coups d’œil les uns aux autres.

— Eh bien ? criait l’Impératrice. Je suis toute ouïe. Ne voulez-vous pas me raconter vos folies du jour ?

Ses deux femmes de chambre restaient perplexes et sans voix. L’une d’elles se risqua finalement à bredouiller :

— Mais, Votre Altesse, nous n’avons rien fait qui puisse vous être nuisible.

— Comme d’habitude, compléta l’autre avec une ironie un peu trop marquée.

— Non ! Taisez-vous, se fâcha Sentia ; puisque vous ne voulez pas avouer, c’est moi qui le ferai à votre place. Depuis quand ces très belles tentures roses sont-elles accrochées au-dessus de ma fenêtre ? Je vous ai pourtant déjà dit de ne rien changer dans ma chambre sans mon autorisation.

Des murmures de compréhension s’échangèrent. Bientôt, toutes les paires d’yeux se tournèrent vers les deux accusées, qui se trouvaient de plus en plus mal à l’aise.

— Je vous assure que nous n’avons rien à faire là-dedans ! Nous avons même remarqué avec étonnement, ce matin, votre salle privée décorée de ces magnifiques tissus…

— Trop magnifiques pour être cachés, n’est-ce pas ? fulmina l’Impératrice. Votre impertinence nie encore. Vous ne savez pas ce que vous osez entreprendre, mes pauvres comédiennes. Ces rideaux ont un coût inestimable et un tel achat ne peut se faire de cette manière impunément ; si je ne comptais les acquérir plus tard, je les aurais immédiatement renvoyés d’où ils viennent. Savez-vous ce qu’une telle dépense irréfléchie pourra nous valoir à nous tous ? Si seulement vous travailliez le nécessaire… non, vous n’êtes décidément que les débris d’une…

— Je n’ai pas droit à cent gils ? chuchota pendant ce temps le cuisinier dont le nez lui causait moins de douleurs qu’auparavant.

— Non, répliqua son ami d’un ton sec, les yeux rivés sur la dispute.

— Nous vous avons déjà dit ce que nous savions ! Nous n’avons pas eu un seul bruit de l’achat de ces rideaux ! Nous n’étions même pas là lorsqu’ils ont été amenés ! Cessez un peu de nous accuser à…

— Madame, vos servantes ont raison, il est inutile de vous peiner sur ce sujet.

Le juge Zargabaath s’était à nouveau avancé, sans prêter aucune attention à la domestique devenue aussi rouge que sa maîtresse.

— Qui est-ce, alors ? interrogea nerveusement cette dernière. L’indigne qui se permet d’amener dans mon domaine ce que bon lui semble ?

Le juge parut hésiter, son casque s’était brièvement baissé vers le jeune garçon.

— Il s’agit de votre fils, et je suis persuadé que ses intentions n’avaient rien d’offensant.

— Pourquoi aurait-il fait une telle chose ? demanda-t-elle après un court silence.

— Je l’ignore, Madame.

 

Le fils était à présent profondément embarrassé ; il plongeait son visage dans l’énorme ventre de sa mère comme s’il avait voulu y retourner, et qu’il enviait l’être sacrilège qui lui avait impudemment volé cette si douce demeure.

— Vayne ! ?

Reprenant ses esprits, la fragile personne retira sa timide face puis la leva très lentement vers celle de Sentia. Elle parut le considérer avec sérieux et sévérité tandis qu’il posait dans le sien son regard angélique qui brillait d’enfance.

— C’est ton anniversaire… Maman.

Environ huit des quinze valets présents attendaient avec une impatience démoniaque que leur impératrice passât un doux savon parfumé sur « la seule personne qui valorisait son existence » ; le reste étant hautainement indifférent ou légèrement touché.

En effet, il était très difficile de décrypter l’attitude de la mère en de tels instants. Une rage contenue sommeillait entre une déception chagrinée et une tendresse illimitée.

— Il est adorable, commenta Zargabaath.

Enfin, elle adressa à ce dernier un nouveau regard affectueux qui eut pour effet de le congédier, puis tendit sa main à son fils. A cet instant, une des servantes, la viéra, qui était présente, s’avança vers eux et tendit à Sentia une enveloppe carrée.

— De la part du juge Drace, dit-elle avec acidité.

L’Impératrice, à ce nom, grommela rageusement et déchira le papier jaunâtre. Après une rapide lecture, elle rendit le message à la viéra en répondant d’un beau sourire sarcastique :

— Dites-lui que c’est d’accord.

 

Après quoi elle et son enfant préféré disparurent dans la chambre aux rideaux roses et aux tapis blancs, tandis que leurs serviteurs allaient à leurs affaires en s’épongeant le front. En chemin, Vayne aperçut le casque original du juge Bergan aller dans leur direction ; une fois arrivé près du garçon, il lui frotta obligeamment le sommet de la tête en l’appelant : « Petit trésor ». Apparemment irrité, le jeune garçon dégagea le bras de fer et marcha d’un pas plus pressé. Bergan éclata d’un gros rire puis se tourna vers la mère, mais Sentia ne lui accorda pas un regard.

 

— Es-tu contente, Maman ? questionna Vayne en s’asseyant sur le lit maternel.

Devant lui, le mur tapissé d’étagères jusqu’au plafond lui donnait une atmosphère de protection, celle de la chambre rose dont presque tout le monde avait entendu parler et où presque personne n’était entré.

L’Impératrice adorait entreposer des vases et sculptures qu’elle ramenait des contrées visitées ou qu’on lui envoyait. Chaque objet avait pour elle une signification particulière, que Vayne avait souvent partagée. Mais il en restait beaucoup qui restaient empreints de mystère, qu’elle avait dû obtenir avant sa naissance, comme les treize pendentifs multicolores et les katanas croisés qui ne quittaient jamais sa tête de lit et le mur au-dessus. La pièce avait un côté agressif, mais c’était davantage un côté de sécurité et de puissance que de violence désordonnée.

Sentia, immobile, scrutait les tentures qui semblaient l’accueillir.

— Vayne, enchaîna-t-elle sans répondre, comment as-tu su que c’étaient celles-ci qui allaient me plaire ?

— L’autre soir… je vous ai entendus discuter, avec Père, dans son bureau, à travers la porte… Pardon.

On disait dans le Palais que si l’épouse de l’Empereur ne pardonnait pas à son enfant chéri, alors elle ne pardonnerait à personne.

Elle adressa à Vayne un long regard qui signifiait peut-être : « Et qu’entends-tu d’autre, quand je discute avec Père ? », mais ses lèvres restèrent closes.

— Je suis bien aise qu’elles te plaisent, ajouta-t-il sur un ton un peu plus heureux.

— Tu ne pouvais pas mieux choisir, mon petit.

 

Vayne, tout à coup frappé par un souvenir important, s’excusa et se retira rapidement de la pièce. Quand il revint, une minute plus tard, le sourire de sa mère ne l’avait pas quittée ; elle était restée immobile, et il tenait à la main une longue feuille blanche et une splendide fleur.

— Ce sont celles que tu aimes, celles que tu as mises dans la salle de réception et dans celle des juges, expliqua-t-il en lui tendant la petite fleur rouge. Je l’avais faite pousser dans mon balcon ; je l’ai cueillie pour toi, elle est à toi, maintenant.

Sentia saisit le rare ornement et demanda avec curiosité :

— Sais-tu qu’elle possède des pouvoirs ?

— Oui, répondit Vayne précipitamment, elles peuvent guérir. Elles me rendent aussi joyeux, quand tu n’es pas là. Je l’ai cueillie à temps, afin que toutes ses ressources soient préservées, comme tu me l’avais dit.

— Nous allons voir ça, fit-elle avec un petit rire.

Elle parut se concentrer un instant, comme si toute son âme devait se répandre à travers la tige de la fleur magique, qu’elle tenait dans sa main droite. Ouvrant les yeux, elle parut satisfaite.

— Regarde aussi la feuille, Maman, la pressa son fils avec vivacité.

La mère déposa la fleur dans un petit vase de porcelaine, décoré de motifs semblables à ceux dessinés sur sa robe. Retournée vers Vayne, elle saisit délicatement le long parchemin et y découvrit une bien étrange image.

 

De trop lourds traits gris et des taches blanches laissaient penser qu’elle avait été dessinée ; pourtant de profondes couleurs et un mystérieux air de réalisme pouvaient aisément faire croire qu’il s’agissait d’une peinture. Il était très difficile de distinguer exactement ce qui était représenté : ce n’étaient ni des personnages, ni des objets, ni un paysage naturel. Sans doute un lieu ou une époque… Quelques plates-formes verdâtres se rejoignaient en une sorte de colonne lointaine. De longues gravures régulières y faisaient figure, très belle figure, et semblaient faire du chemin lisse et désert une route infinie. A chaque extrémité du carrefour nébuleux, une minuscule parcelle magique luisait faiblement dans l’ombre qui émanait du singulier tableau, telle un accès vers un monde caché. Le long plancher artificiel, vu sous un certain angle, paraissait plus bleu que vert ; et les gravures, très légèrement surélevées, semblaient alors dures comme du marbre. A l’arrière-plan, tout un autre spectacle s’offrait : des bâtiments élevés, d’une constitution nuageuse, laissaient échapper une dense fumée tantôt grise, tantôt dorée. Certains ressemblaient aux gratte-ciels que l’on construisait à Archadès, d’autres plutôt à de larges édifices religieux ou des structures administratives. Ces monuments, à cause de la nappe de sable mystique qui les enveloppait, n’étaient qu’à peine distincts. Une architecture similaire était plus visible, il s’agissait de celle des énormes portiques qui encadraient la voie bleu-vert : en effet, vers le centre de l’image, une très haute arcade aux reproductions confuses décorait le passage ténébreux ; de même que des murs et statues de pierre, sur les côtés, beaucoup moins imposants, qui terminaient l’allée. Tout cela reposait inexplicablement au-dessus d’une version incommensurable de marécage obscur, sur lequel on voyait pourtant de petits nénuphars flotter et une couche de mousse couler ; comme si cet environnement antique permettait, ou avait permis, la vie. Pour finir, l’atmosphère pure de cette nature dissimulée recelait une couronne de motifs rouges qui entourait et surplombait l’embranchement de sols verts et translucides. Au loin, les silhouettes floues d’effrayantes et sombres créatures se mêlaient à la poussière jaune argentée qui semblait vouloir s’étendre. A la place de leurs yeux, Vayne avait choisi de reproduire deux ignobles fentes de lumière, si vives qu’elles semblaient vouloir percer l’air et le papier pour s’attaquer à leur observateur.

— Pourquoi, demanda Sentia Solidor avant toute chose, un portrait si triste ?

— Parce que je le suis, répondit son fils en toute simplicité. J’ai réalisé cette toile alors que tu n’étais pas là.

Sentia palpa le parchemin de ses longs doigts et s’aperçut que sa consistance était plus solide que celle habituellement utilisée pour écrire ou dessiner.

— Où as-tu trouvé cette feuille ?

— Je… je l’ai prise d’ici. Tu étais sortie un moment…

L’attention de la mère restait fixée sur le curieux tableau ; seul un soupir l’interrompit.

— Vayne, mon petit mulet…tu sais bien que ce papier est très recherché à Archadès…

— Oui, Maman.

— … mais ce que je vois l’est davantage. Il aurait fallu le faire sur de plus respectables dimensions, fit-elle remarquer en relevant son imposant nez sur son fils.

— Je n’aurais pas pu, répondit Vayne embarrassé ; je n’aurais jamais su accentuer davantage tous les détails, je n’ai pas… la main pour cela.

Sentia sourit.

— Ce travail est pourtant d’une très grande qualité. Je n’aurais jamais cru que tu en connaîtrais autant que moi en vingt ans, durant seulement les quelques années de cours que t’a fait vivre ton professeur.

— Oh, je ne peignais pas seulement pendant ces cours… Je peins souvent des choses différentes de ce que j’y apprenais. J’ai réalisé beaucoup de tableaux, que j’ai accrochés sur les murs de ma chambre – certains sont plus grands que celui-ci – mais… tu n’es pas souvent là.

— Et je ne risque pas non plus d’être souvent là à l’avenir… mais je crois que tu n’as plus besoin que je reste continuellement avec toi, maintenant.

La tendre figure de Vayne s’offusqua.

Il n’aurait pas réagi autrement si le juge Drace, celle qu’il adorait et méprisait le plus, avait répété pour la centième fois qu’il était un fils indigne et égoïste, et qu’elle avait ponctué sa réplique par un magnifique soufflet, chose qu’elle aurait alors commise pour la première fois. Le jeune garçon n’avait jamais imaginé une telle parole cinglante sortir des lèvres qui lui avaient toujours souri. Pendant quinze ans, il avait pensé au contraire que les choses étaient assez bien comprises de celle qui l’avait mis au monde ; jamais il ne se serait imaginé sa propre mère lui exprimer l’inquiétude de son autonomie, encore moins son allégeance à ce mot qu’elle croyait déjà installé et que tout le Palais crachait à Vayne sans qu’il en eût jamais saisi le sens.

— Tu te trompes… murmura-t-il en baissant les yeux, tandis que sa mère s’était levée et ôtait ses bijoux devant son majestueux miroir.

Sentia revint, s’assit de nouveau sur ses couvertures mauves.

— Oui, dit-elle d’un air intéressé en contemplant une nouvelle fois ce qu’elle considérait comme une œuvre d’art, c’est vraiment une merveille artistique ; et malgré sa petite taille, elle fera grande impression dans une des galeries de la ville. Je connais justement un gentilhomme qui se ferait un plaisir de l’exposer à ses visiteurs. Qu’en dis-tu ?

— Ce n’est peut-être pas correct, mais… je ne comptais pas faire don de mon dessin à Archadès. Je voulais te l’offrir, à toi seulement…

 

Elle eut un nouveau sourire reconnaissant puis se remit à l’examen de l'ouvrage. Après de longues secondes d’investigation, elle entra brusquement dans un grand éclat de rire.

— Quelle mouche bruissante[Butin dans Final Fantasy XII, mouche posée sur le corps d’un monstre dans un phare lugubre] t’a donc piqué, pour que tu te mettes en tête de placer les Occurias[Divinités ayant créé des invocations légendaires surpuissantes (chacune associée à un signe du zodiaque) et écrit l’histoire d’Ivalice selon leur volonté, depuis des millénaires] dans cette situation ?

— Tu m’avais pourtant dit qu’ils étaient à cet endroit, assura Vayne de sa voix calme. Tu avais dit que ce n’était qu’une supposition… mais tes suppositions sont toujours vérifiées.

Sentia rit encore, son rire était clair et résonnait comme la mélodie agréable des petits oiseaux qui voltigeaient dans les jardins du Palais.

— Rappelle-moi la dernière fois qu’une de mes prédictions s’est réalisée, dit-elle au milieu de sa joie, que je rigole un peu…

Vayne réfléchit, puis répondit :

— C’était retombé sur un pauvre cuisinier dalmascan, qui doit être bien loin, à l’heure qu’il est. Lors du déjeuner de la semaine dernière que nous avons pris au vingtième, il avait concocté une énorme soupière d’un potage spécial, que tu avais abhorré dès la première bouffée de fumée qu’il dégageait. Tu avais dit qu’il y avait mis des épices, dont je ne me souviens pas, en parfaite disharmonie, et qu’il était tombé sur la tête. Tu avais traité cela de « camelote de Mussul[Marché populaire du royaume de Dalmasca] », je crois. Le juge Bergan avait tout de même insisté pour goûter à la mixture incertaine et il en a été si retourné qu’il n’a plus jamais écouté sa faim de la même façon, depuis.

Sentia riait toujours, sous le voile de l’insouciance, le regard tendu vers l’horizon et ses grandes dents blanches luisant à la faible lumière de la salle nocturne.

L’air nerveux, pas même attendri, son fils la regardait sourire et se rappeler les seuls moments heureux de sa vie, pensait-il. Lorsqu’elle baissa les yeux vers lui, elle parut surprise de sa figure de marbre.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
plumedencre
Posté le 28/01/2024
Hello, une lecture intéressante. On commence à entrer dans le vif du sujet.
Je note que tu décris beaucoup. As-tu pensé à réduire les détails ou les intégrer dans des dialogues?
Exemple:
"Le bas d’une longue robe pourpre traînait derrière des bottes de cuir tanné typiquement féminines, travaillées dans des ateliers de la ville côtière de Balfonheim. Sur cette robe étaient brodés des motifs spéciaux, qui ressemblaient vaguement à des feuilles d’arbre. " Le typiquement féminines ne me semble pas opportun. Tu pourrais aussi remplacer "ressemblait vaguement" à "évoquaient".
Après c'est ton histoire, c'est à toi de voir. J'ai pu louper quelque chose d'essentiel.
Ety
Posté le 29/01/2024
Coucou! Merci énormément pour ta lecture. Tu as tout à fait raison pour tes remarques, je prends note!
Cependant j'aime bien décrire, je veux que le lecteur voie littéralement la scène et l'univers (on me l'a fait remonter positivement), et pas me contenter d'une succession de paroles et d'actions. Mais c'est sûr qu'il y a l'art et la manière de le faire ^^
plumedencre
Posté le 30/01/2024
Un petit truc que Stephen King avait révélé sur son écriture, au moment de sa relecture, il traquait tous les adverbes superflus, je pense que tu peux l'utiliser pour tes descriptions.
Tu as effectivement un don pour décrire. Mais attention trop de détails tue le détail.
ll faut trouver un équilibre. Les actions et paroles ne sont pas forcément une succession d'événements. Ils font partie de la description et peuvent la rendre plus vivante, plus visuelle.
. ;)
R.Azel
Posté le 24/01/2024
Voilà, relu cette partie aussi. ^_^
Comme je ne cautionne pas vraiment la nouvelle manière de procéder de l'autre plateforme, je pense que je vais dorénavant poursuivre sur celle-ci, même si, pour corriger, cela reste un peu moins pratique. o_~
Plumedepie
Posté le 02/01/2024
Ok on rentre dans du concret là ! :D
On a des personnages intéressants, bien mis en place au travers du regard des femmes de chambre et des cuisiniers. C'est très bien amené et ça donne envie d'en savoir plus sur tout ce beau monde ! :)
Ety
Posté le 02/01/2024
Un grand merci pour ta lecture :3
Oui, il y a la fameuse dame mentionnée au début ainsi que "les autres"! J'insère pas mal de touches d'humour (drôle ou pas xD) un peu partout, c'est mon style. Sur celui-là j'avais peur qu'il donne une dimension bouffonne, mais si ça reste cohérent tant mieux. Contente que ça se lise bien!
Vous lisez