— Malgré toute l’imagination que t’a inspirée tout ce que je t’avais raconté, cette pièce est décidément un chef d’œuvre, conclut la mère dans un soupir satisfait. Mais il reste une dernière chose que je ne comprends pas dans ta manière de peindre. Toutes ces couleurs sont très bien choisies, cependant elles auraient pu être plus travaillées et tu aurais pu créer beaucoup plus de jeux de lumière si seulement tu avais pensé à dessiner le soleil dans ta toile si sombre et effrayante.
— J’aurais bien aimé, Maman, déclara le fils avec fougue, comme s’il devait se faire pardonner d’une grave faute qu’il avait commise. Seulement, je ne l’ai pas trouvé. Oh, pourtant, je l’ai cherché partout, tu peux me croire… je me suis assis sur le rebord de ma fenêtre et j’ai scruté le ciel pendant des heures. Je ne suis pas tombé, comme l’année dernière, rassure-toi. J’y ai vu de l’air pur et j’ai cru reconnaître des nuages. J’ai ouvert, écarquillé les yeux afin de recevoir la lumière jusqu’à ce qu’elle m’aveugle… j’ai eu très mal, je sentais les rayons invisibles m’envelopper, mais je n’ai pas vu le soleil. Pourtant, la nuit, j’arrive à observer les étoiles et à calculer leur position comme tu me l’as montré. Mais le soleil, j’ai eu beau le chercher partout, je ne l’ai jamais trouvé. Les seules fois où je sens quelque chose de vaguement semblable, c’est quand je regarde dans tes yeux. Autrement, je ne l’ai jamais perçu ; dans le ciel, tout est calme, comme si rien n’avait besoin d’être contrôlé.
La mère restait tout aussi calme, tapotait du bout des doigts le papier aux couleurs d’un monde sans jour.
— Sais-tu ce que deviendrait Archadia si elle n’était pas contrôlée ? demanda-t-elle.
— Je n’ose même pas l’imaginer, s’empressa-t-il de répondre, ne quittant pas sa ferveur. Le juge Bergan dit que l’Empire sans toi aurait une dimension beaucoup plus réduite et dégradée, et que personne n’en parlerait plus qu’en mauvais termes ; un tel désastre serait tout simplement impensable et s’il t’arrivait de perdre ta place ou tes pouvoirs ou autre chose… il ne travaillerait plus pour Père.
— Il n’a guère intérêt à respecter sa parole, dit Sentia d’un petit rire aigu, amusé et pensif. L’Empire doit son opulence à beaucoup plus qu’à une seule personne ; d’ailleurs si ce n’était le cas il serait depuis longtemps perdu. Mes ordres ne font que guider le travail sérieux et minutieux des très nombreux artisans de notre gloire. Ce sont les œuvres utiles des ouvriers, des secrétaires, des marchands, des docteurs, des professeurs, des artistes, des chercheurs, des techniciens et des soldats qui ont une importance, et non celles des juges ou de ton père. S’il n’y avait pas tous ces gens motivés, l’Empereur et ses assistants n’auraient personne à commander, et ils auraient bien l’air malin, alors. Il est facile d’exiger et de décréter ce que bon nous semble, c’est un jeu d’enfant. Mais quand il s’agit de décider ce qui serait le mieux pour tout un peuple, sans prendre en compte ses intérêts personnels, la situation est déjà plus complexe ; et les meilleurs juges sont ceux qui agissent dans ce sens-là. Voilà pourquoi nous nous acharnons à développer la pratique de ce métier, et à rappeler sans cesse son importance primordiale. Les juges que tu vois autour de nous, ceux que tu peux croiser dans ces couloirs comme dans ceux du trentième, ne sont pas des gens venus de n’importe quelle rue. Ton père n’autorise près de lui que des personnes d’entière confiance et dotées de grandes vertus : tu sais par exemple que le juge Zecht passe sa trente-quatrième ou trente-cinquième année ici, il a largement eu le temps de faire ses preuves parmi nous, et c’est la raison pour laquelle lui comme d’autres sont gardés en haute estime dans l’esprit de l’Empereur mais aussi de différentes autres personnes qui ont appris à les connaître. Tu me diras sans doute que le juge Ghis n’obéit pas à cette règle. Certes, Ghis est une exception, et j’ai sans doute vivement dissuadé ton père de l’amener ici en lui donnant directement un grade aussi élevé ; cependant il m’a assuré qu’il le connaissait d’une profonde et entière connaissance pour lui confier des secrets d’État, et que, se trouvant dans une situation économique délicate, il ne trouvait pas d’autre homme pour gérer la situation, ce que, je ne le cache pas, je reconnais aujourd’hui avec un grand étonnement. Ce juge est décidément d’une grande utilité pour Archadia car je n’ai jamais vu un si grand dévouement aux tâches et aux soucis qui l’accablent que chez lui ; tu as pu d’ailleurs constater toi-même les effets de sa présence positive, puisque tu le reçois souvent comme ton propre frère. Ces personnes-là sont les plus aptes à évaluer les conditions, distinguer les mérites et condamner les nuisances, que ton père connaisse. Pourtant, hélas, elles n’échappent guère aux faiblesses de la nature humaine, et certains de leurs jugements, à long terme, peuvent être reconsidérés et même désapprouvés totalement car sur le coup d’un besoin quelconque, ils auront été pris trop brutalement et sans suffisamment de réflexion par rapport à l’intérêt des concernés ou de l’Empire. Je pense au juge Bergan parce que tu viens d’en parler, mais sache qu’il n’est pas le seul à se laisser porter par le pouvoir qu’il a su lentement acquérir et qu’il a tout de même bien mérité. Tous les hommes font des erreurs, et l’erreur d’un juge peut être plus fatale que toutes les autres car elle engendre quelquefois des conséquences catastrophiques qui peuvent aboutir à des guerres vaines ou des tensions inutiles et mortelles. Jusqu’à maintenant, les dieux ont été avec nous, et une telle infortune n’est jamais arrivée à Archadia depuis que je suis là, mais une faute imprudente peut à tout hasard intervenir et nous plonger tous dans des ennuis internationaux. C’est pour cette raison que je te dis que les juges qui nous côtoient sont pour nous des alliés de référence, mais certainement pas des modèles parfaits et que le travail qu’ils accomplissent, aussi excellent soit-il, peut tout à fait s’avérer un jour douteux et traversé de failles d’incompréhension ou de soupçons. Je redoute par exemple le jour où Ghis, lorsqu’il aura suffisamment préparé ses plans et rassemblé de partisans, trouvera habilement le moyen de nous contrer par nos propres armes, tout renverser et mettre son sabre sous la gorge de ton père.
Le visage du fils se fendit d’un sourire serein devant la complicité et l’imagination de sa mère.
— Rassure-toi, Maman, rien de tel ne pourra se produire tant que tu seras là. C’est grâce à toi que tout va bien partout dans l’Empire et je pense bien que Père, malgré ce que l’on veut me faire croire, ne pourrait se passer de toi pour gouverner.
— Ma foi, fit Sentia humblement, on ne dira pas dans l’histoire d’Ivalice que Gramis n’aura pas été un grand homme, mais enfin, à dire vrai, il est certaines fois où je me retiens de lui donner un soufflet. Enfin quoi ! Un Empereur ne devrait pas se permettre d’être si hésitant dans ses démarches. Ses actions envers l’extension d’Archadia étaient bien modestes dans les premiers temps de son règne ; c’était bien la peine d’accorder Salika[Forêt à la faune et flore très riches, et située entre Archadia et Nabradia] aux Nabradiens ou encore de faire de la côte une zone payante pour tous… comme si l’argent manquait, ici, ou ailleurs. C’est la nature qui manque… Non, ton père a beau faire ce qu’il a pu, il lui fallait quelqu’un pour soulever sa tête et lui faire voir d’autres horizons que son palais et ses jardins. Enfin, à maintenant près de soixante-dix ans, je comprends un peu… Il n’aurait pas pu continuer ainsi, et je sais qu’il a quand même regardé l’épée de Solidor d’un œil sévère pendant tout ce temps. Ah, cette épée, mon garçon… puisses-tu trouver un jour le courage d’essuyer le sang que j’y ai laissé.
— Tu l’as laissé bravement, Maman. Je savais bien que tu avais trop de respect pour l’Empereur pour t’empêcher de guider ses idées ridées. Tes discours, d’autant que je m’en souvienne, n’ont toujours reflété que ton bon sens de l’observation et ta vision précise de l’avenir a éclairé de mille feux les voies qu’Archadia a dû prendre. J’espère que la femme de Phon ou d’Eder saura réfléchir comme toi.
L’Impératrice, après un instant de déstabilisation, leva un regard indigné vers son fils, la bouche s’ouvrant de reproches.
— Que veux-tu dire par là, Vayne ? Où vas-tu chercher ces idées épouvantables ? En dépit de tout ce que raconte ton père, je ne laisserai jamais Eder-Cilt ou Phonmat monter sur le trône.
— Mais, Maman, ils sont les plus âgés, c’est donc forcément l’un d’eux qui succédera à l’Empereur. D’ailleurs, Eder a tout l’air disposé à…
— La maison de Solidor réclame avant toute chose des guerriers à sa tête, non des plaisantins immatures qui conduiraient l’Empire à sa perte dès leur premier jour de règne.
— Il me semble, nuança gentiment Vayne bien qu’étonné par la spontanéité de sa mère, qu’ils ont reçu comme moi une éducation militaire, et qu’ils ont chacun une épée.
— Une épée sans maître ne sert à rien, disait l’un des meilleurs manieurs de sabres qui existent, affirma Sentia en se retournant machinalement vers ses armes favorites, les deux longs et superbes katanas accrochés au-dessus de sa tête de lit.
— Au moins, ils ne sont pas complètement inexpérimentés et leurs femmes seront peut-être aptes à les aider comme tu aides Père.
— Pardon ? railla le regard tranchant qui s’était emparé des sabres. Tu n’as vraiment pas l’air de connaître tes propres frères, et c’est une très bonne chose. Ils n’ont ni foi ni expérience de quoi que ce soit, si ce n’est de la débauche ; j’en sais malheureusement quelque chose. Quant à leurs épouses, s’ils trouvent un jour d’assez folles demoiselles pour accepter ces titres, leur serviront à tout sauf à les aider ; et je serais davantage rassurée de voir le pouvoir impérial légué aux cuisiniers maladroits que j’ai vus près de la pièce avec les autres, plutôt qu’à l’une de ces pimbêches pas fichues de cuire un œuf et à l’un de tes frères. Ils mettraient la nation en péril, et tout le sérieux que ton père, moi et tous ceux qui œuvrent vaillamment pour le futur d’Archadia avons mis serait alors balayé par un vent de paresse et d’ingratitude. S’il est difficile de construire, il est extrêmement simple de démolir, et tout le défi de la vie humaine est de résister à cette destruction.
Le visage du garçon se crispa, comme saisi d’une grande terreur glacée qui remontait en serpentant le long de ses entrailles.
— Tes frères ne monteront jamais sur le trône d’Archadia, répéta résolument Sentia, d’ailleurs même le peuple ne voudrait pas d’eux. Nous avons besoin d’un souverain qui sache compter sur lui-même et s’organiser afin de se sortir des situations les plus emmêlées avec grandeur, succès, et autant d’honneur qu’il en avait le jour de son couronnement ; et je te garantis que c’est loin d’être chose facile. Par exemple, on ne compte plus les cœurs dont j’ai trahi les espérances depuis une vingtaine d’années.
— Tu n’as pas trahi les miennes, assura Vayne. Tu ne le pourras jamais.
Sa mère soupira et lui prit la main.
— Il n’est pas toujours bon d’anticiper nos malheurs, dit-elle d’une voix douce, que la lumière nous guide ; ton père a encore de beaux jours à voir fleurir devant lui. Cependant, personne n’agira pour nous ; ou plutôt de très malignes gens qui n’attendent qu’un mauvais hasard pourraient très bien s’arranger pour prendre les décisions à notre place, le moment venu. Mon avis peut paraître trop subjectif, mais je suis persuadée qu’entre toutes les personnes de notre famille, il n’y a que toi qui puisses comprendre certains jugements. Te souviens-tu de notre discussion d’il y a quelques semaines, lorsqu’on avait traité des difficultés matérielles que l’Empire pourrait rencontrer d’ici les prochaines années ? Tous les juges étaient partis, et il ne restait plus que nous autour de la table du vingtième. Tu avais tenu à m’expliquer plus en détail tes opinions à propos du cas de Dalmasca, et j’avais été très étonnée de tes connaissances très approfondies sur les différents aspects de ce territoire. Eh bien, sache que je défie ton père et tes deux frères de me remontrer ne serait-ce que des détails d’un tel discours. Assurément, ils ont leurs propres idées et leur propre conception de l’avenir d’Archadia ; mais, en plus d’être floues et peu prometteuses, elles restent très bornées et je n’y vois pas vraiment l’intérêt de notre pays, à tel point que je doute quelquefois de l’honneur qu’ils daignent faire à leur position. Tu as bien compris que si l’Empire s’est développé ces derniers temps grâce à des citoyens appliqués et d’assez raisonnables individus pour les commander, aucun d’eux trois ne fait partie de ces derniers. Certains affirment que ces messieurs n’ont en soi rien à se reprocher, je démentis complètement cela : Eder comme Phon a sa pusillanimité, malgré tous les grands airs de princes qu’ils voudront prendre ; et Gramis sa velléité. Pourtant, je continue à croire en lui comme je l’ai toujours fait… je serai toujours là pour le soutenir, car seule cette condition me permet d’exercer ma fonction, et c’est celle que tu devras aussi respecter, à l’avenir. Même si ses idées te paraissaient entièrement tordues, même si pour toi l’arrêt de mort d’Archadia venait de sortir de sa bouche, il te faudra l’écouter et lui obéir jusqu’au bout, et retenir ton envie de le tuer. Ces mots font pâlir ton visage, car tu n’en connais pas encore le plein sens ; profitablement pour ton cœur encore tendre d'oisillon dans son nid. Puisses-tu toujours tenir en horreur ainsi ces idées ténébreuses, mon petit, et offrir à ton souverain et à la maison de Solidor tout le mérite que je n’ai pas su leur accorder. Mais malgré tout, les douleurs du passé ne doivent pas effacer le chemin que l’on s’apprête à tracer, si dures et insupportables eussent-elles été. Du reste, prends bien soin d’oublier ce que je vais te dire, mon mignon : tu dois toujours te demander pourquoi hier soir j’ai tant tardé à remonter, et t’imaginer les pires possibilités. Sache qu’il ne s’agissait pas de n’importe quels invités que ceux que j’ai reçus jusqu’au milieu de la nuit : trois nobles retirés de la ville, qui dans leur retraite, apparemment, ont fini par se mettre dans le crâne que je voulais absolument prendre la place de ton père en le faisant discrètement éliminer, que c’était mon seul but dans la vie… Bergan m’en avait dit deux mots, je ne les ai pas laissé longtemps discourir derrière mon dos : j’ai ordonné de les faire venir ici, dans ce palais ; et la conversation s’est avérée beaucoup plus intéressante que je ne l’aurais cru.
Vayne restait figé devant une telle lucidité face à de telles monstruosités. Ses petits yeux azurés s’arrondirent et se creusèrent démesurément d’une inquiétude bouleversée.
— Il… il faut les mettre en prison ! articula-t-il dans une exclamation étouffée par l’épouvante.
— Il faut leur laisser, comme à tous les autres, le loisir de s’exprimer avant de prendre de telles mesures, dit Sentia en riant. En réalité, j’étais curieuse de connaître les faits qui ont pu les amener à penser à de pareilles sottises, et j’ai découvert qu’ils n’étaient pas hommes qui pussent être sujets de méfiance. La preuve en est que j’ai mis trois bonnes heures à leur faire seulement avouer leur soupçon…
Elle continuait de rire, son fils n’en atténuant point la gravité de cette accusation.
— C’est pourquoi, ajouta-t-elle en se calmant, tu dois toujours te préparer à ce qui t’attend, et ne jamais te laisser influencer par des paroles lancées en l’air. Enfin… Je suis convaincue que ton règne sera le plus puissant et marquant d’entre tous ceux que connaîtra la dynastie des Solidor.
Le garçon soupira. Il savait que, d’une manière ou d’une autre, la conversation aboutirait à ce sujet qu’il maudissait.
— Maman, dit-il fermement, je ne veux pas devenir empereur. Tiens, pourquoi ne serait-ce pas lui qui succéderait à Père ?
L’impératrice sourit une nouvelle fois en voyant son fils marteler de son poing son énorme ventre.
— D’ailleurs, quand viendra-t-il ? demanda Vayne.
— Bientôt, mon enfant, bientôt.
— Cela fait plus de sept mois que tu me répètes ces mots. Ne peut-il pas se dépêcher un peu ?
— Laisse-le donc prendre son temps, si tu veux qu’il naisse aussi sage que tu le souhaites.
Vayne se retourna vers la porte, anxieux. Il était bien curieux de voir naître ce petit frère qui lui usurperait son titre de benjamin, et de savoir sa mère libérée d’une pesante charge, recouvrant alors sa pleine santé. Il restait néanmoins perplexe quant à l’attitude de Sentia vis-à-vis du nouveau-né. Elle resterait certainement toute la journée à son côté ; elle devrait l’allaiter, le soigner et l’endormir, tandis qu’il n’y aurait plus personne pour l’endormir, lui. Il ne pourrait jamais s’habituer à une telle vie, assister tranquillement à son remplacement éternel, et sombrer dans le plus profond oubli.
Quelquefois, il lui arrivait d’avoir un frisson de peur lorsqu’il se rappelait ainsi combien il était dépendant de sa mère, plus encore que cet affreux poupon qui allait avoir l’audace de naître, renaître à sa place.
— J’aimerais, avoua-t-il, avoir le recul de réfléchir et m’assumer tel que tu le voudrais, mais je crois bien que j’en serai incapable. Je ne pourrai pas gouverner sans toi…
— Crois-tu que je me séparerais de ma chair, si j’avais le choix ? rétorqua-t-elle, amusée et piquée au vif. Si mes vieux os me le permettent, je subsisterai encore à tes côtés la veille de ma mort. Tu sais que le plus grand bonheur qui me reste à contempler est celui de te voir grandir, devenir un homme respecté et grandiose près de tes frères ; celui de te marier, de te savoir heureux et récompensé de la grande œuvre que tu auras entreprise, une fois sur le trône. N’importe quelle mère aurait les mêmes espérances que moi. Je me sens ridicule…
— Tu n’es pas ridicule, Maman. Tu es telle que tu devrais être parce que tu ne me quitteras jamais.
Sentia eut une mine faussement émue. Elle commençait à se sentir fatiguée.
— Comprends bien ce que je pense, déclara-t-elle. Quoi que tu puisses t’imaginer dans ta bulle de bonheur et d’allégresse, je ne pourrai plus être constamment devant toi dans cette forêt sombre et dangereuse. Le flambeau que je suis s’éteindra, car il a trop brillé, et dès lors ce sera toi qui devras guider tous les animaux de ton peuple, les dresser à suivre ton pas, et à ne pas aller là où ses projets ne l’appellent pas. Je t’aiderai autant que je le pourrai, et je ne te quitterai jamais tant que tu auras besoin de moi ; mais je devrai un jour, à mon tour, m’éclipser devant la lumière que tu apporteras à l’Empire. Personne n’a le droit de te juger, pas même ta propre mère. Tu vois beaucoup d’honnêtes langues déblatérer hautement ce qu’ils ont à dire sur ton père ? Tu as vu que j’ai moi-même une fourmilière de recommandations à lui faire, bien qu’elle soit condamnée à se cacher éternellement sous terre. Il n’y a rien à faire, je n’ai aucun pouvoir sur cet homme, car il est l’Empereur ; tout ce que je puis faire est l’aider et le conseiller le mieux possible.
— Mais Père t’écoute, et fait toujours ce que tu juges convenable.
— C’est parce qu’il a pris la très mauvaise habitude de toujours me faire confiance, reconnut-t-elle d’une voix gênée. N’ayant plus la force de voyager, il se fie à mes yeux et ma conscience au lieu de son esprit. Sa clairvoyance a ainsi tendance à baisser lentement, et cessera au jour où tu viendras gentiment l’estomper pour, à ton tour, faire honneur à ta famille. Mais, malgré cela, son cœur reste entier. Il n’a pas changé depuis les premières années où je l’ai connu, et peu de personnes peuvent en témoigner aussi bien que moi.
— Mais, Maman, trop de sentiments ne peuvent-ils pas altérer le regard qu’il porte sur le monde, sur Ivalice… ?
— Certains, confirma la mère en souriant. Mais la plupart ne servent qu’à mieux comprendre les races qui nous entourent, et les traiter. J’admire en cela Gramis, qui, avec toute sa bonne foi de conquérant, n’a jamais omis d’en user quand il le fallait et c’est pourquoi Archadia, avant de fleurir, a connu une douce période de prospérité. Beaucoup de gens, comme aujourd’hui, vivaient dans une misère atroce et pourtant, à cause de la haute considération et de la protection que l’Empereur leur vouait, n’ont jamais osé se plaindre, ni accuser qui que ce fût. Même certains imbéciles de Landis sont convaincus des bienfaits de notre occupation et nous servent en loyaux Archadiens. N’oublie jamais que les premiers Solidor sont venus ici par la puissance des fers et que nous pouvons à tout moment être chassés à coup de pied, par la volonté de la nation. J’ai l’impression que ce peuple auquel nous appartenons s’éloigne progressivement, tant cet Empire s’est agrandi et ses rues changées. Il est de notre devoir de nous assurer de la sécurité et de l’aisance de tous nos citoyens… sauf des traîtres. Nous n’avons pas à récompenser ceux qui eux-mêmes portent atteinte à la bonne tenue de ce pays et de ceux qui y résident. Ceux qui désobéissent aux principes même qui les ont conservés en bon état ne doivent recevoir aucun soin de personne. Archadia leur rendra ce qu’ils lui ont laissé.
— Même s’il s’agit de…
Sa phrase s’étouffa dans une convulsion nerveuse. Il ne savait pas comment la faire ressortir de son profond et sombre intérieur, comme une liqueur amère qui aurait trop vite dégringolé de sa gorge à son estomac et dont le goût ne se ferait plus sentir extérieurement, condamné à le hanter et à le torturer. Depuis quelques temps, d’affreux soupçons étaient parvenus aux oreilles de Vayne, des soupçons qui n’avaient pas peur, d’odieuses et effrayantes menaces qui n’avaient de place que dans les abîmes de l’oubli. Non, certainement elles ne pouvaient être vraies, si désobéissantes aux lois de l’éternel, à celle qui méritait le plus de respect dans l’Empire ; il avait dû mal comprendre, il avait dû se tromper. Mais les mots que Sentia énonçait avec conviction et détermination lui rappelaient l’un après l’autre cette affolante souillure qui allait peut-être s’abattre sur son monde, si large et restreint à la fois. Pour l’instant, il ne se résumait qu’au visage serein qui le regardait avec étonnement.
— … rien, Maman. Tous les traîtres sont punis, et il n’y aura aucune exception. La nature est juste et donnera à Archadia le moyen de se venger.
Sentia Solidor sembla ne pas vouloir insister, ce qui le soulagea profondément mais n’apaisa pas ses craintes. Elle tourna son visage vers l’énorme fenêtre sans vitres, semblable à celle qui se trouvait dans la chambre de son fils, sans le balcon, et resta un instant à contempler le rose rassurant de ses nouvelles tentures. Cette image chargeait l’air de souvenirs.
— J’ai pensé aussi à d’autres choses qu’à chercher le soleil, sur le balcon… murmura Vayne en baissant la tête. Regarde au dos.
Sentia obéit et amena de nouveau le présent de son fils devant ses yeux, visiblement impressionnée. Ses doigts découvrirent une petite feuille annexe, carrée. Au moment où son regard traversait les premières lignes de ce qu’elle lut, sa bouche s’entrouvrit, son front se plissa ; elle adoptait exactement la même attitude que lorsqu’elle avait demandé à voir son fils. La page qu’elle parcourait était moins colorée que la précédente ; une encre fine, noire et soignée, avait habilement tracé d’élégantes lettres régulières qui semblaient produire un grand effet sur l’esprit de la liseuse. Tout un monde se déterrait devant elle, une féerie de bonheur et de félicité. Pour la première fois, son cœur se serrait d’étranges émotions ; celles qui viennent par surprise et qui ne laissent guère le temps de s’exprimer avant de disparaître définitivement, mais après avoir laissé de sucrés souvenirs qui le tiennent pour toujours. Des choses qui la consoleraient lorsque le lendemain, elle se lèverait en se disant qu’elle ne ferait rien de mieux que la veille ; des mots qui lui souriraient lorsqu’elle serait trop échauffée pour écouter la raison. Une panoplie de secrets discrets qui n’avaient jamais osé sortir, de tenaces angoisses qui n’avaient jamais voulu partir, une forêt entière d’arbres nouveaux, respirant le ciel à pleins poumons, en espérant un jour boire le soleil, se dressaient devant elle, l’appelaient à s’y perdre. Jamais une plante encore verte, qui commençait seulement à se dessécher, n’avait si pleinement compris l’intérêt d’une lumière qu’elle avait cru néfaste, mais qui en réalité lui redonnait admirablement tout ce qu’elle lui prenait. Sa nature durcie par le temps n’était guère habituée à recevoir de tels chocs sensibles, aussi resta-t-elle interdite en apparence durant de longues secondes. Un sentiment incontrôlable de culpabilité l’envahit presque aussitôt.
Elle ne savait pas d’où il venait, ni par quoi il était exactement justifié. Elle était simplement consternée de n’avoir pas assez rehaussé un lien infiniment plus dense qu’elle ne l’avait cru, de n’avoir pas été assez humaine pour comprendre un cœur qui ne demandait que cela. Elle était si confuse que ses joues devinrent rapidement écarlates, baignées du sang qu’elle avait versé et fait couler au profit d’une âme cupide et mortifiante. Tout ce sang remontait en elle, réclamait sa part de repentir, criait à l’injure. Une injure qu’elle-même n’était toujours pas parvenue à identifier, ou plutôt à dissocier de ses nombreuses semblables, autant de taches funestes qui avaient souillé sa vie. Cette ignorance de sa propre condition, de ses propres erreurs et de son propre devoir contribuait davantage à la confusion de son esprit. Celui-ci, tout d’un coup, vit à nouveau défiler les chars qu’il avait commandés avec un peu trop d’assurance, les prisonniers qu’il avait capturés avec un peu trop d’insouciance, et enfin les innocents qu’il avait condamnés avec un peu trop d’inconstance. C’était alors un jour différent, un jour où il n’aurait absolument aucune emprise sur toutes ces choses. Pendant trop longtemps ses discours et ses assauts avaient ébranlé le monde d’Ivalice et fait trembler les nobles et les mendiants. Ce jour-là, c’était eux qui avaient leur mot à dire, et ils disaient toutes sortes de vérités : ils affirmaient que pour juger, cette femme sans nom jugeait bien trop mal et ne faisait de cadeau à personne ; qu’elle estimait les étrangers autant que les Archadiens, et avait trop longtemps fait admettre à ces derniers ses préjudices et ses cruautés qui n’avaient pas plus de nom qu’elle. Ce jour-là, elle devait payer, jusqu’au dernier destrier abattu, jusqu’à la dernière larme versée par une veuve, jusqu’à la dernière miette volée d’un pauvre orphelin pour remplir les insatiables estomacs impériaux. Ce jour-là, c’était elle la coupable et elle n’avait personne pour la défendre. Pas même ceux qui l’avaient plus ou moins comprise, ceux qui avaient de près ou de loin assisté ou encouragé sa lente ascension sociale et sa rapide descente morale. Ceux qu’elle croyait de son côté, car en fait elle n’avait plus personne. Et, au moment où sa sentence était arrêtée, sous les huées et critiques hostiles de centaines de témoins acharnés, là où toute justice serait rétablie et toute sa vie finie, une seule main se lèverait, plus blanche que le jour de sa naissance. Elle seule allait savoir inconsciemment mentir, en énonçant les plus beaux mensonges du monde, qui étaient ceux que les yeux de Sentia voyaient, et qui voulaient traverser, dussent-ils passer par le pays sans soleil ni retour. Cette unique voix innocente s’élèverait au-dessus des autres, défendant impassiblement une cause qu’elle croyait toujours digne d’être soutenue, par des mots si faux que personne n’oserait les démentir, car personne ne la connaissait. La manière avec laquelle l’accusée essayait de les exprimer était indubitablement factice et irrecevable ; mais celle de son ange gardien serait claire et forte, tout en restant aussi douce que ses intentions, qui seraient justement la motivation et la persistance qui feraient respecter sa thèse à l’unanimité des victimes présentes. Celles-ci seraient alors prêtes à tout lui pardonner, tout oublier et tout recommencer, pourvu qu’elle ne s’intéressât plus qu’à une seule occupation désormais, qui était celle, naturelle, de chérir la seule personne qui la considérât au monde, et sans laquelle celui-ci n’aurait plus aucun sens.
Certes, de nombreuses autres bonnes gens la reconnaissaient et la vénéraient pour ses vertus, comme les dignes invités qu’elle se permettait de recevoir quelques soirs, au pied du Palais. Mais ils la connaissaient uniquement sous ses bons côtés ; et, jugeant que son passé ne les regardait pas, Sentia se contentait de cette situation, ayant devant elle un groupe d’êtres qui ne la jugeait que par ce qu’ils voyaient et non par ce qu’ils devinaient. Elle avait pris soin d’écarter de sa vie tous ceux qui la discernaient de cette dernière manière. Cependant, elle n’avait théoriquement rien à cacher à son propre fils, et cette merveilleuse ignorance dénuée de toute curiosité la ravissait à un point qu’elle n’avait pas soupçonné. C’était une nouvelle faute qu’elle avait commise là, celle de laisser un innocent esprit idolâtrer une image, un portrait inexistant et chimérique. Il lui fallait à tout prix réparer cela, un jour où l’autre, et elle s’en assurerait tantôt.
L’idée que la docilité et l’admiration que Vayne lui portait ne fussent dues qu’à la méconnaissance de sa véritable condition la rendait profondément malheureuse, et elle se dit que dans cette vie elle avait décidément récolté trop de chance. Vayne était donc sa lumière, son avocat et son ombre, sa dévotion allait jusqu’à un point où la logique ne le lui permettait pas, et où elle allait tout de même, poussée par un cœur trop pur ou une vie trop vide. La mère, se sentant ainsi aimée au milieu de ses guerres, de ses procès, de ses finances et de ses lois, restait à nouveau sans mouvement, sans vie. Son cœur se remettrait à battre sur le rythme chaleureux qu’elle avait depuis longtemps négligé, et jurait de défendre son sang quoi qu’il pût arriver, car rien ne pouvait plus les séparer désormais. Lorsque le cœur partirait, le sang ne serait plus qu’une tache sur la terre froide ; mais tant que le cœur persisterait, il ne laisserait jamais son petit ruisseau rouge vital le quitter.
Vayne était profondément embarrassé. Il n’avait pas besoin de lever la tête pour s’apercevoir que sa mère était pétrifiée par sa délicate poésie : le silence total qui résultait de sa lecture le lui montrait assez.
Après tout, il en avait peut-être un peu trop dit et n’avait pas calculé l’impact de ses mots. Mais tant pis, ce qui était fait était bien fait, et au fond il n’était pas peu fier d’avoir fait ressortir ce qu’il avait sur le cœur.
J'apprécie toujours autant ma lecture.
On sent qu'on entre dans le vif du sujet.
Un léger souci à me concentrer avec le 1er long monologue, mais il me parait essentiel pour la compréhension de la suite.
J'ai lu que tu cherchais comment améliorer cela. Prends ton temps. L'idée viendra plus tard.
De mémoire je n'ai plus écrit de cette manière après (théâtre oblige il y aura des monologues, mais bien plus concrets); j'espère de tout cœur que ça te plaira ^^
Voilà un gros apport de secrets et d'aveux. J'aurai presque envie de dire beaucoup trop pour un simple chapitre. Mais bon, comme ce n'est que le début, je garde aussi en tête qu'il est peut-être nécessaire de tout mettre sur le tapis pour mieux comprendre ce qui va suivre. À voir donc... ^_^
Je me disais juste que certains "jeunes lecteurs moins assidus", pourrait trouver ça un peu trop lourd, bien que ça soit tout de même compréhensible. ^^
Encore une fois, un chapitre très intéressant où les personnages se dévoilent un peu plus.
J'aime beaucoup la manière dont tu as de présenter l'univers et surtout le contexte de l'histoire au travers des dialogues. Mais j'avoue ne pas être très fan des pavés de dialogues qui s'enchaînent. Je comprends le besoin de poser les bases, mais je m'y suis perdue plus d'une fois dans les monologues :(
Idem vers la fin, pour les grands paragraphes narratifs. C'est mon impression personnel, mais je trouve qu'à la lecture, un texte plus aéré avec des paragraphes découpés et des dialogues entre-coupés de scènes ou de descriptions, ça permet au texte de respirer et ça donne une vraie rythmique au texte :)
(Quand je dis "paragraphes découpés", c'est dans le sens un petit retour à la ligne à chaque nouvelle scène ou action ou nouveau changement. C'est plus une question de mise en forme pour le côté narratif.)
Au plaisir de lire la suite !