Un jour passa. Puis deux. Puis trois. Et Ona crut passer l’éternité seule. Elle avait vite compris être coincée sur cette île sans nom, alors elle passa ces trois jours à découvrir ce qu’elle était devenue. Elle apprit qu’elle pouvait devenir tangible quand elle le souhaitait, qu’elle ne craignait plus ni les températures, ni la faim, ni la soif. Elle remarqua aussi qu’elle pouvait lire l’esprit de ce qu’elle touchait. Elle avait tenté l’expérience avec quelques poissons, un crabe et un lézard et rêvait de toucher de nouveau la mystérieuse sirène qui devait manger sa chair. Elle se souvenait des histoires que contaient les marins sur ces créatures avides de sang et sur leurs victimes qui hantaient les îles qu’ils exploraient. À présent elle se trouvait de l’autre côté de l’histoire et cela la dégoûtait.
« Ton espèce est terrifiante. »
Ona releva la tête et vit la sirène sortir de l’eau. Elle avait changé. Ses cheveux étaient décorés de coraux rouges, elle portait un collier et des bracelets de la même couleur et, surtout, sa queue était couverte d’entailles. Ona l’avait détaillée tout en s’approchant d’elle, partagée entre surprise et horreur.
« Tu es revenue, avait-elle murmuré.
— Comme promis. »
La sirène s’assit sur le bord de la plage et tendit un présent à l’échouée qui lut la carte à voix haute.
« De la part des restaurateurs d’artefacts étrangers et de mon peuple tout entier : pardon pour ta mort, merci pour tes dons. Ton cœur était bon, ton corps est honoré, bienvenue dans le peuple des Salés. Shy’r. »
Shy’r se défendit immédiatement :
« Je sais que ça ne répare rien. Le fil de ton destin s’arrêtait là et c’est vrai que nous en avons profité, mais jamais nous n’avons tué par plaisir et je me suis sentie si mal de te laisser seule ici en sachant ce que tu avais perdu que je…
— Je peux ouvrir ? »
À peine le paquet fut défait qu’Ona reconnut le cadeau et sentit les larmes monter.
« Mon médaillon !
— Je me suis dit que ça devait être important pour toi.
— Oui, c’est ce que m’a offert mon enfant avant mon départ. »
Sans hésiter, Ona enlaça Shy’r en la serrant aussi fort qu’elle le pouvait. Elle sentit le parfum marin sur la peau lisse de ce qu’elle comprit être une nouvelle amie et ne voulut plus jamais se défaire d’elle.
Shy’r brisa leur contact, les joues rouges d’embrasser la femme dont elle avait dégusté le cœur.
« Comment s’appelle ton enfant ?
— Khulai.
— Alors c’est ellui Khulai ? J’ai entendu son nom en… Enfin, je l’ai entendu.
— Quand tu as mangé mes entrailles. Ça n’a pas d’importance de toute façon, je ne lea reverrai plus.
— Où vit-iel ?
— Bien au-delà d’où je peux me rendre avec ma nouvelle existence, mais je sais qu’iel n’est pas seul. Iel vit avec sa mère. »
Shy’r posa sa main sur l’épaule de son amie et une chaleur l’envahit. Son cœur battit à toute allure, ses pupilles se dilatèrent et, d’un coup, ses paroles précédèrent ses pensées :
« Je vais le chercher. Tu le reverras. Iel a besoin de toi.
— Non, c’est moi qui ai besoin d’ellui, rectifia Ona.
— Raison de plus !
— Tu ne sais même pas où le trouver.
— Bien sûr que si. »
Shy’r prit la main d’Ona et la posa sur son cœur, son majeur en contact direct avec son collier. Durant un instant Ona fut tentée de lire les pensées de la sirène mais, sans savoir pourquoi, elle l’était encore plus de l’embrasser.
« Grâce à toi, je peux tout voir.
— Et qu’est-ce que tu vois ?
— Je te vois avant ton dernier départ. Tu es dans ta petite maison, avec ta malle posée dans l’entrée. Ton nez tordu était déjà là, à parfaire ton charme. Tes cheveux étaient longs, tu avais toujours tes deux yeux. Tu l’as pris dans tes bras en sachant que c’était ton dernier voyage. Ta femme t’a détestée pour ça. Elle a jeté son alliance à la mer quand ton navire a pris le large.
— Elle voulait que j’abandonne la mer.
— Mais tu l’avais déjà laissée trop longtemps de côté.
— J’aurais dû faire passer mon enfant avant.
— C’est ce que tu as toujours fait, dès sa naissance.
— Je n’aurais pas dû arrêter.
— Tu étais malheureuse, ça l’aurait tué de continuer à te voir souffrir ainsi. Tu t’es reprise en main pour ellui.
— Arrête ! »
La voix d’Ona avait déraillé. Shy’r la prit à nouveau dans ses bras et caressa son dos. La défunte était troublée par tout ce qui lui arrivait. Comment pouvait-il encore lui arriver quoi que ce soit ?
Elles restèrent l’une contre l’autre jusqu’à s’endormir, bercées par le bruit des vagues sur le bas de leur corps étendu. Le lendemain matin, Ona fut la première à se lever, lorsque les rayons orangés du soleil touchèrent leurs joues et que les oiseaux se remirent à chanter. Elle n’avait dormi que par plaisir et s’était surprise plusieurs fois dans la nuit à ouvrir l’œil pour admirer la beauté de la sirène. Elle avait caressé ses joues, observé sa bouche sombre, suivi les contours de son large nez. Jamais elle n’avait vu une femme aussi belle. Elle posa sa main sur sa poitrine et sentit son cœur battre. À quoi pouvait bien penser une créature de la mer ?
Sans crier gare, Shy’r se réveilla et s’étira dans un bâillement, prétendant ne pas sentir le manque de la main d’Ona sur son torse froid. Cette dernière prit la parole :
« J’ai réfléchi à ta proposition. Celle d’aller chercher mon enfant.
— Bonjour à toi aussi, taquina Shy’r.
— Je te remercie, vraiment, mais il vaut mieux pour tout le monde qu’iel ne sache rien.
— Pourquoi ? Iel veut de tes nouvelles, je le sens. »
La femme tiqua. Se pouvait-il que les sirènes aient d’autres pouvoirs que ceux que les humains leur connaissaient ? Elle mordit sa lèvre à cette idée, mais refusa de relever pour le moment.
« C’est trop risqué. Tu es un monstre pour ellui, moi aussi d’ailleurs. Mieux vaut que personne ne nous voie.
— Nous ? »
Ona resta coite. La créature de la mer s’immergea dans l’eau, attendit de nouveau une réponse qui ne vint pas et tapa sa queue à la surface avec colère en faisant claquer sa langue.
« Il n’y a rien de monstrueux chez moi. Je suis une fière sirène, une divinatrice qui plus est. Je suis le prochain Oracle de mon peuple et une protectrice de l’océan. Qu’y a-t-il de monstrueux là-dedans ?
— Beaucoup de choses à vrai dire.
— C’est vous les véritables monstres : vous mourez, et vous revenez comme si de rien n’était ! Comme si votre vie n’était pas déjà une nuisance suffisante.
— Que viens-tu de dire ? s’écria Ona de sa voix forte.
— Vous nuisez à votre environnement, à ceux qui ne sont pas comme vous et même à vos semblables. Sais-tu combien de mes sœurs sont mortes en tentant de vous sauver ? Sais-tu même d’où nous venons ? Tu n’en sais rien du tout, car les humains ne sont intéressés que par eux-mêmes. »
Ona avança jusqu’à avoir les pieds dans l’eau et tonna :
« Tu l’as dit toi-même : tes sœurs m’ont noyée ! Tu as raison, tout le monde se fiche des bêtes dans ton genre. Va-t’en ! »
Shy’r tapa de nouveau de la queue et s’enfuit dans les vagues, tandis qu’Ona donna un coup de pied dans la mer en hurlant, faisant gronder le ciel au-dessus de sa tête.
La perduration de l'esprit n'est pas expliquée par les humains et sirènes (il y a un chapitre à ce sujet un peu plus tard), mais c'est abordé dans un roman que j'écris dans ce même univers en ce moment !