Sofia rentre pour découvrir son appartement plongé dans les ténèbres. Elle demeure sur le seuil quelques instants, à tenter de percer les ombres avant d’enclencher enfin d’interrupteur. Elle n’a pas encore rallumé son téléphone depuis la fin de la presta. Elle était si pressée de quitter Lugon et ses mariés rayonnant d’un bonheur insoutenable qu’elle a sauté dans sa voiture et conduit, les doigts crispés sur le volant.
Baptiste a dû finir tard.
Très tard même. Car elle-même n’est pas rentrée avant une heure du matin. Le gâteau a été servi en retard car trop de témoins et de membres de la famille ont interrompu le dîner pour faire des discours plus ou moins inspirés, plus ou moins émouvants, mais qui ont dans tous les cas obtenu leur lot d’applaudissements de la centaine d’invités présents. Même pour les moins éloquents d’entre eux, Sofia a réussi à immortaliser un instant de fougue qui les faisait passer pour de meilleurs orateurs. Ce qui lui vaut souvent de se dire que parfois, quand quelqu’un parle, il vaut mieux le voir que l’entendre. Cette phrase, elle se la martèle à chaque fois qu’une prise de parole l’ennuie. Dans les mariages le week-end, lors des réunions au bureau la semaine, à table les midis quand elle doit supporter ses collègues. Parfois quand Ana parle un peu trop de son frère ou de ses dossiers, mais cela, elle n’aime pas se l’avouer, aussi elle refuse de s’entendre dire cette phrase quand il s’agit d’Ana.
Sofia s’effondre sur le canapé et rallume son téléphone tandis que son ventre gargouille. Elle a faim. Il faut dire que le taboulé tranches de rôti que lui avaient réservé le traiteur semblaient avoir quitté leur frigo des jours avant. Les grains piquaient l’acidité dans sa bouche. Aussi, elle n’avait pas osé tant manger. Mais après avoir consulté l’heure qui s’affiche sur son écran, elle enterre l’affaire : il est bien trop tard. Il va falloir se coucher pour profiter du seul jour de repos qu’elle s’octroie le dimanche, même si elle aurait préféré que Baptiste soit là.
Elle n’aime pas se glisser sous des draps froids.
Elle n’aime pas sursauter dès que des bruits de pas s’approchent du pallier et ne respirer que quand elle les entend partir.
Avec Baptiste, ces choses-là sont plus simples.
Pourtant, il ne rentrera pas de sitôt.
« Il y a eu une urgence. Je t’écris quand je suis sur le retour » a-t-il envoyé à minuit, avant de laisser un second message, cinquante minutes plus tard : « Ne m’attends pas. »
Sofia tapote quelques mots avant de reposer son téléphone. « Tu t’en sors ? Bon courage. »
Puis, elle tire le plaid plié au bord du canapé d’un coup sec et s’emmitoufle dedans. Elle dormira là, tel un cocon qui attendra inerte la résurrection, jusqu’à ce que Baptiste rentre. Elle n’éteindra pas la lumière. Elle laissera toute sa vie, là, en suspens, sans rien en déranger, car c’est moins pénible que de se plonger dans le noir dans une autre pièce. Et si les voleurs voient la lumière sous la porte d’entrée, ils n'oseront jamais rentrer. Cela soulage Sofia, qui commence à fermer les yeux quand son téléphone vibre.
Baptiste. S’il arrive bientôt, je pourrai peut-être l’attendre.
Mais ce n’est pas son nom qui s’affiche sur l’écran. C’est celui d’Ana.
« Tu dors ? » commence son amie.
Sofia n’a pas le temps de taper sa réponse qu’un autre message arrive.
« Sam est parti. »
Sofia reste là, quelques secondes, quelques minutes, à fixer son écran, statufiée, le bras dressé hors de son plaid.
Sam est parti ?
Elle se le répète comme un vinyle rayé sur lequel le diamant butte à chaque tour.
Sam est parti ?
Sam ne peut pas partir. Sam est tout pour Ana, et elle est tout pour lui. Ils s’aiment depuis dix ans, quand ils se sont rencontrés en master 2. Ils ont tout connu ensemble : les études, les débuts professionnels, le déménagement à Bordeaux, l’année de césure en Argentine, l’achat d’un petit pavillon à Cestac, la reconversion professionnelle, les amis qui vont, qui viennent, ceux qui restent, l’amour qui devient de plus en plus fort après les ans, qui crache à la gueule des autres qu’ils sont seuls quand ils n’ont pas la chance d’avoir quelqu’un, les parents qui les adorent, le chien.
Ils n’ont pas pu traverser tout ça pour que tout s’arrête maintenant, sans préavis.
Mais surtout, Samuel ne peut pas faire ça à Ana, car c’est l’amie de Sofia et qu’elle ne veut pas que ceux qu’elle aime aient de la peine.
Sofia cherche ses mots. Elle commence plusieurs messages qu’elle efface tout aussitôt. Aucun mot n’est assez fort pour exprimer ce qu’elle ressent. Aucun mot n’est assez bon pour réconforter celle qui souffre des maux du cœur. Alors, Sofia fait ce qu’elle pense être le mieux : elle appelle Ana. Et comme pour mieux s’encourager à faire toutes les actions de dévotion suivantes que leur amitié réclamera, elle se lève et saisit sa veste.
— Tu veux que je vienne ? dit-elle quand Ana décroche à la troisième sonnerie.
Ne lui répondent que des sanglots.
— J’arrive tout de suite.
— Non… beugle Ana. Je ne suis pas…
— Je m’en fous que tu sois en pyjama.
— Mais il est tard, je ne veux pas…
— On s’en fout de l’heure.
Dans d’autres circonstances, Sofia ne s’en foutrait pas. Le dimanche, c’est le seul jour où elle peut dormir. Le seul jour où elle peut partir se promener pendant des heures, son appareil au cou, pour écrire ses photographies. Le seul jour où elle a le temps de faire tout ce qu’elle ne peut pas accomplir le reste de la semaine : le ménage, le repassage, et le batch cooking pour les jours à venir. Mais pour Ana, cela ne compte pas. Elle dormira moins. Elle fera entorse à sa sortie hebdomadaire. Le reste, elle ne peut pas y couper, car elle devra bien travailler lundi.
Sofia claque la porte de son appartement après avoir écrit à Baptiste.
« Sam a quitté Ana. Je vais chez elle là, je ne sais pas si je rentre dormir. On se voit demain ? »
On a affaire à de beaux portraits de femmes, sans glamourisation, loin de certains clichés, des personnages vulnérables et profond, j'aime beaucoup.
C'est toujours aussi bien écrit, tendre et délicat ♥
A lire vos retours, je suis contente que la mise en scène de leur amitié opère. J avais peur que ce passage soit trop plan plan, j ai même projeté (oui je l avoue, un jour cela dit, pas beaucoup plus) d enlever ou de différer tout cela. Mais comme pour le chapitre 1, d une autre façon, il donne le ton ! Et le reste des questions, ce sera à la réécriture xD
Merci pour tes retours !
Je voyais ton histoire depuis un moment et elle m'intriguait !
Pendant un instant je me suis demandée si l'histoire parlerait du Trouble Dissociatif de l'Identité (par le titre) et donc je pensais qu'Ana et Sofia étaient la même personne ou alors en couple. (une qui veut un enfant, l'autre qui n'en veut pas)
Mais on dirait que je me suis trompée, je ne sais pas encore ce que veut dire le titre, peut être comment chaque femme expérimente la maternité et à quel point elles sont différentes. En tout cas, je suis intriguée, et je trouve l'amitié entre les deux femmes vraiment adorable, surtout le dialogue au téléphone, en larmes.
J'aime beaucoup la manière de décrire Sofia en prenant en instance ce qu'elle fait de ses Dimanche, c'est très efficace et ça rentre vraiment bien dans l'histoire !
A bientôt ! :D
J'avoue que je n'avais pas pensé à cet angle pour le titre, et maintenant je me dis qu'avec la couverture en plus, cette vision a totalement un boulevard pour s'installer xD
Donc comme tu l'as vu, ce n'est pas le sujet... L'idée était plutôt de me dire que là où l'on a souvent une représentation (idéalisée) de la question de la maternité, la réalité est plurielle, elle dépend des femmes, des périodes de la vie, et de plein d'autres choses. Une pluralité de portraits à un instant t. Je ne sais pas si ce sera le titre définitif, mais il m'en fallait un pour publier ici et pour l'instant, c'est celui-ci qui m'est venu :)
Merci pour tes retours !
Après cette exposition efficace, on rentre direct dans le dur avec cette séparation que je n'avais absolument pas anticipé, je m'attendais à ce que l'histoire prenne davantage son temps, très bonne surprise !
Cet événement douloureux permet de montrer la puissance de l'amitié entre les deux femmes, et de rendre Sofia attachante de par sa disponibilité pour son amie. Ca fait surgir plein de questions : pourquoi cette séparation ? quelle est la suite ? Bref, on rentre à fond dans l'histoire, tu m'as eu hihi
Je suis aussi curieux de voir le rôle que vont jouer les copains / compagnons / ex de notre trio dans cette histoire. Comment se positionneront-ils notamment face au désir d'enfant ? En tout cas, sans savoir grand chose sur Baptiste, ses textos avec Sofia le rendent plutôt attachants.
Mes remarques :
"Parfois quand Ana parle un peu trop de son frère ou de ses dossiers, mais cela, elle n’aime pas se l’avouer, aussi elle refuse de s’entendre dire cette phrase quand il s’agit d’Ana." j'aime bien cette idée, cette pensée interdite de trouver une personne qu'on aime sincèrement ennuyeuse
"Mais pour Ana, cela ne compte pas. Elle dormira moins. Elle fera entorse à sa sortie hebdomadaire." joli passage !
Je continue !!
Les questions que je garde en fin de chapitre sont : comment Ana va gérer ce changement ? Est-ce qu'elle va avoir plus besoin de Sofia maintenant ? Sofia semble avoir très peu de temps à donner, alors est-ce qu'elle va devoir en créer ? Sacrifier d'autres choses pour aider son amie ?
Des captures de lecture :
"Parfois quand Ana parle un peu trop de son frère ou de ses dossiers, mais cela, elle n’aime pas se l’avouer, aussi elle refuse de s’entendre dire cette phrase quand il s’agit d’Ana." J'ai eu le sentiment que la phrase serait plus forte et claire si elle finissait sur "elle n'aime pas se l'avouer", parce qu'ensuite ça me semblait répéter cette idée et du coup la diluer.
"des bruits de pas s’approchent du pallier" palier ?
"Baptiste. S’il arrive bientôt, je pourrai peut-être l’attendre." Mon dieu, j'ai tant galéré à comprendre ce message. Je crois qu'il me manquerait juste une incise "pensa Sofia" parce qu'en fait je m'attendais à lire le message sur le téléphone direct, et du coup même si là c'est des italiques et pas des guillemets, j'étais confuse.
Si beau : "pour écrire ses photographies".
"Mais pour Ana, cela ne compte pas. Elle dormira moins." Le "Elle" prête à confusion parce qu'il y Ana juste avant, j'ai l'impression. Peut-être remettre Sofia ?
Je trouve toujours difficile de doser les débuts, entre vouloir commencer l'histoire vite, parfois trop, parfois pas assez... Là, j'ai pris le parti de détailler cette rupture sur ce début de roman. Parfois, j'y repense et me dis que je tergiverse trop sans rentrer dans le vif du sujet. Mais c'est aussi un moyen d'installer les personnages et de les caractériser... La question est en friches dans mon cerveau mais si tu as un avis sur ce sujet, n'hésite pas à m'en faire part !
Merci pour tes retours ;)
En tout cas, j'aime beaucoup la relation que tu esquisses en quelques lignes entre les deux amies. Je trouve cela très réaliste.
"Ce qui lui vaut souvent de se dire que parfois, quand quelqu’un parle, il vaut mieux le voir que l’entendre" => purée, c'est tellement vrai !
Je me suis interrogé sur le "sam est parti". Est-ce qu'on ne dirait pas plutôt, "sam m'a quittée ?"
Bref, ceci est un pinaillage. C'est toujours très bien écrit et tout est fluide ! Super !
Pour le "parti"/"quitté", oui je vais modifier ! En relisant je m'étais déjà posée la même question car le sens de "parti" pourrait être plus large...
Merci pour tes retours ;)