Chapitre 2

Alexander était bouche bée. Il était si soulagé de ne pas avoir été désigné ! Mais son humeur joyeuse ne se résumait pas qu’à ses intérêts personnels. Il était également heureux pour sa meilleure amie. Son rêve d’enfance se réalisait enfin ! Désignée comme prochaine maäje par un oiseau divin, n’était-ce pas ce qu’elle pouvait espérer de mieux ? Mais il savait pertinemment au fond de lui, que tout ceci ne se déroulerait pas comme prévu. Keïrah ne rentrerait pas à l’Akadémy. Cela voudrait dire transgresser les lois, et ça, le royaume n’était pas près de le faire. Xe ni togo croa èn i-posibl ; ne pas toujours croire en l’impossible, comme disait le vieux proverbe Royaumien. Il s’obligeait à chasser cette pensée de son esprit, mais elle revenait tout le temps, de plus en plus persuasive. Autre chose lui vint en tête. Et si on la traitait comme une Volmaäje ? Alexander savait très bien ce que l’on faisait à ces usurpateurs de maäjy, même s'il était persuadé que son amie n’en était pas une.

De son côté, Keïrah exultait, pendant que les doyens faisaient des messes basses. Elle, la jeune prêtresse, choisie par un oiseau divin ? Elle rêvait de ce moment depuis sa naissance ; Sans s’en rendre compte, elle caressait du doigt sa tache de naissance en forme de croissant de lune, située sous son poignet. Elle était sûre que cette dernière était un signe du destin. Elle serait la première femme à entrer à l’Akadémy ! Apprendre la maäjy, cette fabuleuse pratique ! Ah, merci dieux fabulaires ! Qu’elle était heureuse ! Dans son euphorie, la jeune fille ne se rendait pas compte des murmures qui emplissaient la salle. Les termes de « tricheuse », « Volmaäje» ou « usurpatrice » revenaient souvent. Les trois doyens chuchotaient entre eux. Comment se pouvait-il que cette « Keïrah » ai été choisie par un oiseau descendu des cieux ? Tout le monde sait que les femmes ne peuvent pas exercer la maäjy ! Les conséquences seraient… Enfin… Euh… Bon, on ne connait pas vraiment les conséquences, mais les femmes n’ont pas le droit, un point c’est tout ! On vit les trois anciens hocher la tête d’un air entendu, puis demander le silence.

-Messieurs, dit Poseb, d’une voix imposante. Aucun de nous n’a compris ce qui vient de se passer. Mademoiselle Dairval va gentiment retourner chez elle et nous allons lui envoyer un Agent pour qu’il… Il fut coupé par Arcos qui lui lança un regard noir. Enfin, se reprit-il, nous n’avons pas d’explication à donner. Nous, les doyens, allons désigner un « remplaçant » à Mademoiselle Dairval.

Ils se concertèrent, puis Comos pointa du doigt un garçon au fond de la salle. Le cœur d’Alexander manqua un battement. Non, ça ne pouvait pas être lui que l’ancien pointait du doigt !

-Alors, qu’est-ce que tu attends ? demanda Poseb, d’un ton impatient.

Si, c’était bien lui qui avait été choisi. Le sort s’acharnait. D’abord, le refus des doyens face à sa meilleure amie, et puis maintenant, il allait devoir entrer à l’Akadémy ! Il nageait en plein cauchemar. Il se pinça pour se réveiller de ce mauvais rêve, mais, à son plus grand effroi, rien ne se passa. C’était bien la réalité, et il devait l’affronter sans faillir. Il se leva difficilement, comme rouillé de l’intérieur. Il  s’avança, s’efforçant d’arborer une posture et une expression impénétrable, ce qui se révéla être une tache beaucoup plus ardue qu’il ne le pensait. Il devait se tenir droit, sans tituber à chaque pas, et ne pas laisser couler les larmes qu’il retenait. Une fois arrivé devant la table des doyens, il dit d’une voix presque tremblante :

-Alexander Pyar, homme à tout faire, dans la capitale.

Quand il passa devant Keïrah, il lut dans ses yeux une infinie tristesse, de la compassion, de la haine, qui n’était bien sûr pas dirigée contre lui, mais surtout, de la peur. Qu’allait-on lui faire ? Serait-elle envoyée en Sirtebia, là où l’on envoie en exil tous les Volmaäjes ? Devrait-elle exécuter les tâches les plus ignobles pour le Royaume ? Elle était terrifiée. Le cœur de la jeune prêtresse battait à tout rompre. Elle entendit à peine Comos annoncer la fin de la cérémonie, congédier les garçons toujours debout et congratuler les quatre élus. Elle reprit ses esprits quand Arcos posa la main sur son épaule. Elle lui lança un regard rempli de colère et de haine, ce qui le fit reculer d’un petit pas. Mais il se reprit vite :

-Mademoiselle, sur décision des trois doyens vous retournerez passez la nuit chez vous sous surveillance d’un garde du palais, et demain matin à neuf heure précise, un Agent spécialisé le remplacera pour une durée…Indéterminée, finit-il d’un ton rempli de sous-entendus.

Keïrah était paralysée. Alors comme ça, elle allait rester sous surveillance pendant un temps indéterminé ? Toute sa vie peut-être ! Et en plus, surveillée par un Agent ! Ces sbires du royaume lui faisaient froid dans le dos. Les A.L.R., Agents de la Loi Royaumienne - plus couramment appelés Agents - se répartissaient en trois groupes : les Baroudeurs, qui patrouillaient pour faire régner les (dures) lois de sa majesté Talios, les Ombreurs, qui espionnaient pour récolter des informations sur les contrées voisines, et enfin, les Traqueurs. C’étaient eux les pires. Ils s’occupaient de trouver les Fauteurs, ceux qui ne respectaient pas les lois. Mais ils pouvaient aussi être chargés de surveiller les prisonniers. La jeune fille savait pertinemment que c’était l’un d’eux qui serait chargé de son cas. Plongée dans ses pensées, une question lui vint soudain à l’esprit : où était Alexander ? Son ami devait être dévasté. En l’apercevant, elle comprit que c’était effectivement le cas. Le jeune homme semblait avoir rapetissé. Recroquevillé sur sa chaise, les jambes regroupées contre le torse, on aurait dit un petit animal effrayé. Il tremblait de tout son corps, et claquait des dents. On aurait pu croire qu’il revenait du Continent gelé.

Keïrah couru  s’accroupir à ses côtés, sans prêter attention aux regards interrogateurs des trois autres garçons. Elle lui prit la main, dans l’espoir de le réchauffer, mais ça ne fit rien. Alors elle lui chuchota des paroles réconfortantes :

-Regarde-moi Alex. Regarde-moi ! On va y arriver d’accord ? Son ami opina difficilement du chef. Comme on l’a toujours fait. Sauf que là, on est chacun de notre côté. Je te retrouverai et je te sortirai de là-bas, promis. On va y arriver ! J’ai confiance en toi Alexander. Je sais que tu es fort. Et toi aussi tu le sais. Donc ce qu’on va faire, c’est que toi, tu vas faire ton possible pour t’intégrer dans l’Akadémy et apprendre la maäjy, et moi…

Une ombre traversa le visage de la jeune fille. Elle-même ne savait pas ce qu’elle allait faire, après cet échec cuisant. Mais elle se ressaisit et montra une façade plus joyeuse à son ami :

-Ne t’inquiète pas pour moi, je m’en sortirai.

Les yeux du jeune homme étaient remplis de larmes, qu’il refusait de laisser couler.

-Mais Keïrah, je… dit-il d’une voix tremblante. Je ne peux pas apprendre ce qui a détruit ma famille, ma vie ! Ca reviendrait à pactiser avec la mort, et ça… C’est trop dur je ne peux pas… C’est…

Et malgré lui, les larmes roulèrent sur sa peau, mate, dorée par le soleil d’été. Keïrah lui pressa la main encore plus fort, presque à s’en faire mal, pour prouver à son ami qu’elle était là, avec lui, qu’elle supportait sa douleur. Avec lui. Et que ça ne changerait jamais.

Jamais.