Le jour n’eut pas de mal à traverser les volets rafistolés par Keïrah. Sa petite chambre était baignée d’une douce lumière matinale, annonçant le début d’une belle journée ensoleillée. En temps normal la jeune fille se serait levée du bon pied, et serait partie en sautillant au travail. Mais ce matin, Keïrah ne voulait pas se lever. Elle était plongée dans un de ses rêves étranges.
Elle était enveloppée dans un tissu blanc brodé d’or, dans les bras d’une femme très belle, qui la regardait tendrement. Soudain, l’impressionnante porte en murylier de la pièce s’ouvrit à la volée, dévoilant un homme qui hurla des paroles incompréhensibles à la femme. Cette dernière, affolée, serra très fort Keïrah et la confia à une jeune fille qui devait avoir seize ou dix-sept ans. Elle portait une longue robe blanche ample, avec des manches bouffantes ornées de broderies bleu ciel. Une robe de guérisseuse. Les deux femmes s’enlacèrent, et, la plus jeune s’enfuit par une porte dérobée, cachée sous une tapisserie, emportant Keïrah avec elle. La petite fille se mit alors à pleurer. Ces sanglots déchirèrent le cœur de la femme, qui lui dit au revoir d’un signe de la main.
Elle se réveilla et se redressa sur son lit, tremblante comme sortie d’un bain glacé. Elle s’enroula dans une couverture bien chaude, et se sentit tout de suite apaisée. La journée de la veille lui revint subitement en mémoire.
La jeune fille attrapa une montre.
- Neuf heures moins le quart ?! cria-t-elle.
Le garde posté devant sa porte poussa légèrement le panneau de bois et passa la tête dans l’entrebâillement.
-Tout va bien mademoiselle ?demanda-t-il.
-Oui, ne vous inquiétez pas pour moi, le rassura-t-elle.
-C’est mon travail de m’inquiéter pour vous, vous savez, rétorqua-t-il en lui lançant un clin d’œil.
La remarque du garde lui arracha un sourire. Il n’était pas bien méchant, après tout, il ne faisait que son travail. Elle revint vite à la réalité. L’Agent arriverait dans un peu moins de quinze minutes maintenant, et elle était toujours en chemise de nuit. Elle hésita quelques minutes entre plusieurs tenues. Qu’est-ce qui était approprié pour la venue d’un Agent ? Sa plus belle robe ? Pff, trop solennel se dit-elle. Sa tenue de chasse ? Pour qui la prendrait-elle ? Une gamine des rues ? En vérité, c’était ce qu’elle était il y a quelques années, avant d’être recueillie par l’orphelinat des Roses d’Eau. Elle avait aussi rencontré l' être le plus cher à ses yeux : Alexander. Le jour de ses treize ans – âge légal pour commencer à exercer un métier - elle avait pu quitter l’établissement pour s’installer dans cette petite chambre louée par une vieille dame à un prix défiant toute concurrence. Vingt michos par mois ! Cela représentait à peine le quart de sa rémunération mensuelle en tant que prêtresse. Mais d’ailleurs, en parlant de cela, comment ferait-elle pour aller travailler si elle était enfermée chez elle ? Serait-elle autorisée à sortir exceptionnellement ? Serai-t-elle soumise à des interrogatoires, ou pire… à de la torture ? Plongée dans ses réflexions, Keïrah attrapa une chemise vert kaki et un pantalon de la même couleur. Au moment même où elle fermait le dernier bouton de son habit, elle entendit toquer à la porte.
-Oui ? cria-t-elle.
-Mademoiselle, dit le garde en ouvrant la porte. Monsieur l’ALR est arrivé.
Elle vit alors un jeune homme entrer, qui devait avoir quatorze ans, comme elle. Il avait de grands yeux bruns. Ses cheveux châtains avaient dû être coiffés une fois dans leur vie, mais vu l’épaisseur de la tignasse, il avait dû renoncer très vite à les discipliner. Il arborait le manteau bien reconnaissable des Agents : rouge, avec de grandes manches bordées de blanc. Au niveau de son cœur était épinglé l’insigne des Agents : un grand A, avec en arrière-plan une balance, où, sur le plateau gauche était posé un crâne, et sur le droit, une plume.
Cet insigne était censé représenter la justice, mais chez la plupart des gens, il inspirait la terreur. Car les Agents étaient capables des choses les plus horribles pour « faire régner l’ordre, la loi et le bien », comme le disait leur devise. Keïrah lui lança un regard rempli de haine, puis s’effaça pour le laisser entrer.
-Keïrah Dairval. C’est bien ça ? lui demanda-t-il.
-Oui, lui répondit-elle d’un ton si glacial qu’il aurait pu faire geler un océan tout entier.
-Et vous êtes… Une Volmaäje, dit-il à contrecœur.
-Pardon ? S’insurgea-t-elle.
-D’après le rapport que l’on m’a donné, vous avez fait semblant d’être attirée par Sahïrkta, l’oiseau divin, pendant la cérémonie d’hier, afin d’entrer à l’Akadémy. Vous avez donc, par cet acte, tenté d’exercer la maäjy en toute illégalité car vous êtes une femme. Par ce fait, vous êtes une Volmaäje et une Fauteuse, conclu le jeune homme.
-Je ne vous permets pas ! cria-t-elle, en frappant sur la table qui se tenait entre elle et l’Agent. Vous ne savez pas comment l’on se sent attiré par lui quand il chante ! On est comme hypnotisé. Cette mélodie, on la ressent au plus profond de soi-même, on sait qu’elle nous est destinée, qu’elle est là pour nous et uniquement pour nous, qu’on a été choisi, que…
Elle releva la tête et vit que l’ALR la regardait avec un air presque… Désolé. Quand il vit que Keïrah le regardait, il baissa la tête, gêné. Pour sortir de cette situation embarrassante, la jeune fille lança :
-Et vous ?
-Pardon ?
-Qui êtes-vous ? insista-t-elle. J’ai bien le droit de connaître le nom de mon geôlier, non ?
-Matricule deux cents soixante-dix du premier regroupement de Traqueurs du Royaume, sergent grade or, répondit-il d’un trait.
Voyant qu’elle ne pourrait rien obtenir de plus, Keïrah se rassit sur sa chaise. Le Sergent attendit qu’elle soit installée pour reprendre.
-Je vais vous expliquer les règles de votre détention : vous pourrez sortir de chez vous deux heures le lundi et deux heures le vendredi sous ma surveillance, sans sortir de la ville. Concernant votre emploi, vous n’irez plus travailler. Vous recevrez une aide de quatre-vingts michos par mois. Une charrette viendra livrer un cageot de nourriture par semaine, au prix de quinze michos. Quant à moi, je logerai dans la chambre adjacente à la vôtre. Les portes et les fenêtres seront surveillées par des gardes, donc vous ne pourrez pas vous enfuir, sous peine de vous voir exiler en Sirtebia, ou de vous faire pendre. Je passerais vous voir à seize heures précises tous les dimanches pour faire le point et vous interroger. Des questions ? demanda-t-il pour conclure.
Keïrah fit un signe négatif de la tête, et se leva sans but précis. Mais une question lui revint en tête. Elle se retourna et dit :
-Comment dois-je vous appeler ?
-Sergent m’ira très bien.
Ils se regardèrent. Longtemps. Trop longtemps. Après tout, aucune des deux personnes présentes dans cette salle n’auraient pu savoir ce qu’il allait se passer !
Keïrah ne savait pas ce qu’elle faisait. Elle se sentait attirée par le brun profond des yeux du jeune homme. Ils l’envoutaient, comme une hypnose agréable. Elle plongea dans ses yeux, et eut une vision.
Ils étaient tous les deux, sur le bord d’une falaise. Devant eux, s’étendait une ville, dévorée par les flammes. Ils entendaient les cris des personnes encore vivantes qui essayaient de se sauver. On voyait un magnifique château, pris d’assaut par une vingtaine de cordes dorées. Mais au lieu d’attaquer le bâtiment, elles entrèrent par la fenêtre de la plus haute des tours, et, dans une délicatesse infinie, en sortirent le corps d’une femme. Elle était magnifique. Ses cheveux châtains avaient des reflets d’or dans la lueur des flammes. Son visage était aussi beau que la première fleur du printemps. Ses pommettes, parsemées de petites tâches de rousseur, montraient qu’elle avait dû rire maintes fois. Elle était vêtue d’une robe mauve brodée d’or, et dotée de manches taillées dans un tissu si clair, qu’il en était presque transparent, si léger que le vent l’aurait fait danser, si beau qu’il ressemblait à un rayon de lune.
Les cordes l’apportèrent sur la falaise, aux pieds des deux jeunes gens. Keïrah se laissa tomber à genoux à côté d’elle, des larmes de joie perlant aux coins de ses yeux. Elle posa la main sur le cœur de la femme. Une lumière éclatante sortit de sa paume et inonda le corps de l’inconnue. Le sergent posa sa main sur l’épaule de Keïrah, en souriant.
Keïrah recula d’un pas, tremblante. Le Sergent semblait déboussolé. Avait-il vu, lui aussi, cette vision étrange ? Il se leva, et sortit en murmurant un « au-revoir » presque inaudible.