CHAPITRE 2

Je ne garde aucun souvenir du trajet, pas plus que des longues heures passées aux urgences du CHU. Je me rappelle seulement que le médecin m’a proposé une hospitalisation en psychiatrie. Je m’y suis opposé longuement, insistant, suppliant même pour que l’on m’emmène à l’hôtel de police, avant d’accepter, à contrecœur, pensant que cela pourrait, d’une certaine manière, me mettre à l’abri de l’hostilité du monde.

J’arrivai à l’EPSM peu après dix-neuf heures. On me présenta l’unité Hélios, le service dans lequel j’avais été admis. Hormis mon café du matin, je n’avais rien avalé de cette longue et éreintante journée. On m’installa à une table dans la salle de vie et on me servit un repas sans que j’aie à le demander : soupe, entrée, plat de résistance, dessert et tranches de pain. Je ne laissai pas une miette sur mon plateau.

J’étais fatigué autant qu’on peut l’être, mais je n’arrivais pas à dormir. À une heure du matin, tourmenté, je confiai mes angoisses à un infirmier. Il me donna du Tercian. C’était la première fois que je prenais un médicament aussi puissant. Une demi-heure plus tard, je dormais à poings fermés.

On me réveilla à sept heures. Je me lavai le visage, puis filai directement à l’espace fumeurs que l’on m’avait présenté la veille. Il me restait une quinzaine de blondes dans un paquet abîmé. En fumant, j’observais les autres patients. La plupart semblaient apathiques, cloués sur les quelques bancs dispersés dans cette petite cour ouverte sur le ciel. Quelques-uns, en revanche, paraissaient particulièrement agités. L’un d’eux se tenait face au mur et parlait tout seul. J’aurais pu me demander où j’avais atterri, mais, curieusement, je me sentais bien entre ces murs : j’étais en sécurité, loin de tous ceux qui me voulaient du mal.

Peu avant huit heures, l’endroit se vida d’un coup. Je suivis le mouvement. C’était l’heure du traitement et du petit-déjeuner. Nous étions une vingtaine à patienter dans le couloir. Certains étaient assis par terre, tous les yeux rivés sur la grande horloge blanche fixée au mur. À huit heures précises, le personnel ouvrit la porte et nous nous engouffrâmes. Chacun se saisit d’un plateau et fit la queue.

— Pain ou biscottes ? lança l’aide-soignante.

— Biscottes, s’il vous plaît. C’est combien maximum ?

— Je peux vous en donner cinq. Vous pouvez aussi prendre deux confitures et deux beurres, juste devant vous.

Dans le grand bac, il y en avait pour tous les goûts : fraise, framboise, abricot, cerise, myrtille… Je pris ce qu’elle m’avait proposé et la remerciai.

Je m’installai à une table de quatre et souhaitai bon appétit, sans discuter davantage. Le Tercian commençait à agir. Je me sentais dans le brouillard, comme si tout était au ralenti, mais apaisé.

Mon repas terminé, je fis un rapide tour du service. Dans la grande salle commune, une bibliothèque regorgeait de vieux jeux de société et de livres tout aussi vétustes. J’aperçus Le Trône de fer, dont j’avais visionné plusieurs fois l’adaptation en série.

Je retournai ensuite fumer. En fin de matinée, une infirmière vint me chercher pour un entretien. Elle me conduisit dans un bureau exigu, équipé d’un ordinateur et de quatre chaises, et resta présente.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux longs cheveux bruns et à la barbe fournie.

— Bonjour, Monsieur. Je suis le docteur Bontemps, psychiatre dans cet établissement. C’est moi qui vais m’entretenir avec vous aujourd’hui. Savez-vous pourquoi vous êtes ici ?

— Oui. C’est ma famille qui m’a amené ici. Ils essayent de me faire enfermer en me faisant passer pour fou, mais je ne le suis pas.

— Vous voulez m’en parler ? Qu’est-ce qui se passe en ce moment pour vous ?

— Tout le monde est contre moi. Les gens ont de mauvaises intentions. Ils me veulent du mal.

— D’accord. Comment savez-vous qu’ils vous veulent du mal ?

— Quand je marche dans la rue, ils me regardent de travers. Ils parlent de moi. Ma famille et mes amis me rabaissent sans arrêt. Je n’ai pas encore réuni les preuves, mais j’en suis sûr.

J’étais agité, la voix haute, les mains moites.

— Vous êtes très tendu.

— Je comprends parfaitement vos sous-entendus ! répliquai-je brusquement.

— Vous parlez de sous-entendus alors que le propos est explicite, dit-il avec un léger sourire.

Il notait des choses, mais surtout, il me regardait droit dans les yeux.

— Et comment tout cela vous fait-il vous sentir ?

— Je me sens bien. Je suis juste menacé de mort, mais personne ne veut m’écouter.

— Moi, je vous écoute. Je comprends que cela soit très envahissant pour vous. Est-ce que vous avez déjà vécu cela auparavant ?

— Pas à ce point-là.

— Que faites-vous dans la vie ?

Je lui répondis que j’étais en première année de droit. Il me demanda ce que je prévoyais de faire ensuite.

— Je compte passer le concours externe de l’ENA.

Il prenait des notes.

— Quels sont vos centres d’intérêt ?

— Je m’intéresse beaucoup à l’actualité et à la géopolitique. Je regarde des vidéos que certains jugent controversées. C’est différent de ce qu’on trouve à l’université, mais plus proche de la réalité.

— Consommez-vous de la drogue ?

— Juste du cannabis. Je peux fumer plusieurs joints dans la même journée, ou bien aucun pendant deux semaines. J’ai commencé à dix-sept ans et j’ai déjà arrêté pendant cinq ans, car j’avais l’impression que cela me rendait fou.

— D’accord. Merci de votre franchise. Pour le moment, votre cadre d’hospitalisation est libre : vous pouvez sortir quand vous le souhaitez. Je poursuis votre prescription de Tercian en si besoin. On se revoit dans quelques jours pour faire le point.

Je sortis de cet entretien soulagé d’avoir pu me confier à quelqu’un. Le docteur Bontemps m’avait fait bonne impression. Dans le tonnerre d’animosité que je traversais, j’avais enfin trouvé un regard bienveillant, sans haine ni jugement.

Je pris mon traitement, déjeunai, puis retournai au fumoir. Un patient me dit qu’il n’y avait pas grand-chose à faire ici à part fumer. Il n’avait pas tout à fait tort.

Vers seize heures, après un bol de café et une compote, une femme d’un certain âge vint me chercher au réfectoire. Elle se présenta comme cadre de santé. Elle m’invita à la suivre dans une pièce plus grande que celle du psychiatre, où des piles de dossiers recouvraient un grand bureau.

Lucie et sa mère, Marie, étaient là. Elles me saluèrent, mais je ne répondis pas. Confus dans mon délire, assoupi par le traitement, je n’allais tout de même pas saluer celles qui m’avaient tendu un piège pour m’enfermer.

— Tony, Mémère est morte cette nuit.

Le silence s’installa. Je fixai le sol.

— Il ne réagit pas, remarqua la cadre.

Elle se trompait. Je réagissais, mais à ma manière : au plus profond de moi, je récitais une prière.

— L’enterrement aura lieu dans quelques jours. Voulez-vous y participer ?

J’acquiesçai.

— N’hésitez pas à venir vers les soignants si vous avez besoin de parler.

— Merci, mais je préférerais écrire.

Elle me tendit quelques feuilles et un stylo. Je me retirai dans ma chambre et m’installai à la table, face à mon lit. Tandis que j’écrivais, un SMS de mon père arriva : il m’informait avoir fait un grand ménage chez moi.

« C’est une menace déguisée. Il a fait le ménage pour te garder sous son contrôle. »

Convaincu par cette voix, je ne lui répondis pas.

La cadre frappa à la porte :

— Comment vous sentez-vous ?

— C’était la femme de ma vie, mais j’ai fait mon deuil il y a bien longtemps. Tout irait bien si mon père ne me harcelait pas.

Elle sortit sans ajouter un mot. Saisi par la nostalgie, je regardai des photos de famille. La confusion me submergeait à nouveau : qui était cette femme âgée que j’étreignais dans mes bras ? Et cette autre femme, qui m’enlaçait comme une mère, qui était-elle ?

Tout au long du dîner, les visages de mes compagnons d’infortune se déformaient sous mes yeux. Après le repas, je signalai à un infirmier que je ne reconnaissais plus les personnes que je connaissais et que je voulais voir un psychiatre au plus vite.

Le dix-sept décembre, aucun médecin ne vint me voir. Je reçus cependant la visite de ma mère et de Jean-Pierre. Je les accueillis froidement :

— Vous avez réussi votre coup ! Je suis enfermé maintenant, vous êtes contents !

Je garde un souvenir impérissable du regard ému de ma mère, désemparée et impuissante. Je pris la monnaie et le tabac que mon beau-père me tendait, avant de les abandonner dans la salle de vie.

Peu après le goûter, on m’annonça mon transfert dans l’unité Neptune. Le labyrinthe de couloirs me fut présenté, et je pus garder mes affaires. Mon téléphone, habituellement indispensable, gisait au fond de ma poche. Je ne voulais pas voir les moqueries et menaces qui y affluaient. Je l’utilisais seulement pour l’heure et la date, constatant chaque jour des appels manqués de ma mère.

Ce soir-là, je pris mon traitement et me couchai directement, dormant toute la nuit.

Le lendemain après-midi, on m’annonça que je recevrais deux visites. Méfiant, je me demandais qui pouvait encore troubler cette paix fraichement retrouvée.

Je sortis du service et traversai le grand couloir en direction de la cafétéria. Mon père venait vers moi. J’en étais sûr : il venait pour m’agresser.

— Tiens, du chocolat.

— Tu crois m’acheter avec du chocolat ?! Tu as essayé de me tuer et tu continues à me harceler ! Je vais porter plainte !

— Mais qu’est-ce qui t’arrive !? Je t’ai rien fait ! s’écria-t-il.

Je l’accueillis d’une avalanche de reproches et de menaces, nos mains s’entrechoquant dans l’agitation.

Lucie arriva, lui expliquant que j’étais malade, puis il disparut vers le centre-ville.

— L’enterrement de Mémère aura lieu après-demain à dix heures trente, à Mondeville.

Elle me raccompagna à Neptune, où deux infirmières nous proposèrent un entretien.

— Je sais très bien que les patients ne sont pas réels, dis-je avec un sourire sarcastique.

— Monsieur Bouhitem, ici, vous êtes entouré de personnes réellement malades. Et vous aussi, vous souffrez.

— C’est vous qui dites que je suis malade. Vous faites ce que vous voulez de moi de toute manière.

Le vendredi suivant, je revis le docteur Bontemps.

— Bonjour, Monsieur. Les soignants m’ont averti que vous ne vous sentiez pas très bien ces derniers jours. Que se passe-t-il ?

— Les gens me surveillent. Ils attendent que je commette une erreur.

— Quel genre d’erreur ?

— Par le passé, j’ai tué des hommes et agressé des femmes. Maintenant, je vais devoir en répondre devant la justice.

Son regard se fit plus intense.

— Des plaintes ont-elles été déposées contre vous ?

— Non. Mais moi, je sais ce que j’ai fait.

— D’accord. Et avez-vous eu des envies de violence récemment ?

— Vous savez, je ne suis pas raciste, je suis un bon croyant.

Il ramena lentement ses mains au niveau de son menton et entrelaça ses doigts, réfléchissant quelques instants.

— Nous allons modifier votre traitement. Je maintiens le Tercian, mais j’introduis du Risperdal. Cela vous aidera à vous sentir mieux.

L’infirmier présent me donna mon nouveau médicament en m’expliquant qu’il était destiné à lutter contre les symptômes de la psychose et me rappela que Lucie allait venir me chercher pour aller à l’enterrement.

Je la rejoignis, ainsi que son conjoint, sur le parking de l’EPSM. Je montai dans cette même voiture qui m’avait conduit, cinq jours plus tôt, dans cette prison.

Sur la route, j’aperçus une camionnette bleue.

— Vous avez vu Mesrine ? leur demandai-je.

— Le film ?

— Ils vont venir pour me tuer moi aussi.

Tous les membres de la famille étaient réunis devant l’église Sainte-Marie-Madeleine-Postel. Je saluai chacun d’eux, en les priant de me pardonner pour le mal que je leur avais causé par le passé.

Le prêtre sortit pour nous accueillir. Nous gravîmes les quelques marches du parvis et entrâmes par la grande porte en bois, dominée par l’imposante figure d’une sainte.

Pendant la messe, je ne prêtais pas attention aux prières, aux lectures ni aux chants. Assis au premier rang, à côté de ma grand-mère, je fixais le prêtre. Son visage se disloquait sous mes yeux, et bientôt des cornes apparurent sur son front.

« C’est le diable. »

Quelque chose en moi ne voulait rien rater de ce moment que j’avais redouté et attendu toute ma vie. Je tentais de détourner mon regard et d’ignorer les voix, mais elles revenaient, obsédantes, lancinantes. Je n’étais ni terrifié ni inquiet : simplement le spectateur passif d’une réalité déformée. Ce souvenir, écrasant, domine tout, effaçant tous les autres.

De retour à l’hôpital, nous fûmes accueillis par une infirmière. Lors de l’entretien, je ne sortis du silence que pour délirer :

— L’enterrement a été gâché à cause de moi.

— Vous n’exagérez pas un peu ?

— Je voudrais sortir.

Je me réfugiai dans ma chambre. Quelques minutes plus tard, la soignante revint, accompagnée d’un collègue. Ils déposèrent le repas sur ma petite table.

— Vous voulez votre Tercian ?

— Je ne suis pas anxieux, juste humilié.

— Vous voulez nous en dire plus ?

— Non.

Le lendemain, je passai une grande partie de la matinée au coin fumeurs. Je commençai à m’ouvrir aux autres et fis la connaissance de Carole.

Cette femme d’une cinquantaine d’années, de petite taille et à la silhouette fine, débordait d’énergie. Visiblement marquée par la vie, elle me confia ses souffrances pendant plusieurs heures. Elle était malade depuis que son géniteur — elle refusait d’employer le mot « père » — l’avait abusée dans son enfance.

Elle évoqua également une organisation criminelle qui l’avait approchée pour la recruter. Or, j’avais moi-même passé plus de dix ans à jouer à un jeu de rôle mafieux, et sa psychiatre portait un nom à consonance italienne. Il ne m’en fallut pas plus pour donner sens à ses propos.

— On va faire un tour ? me demanda-t-elle.

— Mais c’est bientôt l’heure de manger.

— On s’en fout. On a des choses à faire.

— D’accord, on y va ! lançai-je en écrasant mon mégot.

En phase de délire, j’ai toujours été particulièrement influençable, autant par mes hallucinations que par le comportement des autres.

Nous sortîmes. Elle continuait à parler de son père et de ses malheurs. Je lui confiai les miens, la fois où mon père avait tenté de m’empoisonner et ses menaces quotidiennes.

Elle ramassa un bâton sur la pelouse de la cour :

— Tiens, une matraque. Avec ça, tu pourras te défendre.

Je la pris et donnai des coups dans le vent, heureux d’avoir reçu un cadeau et une aide inattendue. Je n’avais aucune idée de notre destination, mais je savais ce que nous allions faire : ils allaient m’enrôler.

Nous traversâmes le centre-ville, longeant la rue Saint-Ouen puis le boulevard Yves Guillou, qui faisait face à la prairie et à l’hippodrome. Nous fîmes une pause à l’épicerie de la rue Saint-Michel. Après une heure de marche, nous arrivâmes rue d’Auge, non loin de la gare.

Ce lieu avait du sens pour moi : c’était l’ancien immeuble de mon père. Ce n’était pas un hasard si elle m’y avait conduit.

— Voilà, c’est chez moi. Attends, je vais te montrer un truc.

Elle fouilla dans son placard et en sortit un revolver à barillet. En dehors des séries télévisées, c’était la première fois que j’en voyais un.

— C’est un colt. Prends-le.

Je manipulais l’énorme pistolet : la rudesse de la poignée, la protubérance du chien, la froideur du canon sur mes doigts, la délicatesse de la détente…

— Fais gaffe, il est chargé.

Si les voix m’avaient donné l’ordre, j’aurais pu la tuer ou me tirer une balle dans la tête. Heureusement, ce ne fut pas le cas.

Elle rangea l’arme derrière son dos et nous partîmes vers le centre-ville, elle avec son colt à la ceinture, moi avec mon bâton à la main. Nous offrions un drôle de spectacle aux passants.

— On est invisibles. Personne ne peut nous voir.

Elle me rassura. J’avais désormais des super-pouvoirs. Mais il fallait encore parler du recrutement.

— Qu’est-ce que vous pouvez m’offrir ? lui demandai-je.

— Tout ce que tu veux.

— Une carte bancaire illimitée, un poste à responsabilités et une nouvelle identité.

— On te donnera tout ça. Tu voudrais t’appeler comment ?

Je réfléchis un instant, puis déclamai :

— Armand Lemoine.

Armand, personnage d’un roman de mon adolescence ; Lemoine, nom de ma mère. Je ne voulais plus rien avoir affaire avec mon père.

Galvanisé, je me voyais déjà enrôlé par des forces mystérieuses, mélange subtil et impénétrable de crime organisé, de gouvernement mondial et de satanisme.

Nous arrivâmes près de la mairie de Caen. Sur l’esplanade, des sapins enguirlandés et la grande roue de Noël scintillaient.

— Le vingt-cinq décembre à minuit, il faudra que tu sois tout en haut de ce manège. Alors, on viendra te chercher.

Je n’eus pas le temps de répondre qu’elle ajouta :

— Je vais te laisser là. Règle tes problèmes.

Je marchai instinctivement jusqu’à l’arrêt de bus le plus proche, lorsque j’entendis une voix :

« Retrouve ton père et frappe-le avec ta matraque. »

Je ne savais pas où il se trouvait. Face à cette impossibilité, j’abandonnai mon projet sanglant.

Soudain, les sirènes de police résonnèrent, plus nombreuses et intenses que la semaine précédente. Cette fois, ils ne me louperaient pas.

J’avais besoin de me réfugier. Je pris le bus 2 jusqu’à Place Villers. L’EPSM était à deux cents mètres. Mais pourquoi Carole m’avait-elle abandonné ? Sans doute un test pour évaluer mon esprit d’initiative.

Je fis quelques pas et me retrouvai face à une porte bleue à demi ouverte. Tout devint clair : si j’entrais, j’allais être happé dans une autre dimension, devenir cette nouvelle personne, riche et puissante, entourée d’affairistes criminels et satanistes.

J’hésitai. Je sortis mon téléphone et envoyai un message à mon ami David :

« Comment rejoindre les grands de ce monde ? »

« Tu devrais retourner à l’hôpital. »

Sans sa réponse ferme, je serais probablement entré. Et Dieu seul sait ce que j’y aurais fait.

Dans la cour, un homme âgé et de petite taille se dévêtit devant moi, mais mon esprit était trop embrouillé pour réagir.

De retour dans le service, deux infirmières, visiblement mécontentes de ma virée, m’interpellèrent :

— Où étiez-vous ?

— Ce matin, le psychiatre m’a dit d’aller prendre l’air.

— Non, vous n’avez pas vu le docteur aujourd’hui. Monsieur, pour l’instant, vous avez besoin de soins.

— Je ne suis pas malade. Faites ce que vous voulez de moi. Je suis prêt.

Le vingt-deux décembre, après le petit-déjeuner, je me présentai avec solennité à l’infirmière :

— Je m’appelle Armand Lemoine et je suis très angoissé.

Elle me donna vingt-cinq gouttes de Tercian.

Une heure plus tard, je retournai la voir. Elle m’en redonna vingt-cinq. Je lui dis que j’avais des vertiges et des difficultés à respirer. Elle proposa une sieste, que je suivis.

On me réveilla pour le goûter.

— Comment vous sentez-vous ?

— Mieux que ce matin.

— Très bien. Mais vous ne nous avez toujours pas dit pourquoi vous êtes sorti hier.

— J’étais avec une amie. On avait des choses importantes à faire.

— Quel genre de choses ?

— Tout ce que j’ai à vous dire, c’est que je ne veux plus de Tercian. J’ai des courbatures et la bouche sèche. J’ai l’impression d’être un mort-vivant.

— Vous devez savoir que pratiquement tous les médicaments peuvent avoir des effets secondaires, mais ils ne sont pas forcément graves. Et puis, il faut bien vous soigner, n’est-ce pas ?

— Si vous le dites.

Plus tard dans l’après-midi, on me fit passer un électrocardiogramme et l’on m’expliqua que j’allais désormais bénéficier de cette surveillance une fois par semaine, mon traitement induisant un risque cardiovasculaire particulier.

Je ne comprenais pas toutes ces mises en garde, car je me sentais bien. Pourtant, une part de moi savait qu’il fallait faire confiance aux professionnels : sans doute l’éducation que ma mère m’avait inculquée.

Je partis fumer une cigarette pour tuer le temps en attendant le dîner. Carole me présenta un homme aux portes de la quarantaine, au visage jovial et à la carrure arrondie, qui se présenta à moi d’une bien curieuse manière :

— Moi, c’est Samy. Regarde ça. Tu vas être choqué.

Il sortit lentement sa main gauche de sa poche et la porta à hauteur de mes yeux. Il lui manquait effectivement un doigt.

— Je l’ai perdu pendant la Grande Guerre.

— Je ne suis pas très calé en histoire. C’était quand, la Grande Guerre ?

— La Première ! J’étais dans les troupes coloniales, tirailleur algérien, ponctua-t-il d’un clin d’œil.

Je perçus malgré tout l’incohérence de ses propos : ce n’est pas parce que l’on est affecté par un trouble psychique que l’on perd toute lucidité ou toute perspicacité. Lui non plus d’ailleurs : tout malade qu’il était, Samy s’exprimait avec clarté et précision. Il me donna même un cours d’histoire, rappelant ceux que mes professeurs m’offraient avant que je mette un terme à ma scolarité, quelques jours après mon seizième anniversaire.

Je retournai dans ma chambre peu avant l’heure du dîner. Un vieillard fripé, dépourvu de cheveux, se tenait près du second lit, face à la porte.

« C’est le diable. Regarde comme il est vil. »

Je l’observai avec méfiance et un certain dégoût. Je n’avais pas réellement peur ; j’étais plutôt fasciné par cette fenêtre ouverte sur le monde invisible. Pour autant, je ne m’éternisai pas dans la pièce.

Je comprendrais plus tard que cet homme était mon camarade de chambre, le premier depuis mon arrivée à l’hôpital.

À dix-huit heures quarante-cinq, le réfectoire s’ouvrit. Je pris place à une table face à la porte. Alors que j’entamais mon plat, Samy entra à son tour. Mon regard s’attarda sur sa main mutilée.

« C’est Dieu qui te parle. Coupe-toi le doigt. »

La voix qui s’adressait à moi n’était pas n’importe laquelle : il me fallait obéir.

Je me levai d’un bond et poussai brusquement ma chaise en arrière. Je saisis le couteau posé à droite de mon assiette, le serrai fermement dans ma main gauche et commençai des va-et-vient sur mon index droit. L’entaille naissante. Puis le sang.

Mon corps tremblait, mon esprit tonnait, et la douleur venait ponctuer cette sinistre symphonie.

Mais avant que je n’eusse accompli l’ordre divin, les soignants se jetèrent sur moi. Des mains puissantes me saisirent par les poignets.

— Je dois le faire ! hurlai-je.

— On ne va pas vous laisser faire ça.

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