CHAPITRE PREMIER

Au fil des années et au gré des épreuves, on finit par comprendre que la vie est faite de hauts et de bas. Comme beaucoup, j’ai connu des tourments, qui ont précédé la maladie et, très certainement, contribué à sa survenue. Mais j’ai aussi connu des renaissances.

Bien avant d’être frappé par la schizophrénie, j’avais déjà expérimenté l’isolement et la dépression. De mes treize à mes vingt-trois ans, j’ai littéralement passé une décennie reclus dans ma chambre : d’abord dans l’appartement de notre quartier natal, puis dans le foyer qui nous hébergea. Pour l’essentiel, je tuais le temps en jouant à un jeu de rôle par forum.

En 2014, tandis que d'autres familles décoraient le sapin de Noël, la mienne fut contrainte de quitter son logement dans la précipitation. Mon seul bagage fut mon ordinateur, habilement dissimulé dans un sac de couchage. Nous troquâmes le logement social contre l’hébergement d’urgence, bien plus précaire.

Faute de places disponibles, nous connûmes un temps les nuitées hôtelières. Puis vint le foyer d’urgence, qui devint notre toit pendant quatre ans. Les conditions de vie y étaient loin d’être insoutenables : pour une famille de cinq personnes, nous disposions de trois pièces à vivre et d’une grande cuisine.

C’est dans ce lieu que les premiers signes de maladie de ma mère firent irruption. Lorsqu’elle vomissait du sang, nous appelions les urgences.

À la fin de l’année 2017, une rencontre marqua pour moi un véritable renouveau. Je m’achetai un téléphone — le premier depuis l’adolescence — et commençai à reprendre ma vie en main. Je postulai à une offre d’emploi de chargé de clientèle et fus recruté le dix-neuf février 2018. Quelques semaines plus tard, je m’installai dans mon premier logement : un deux-pièces au sein d’un foyer de jeunes travailleurs.

Cet été-là, je pris pour la première fois de véritables vacances. Accompagné de mes cousins Lounès et Nour, je visitai la terre de mes ancêtres paternels : l’Algérie.

Au cours de cette année, plusieurs événements marquants survinrent — des signes annonciateurs d’un trouble latent. À trois reprises, je perdis mon calme et m’emportai : contre un supérieur au travail, contre mes cousins en vacances, puis contre un voisin au foyer. Ce comportement ne me ressemblait pas. Plus tard, mes psychiatres qualifieraient ces épisodes d’hypomaniaques.

En janvier 2019, je tournai une nouvelle page. À vingt-quatre ans, je quittai mon emploi pour passer une équivalence du baccalauréat via une formation accélérée à distance, avec pour ambition d’embrasser des études de droit. En parallèle, je lançai une activité d’auto-entrepreneur dans la vente en ligne.

Le diagnostic n’était pas encore posé, mais les idées délirantes faisaient déjà surface : je me voyais réussir le concours de l’ENA et devenir milliardaire. Rien que cela.

Profitant du format distanciel de ma formation, je voyageai à nouveau. Je partis à Dubaï avec Yusuf, un cousin paternel plus âgé. Durant près d’un mois, il tenta de me ramener à la réalité, m’encouragea à étudier, à me recentrer. Mais ses avertissements n’y faisaient rien : mes idées étaient fixes, inébranlables. En parallèle du baccalauréat, j’étudiais un ouvrage d’analyse financière, convaincu que j’allais créer une grande entreprise. Je traversais les rues persuadé que Dieu faisait passer les feux au vert pour moi. À peine rentré à l’aéroport Paris-Charles de Gaulle, je repartis aussitôt pour la Turquie avec mon meilleur ami David. Ce périple, qui dura près de deux mois, reste l’un de mes plus beaux souvenirs.

Le premier août, j’emménageai dans mon premier véritable logement, un appartement à mon nom, sans accompagnement social, situé près de la gare.

Un mois plus tard, je fis ma rentrée en première année de droit à l’université de Caen. Dans le grand amphithéâtre Pierre Daure, le doyen nous adressa un discours solennel. Il nous recommanda, entre autres, de nous imposer dès le début des horaires de travail rigoureux, comme des horaires de bureau. Je suivis ce conseil à la lettre, m’imposant une discipline rigoureuse. Si cette pression contribua à mon épuisement, elle ne fut pas la cause première de mon tout premier épisode psychotique, dont les racines étaient plus profondes et plus anciennes.

Si je devais résumer le dernier mois de 2019 en un seul mot, ce serait : confusion.

Tout commença lors d’une soirée dans le quartier de la Grâce de Dieu, avec mes amis d’enfance Mehdi et Alexis. Comme souvent, nous regardions Rick et Morty en fumant joint sur joint. Ou peut-être était-ce l’inverse. Le cannabis m’avait toujours rendu paranoïaque, mais cette fois-là, quelque chose dérailla.

— Y a un truc jaune par terre, releva Mehdi.

Et pour la première fois depuis mon adolescence, une voix résonna dans ma tête :

« Ce truc jaune, c’est toi. Il fait allusion à ta couleur de cheveux. Il te provoque. »

Mon esprit malade transforma une remarque anodine en provocation. Or, je n’ai jamais été doué pour y répondre. Je me levai d’un bond, saisis ma veste et mon sac, dans lequel se trouvaient mon ordinateur, deux manuels de droit et une pochette de travaux dirigés.

— Je dois y aller, les mecs.

— Tu pars déjà ? s’étonnèrent-ils.

— Oui, répondis-je brièvement, avant de disparaître.

Je descendis les marches de l’immeuble à toute allure. Une demi-heure de marche ne me faisait pas peur : j’étais en forme, débordant d’énergie. Mais je perdais peu à peu pied avec la réalité, sans même en avoir conscience.

De retour chez moi, mon père m’attendait. Je lui avais proposé quelques mois plus tôt de venir vivre à mes côtés.

— T’as passé une bonne journée ? me demanda-t-il.

— Un pote m’a humilié.

Il me dévisagea, interloqué. Sans un mot, je sortis mon téléphone et appelai Mehdi.

— Ouais ?

— Tu m’as bien humilié tout à l’heure, sale bâtard ! hurlai-je.

— J’ai fait quoi ? Et pourquoi tu m’insultes ?

— Tu sais très bien de quoi je parle. J’arrive en bas de chez toi. Je vais te tuer, fils de pute !

Mon père, qui ne m’avait jamais vu agressif ni même entendu jurer, comprit immédiatement que quelque chose clochait. Il s’empara du téléphone et termina la conversation à ma place :

— N’écoute pas mon fils. Il est un peu malade en ce moment.

Je me sentais oppressé, cerné, épuisé. Je partis me coucher. À peine assoupi, mon père frappa à la porte :

— Tu veux un Orangina ?

« Ce n’est pas une simple boisson. C’est du poison. Il veut te tuer. »

Malgré la voix, je pris la bouteille. Allongé, je cherchai comment envoyer un SMS à la police. Mais, vaincu par la fatigue, je sombrai dans le sommeil.

Le lendemain, quinze décembre 2019, reste gravé dans ma mémoire.

C’était un dimanche. Fidèle à mes habitudes, je me levai tôt, café et cigarette à la main, et m’installai à mon bureau. Comme si rien ne s’était passé la veille.

J’allumai l’ordinateur, ouvris mes fichiers de droit constitutionnel, puis saisis mon manuel et ma chemise cartonnée bleue. Soudain, le téléphone sonna.

Ce n’était pas Mehdi. C’était Lucie, ma grand-cousine maternelle :

— Salut, Tony. Mémère est très malade. Tu devrais venir.

Sans attendre, j’enfilai mes baskets et pris la route. La maison de retraite médicalisée, où nous avions fêté ses cent ans le mois précédent, se trouvait à vingt minutes, mais je n’en mis que dix pour y arriver. Elle avait élevé ma mère, et en grande partie contribué à mon éducation. J’étais profondément attaché à elle.

En chemin, la confusion reprit :

« La police te recherche. Tu vas payer pour tous tes crimes. »

La longue rue de Falaise se transforma en cauchemar. Sirènes, gyrophares, voitures de police : j’en voyais des dizaines. Des centaines. J’étais fait comme un rat.

À l’EHPAD, je fus confronté à une scène bouleversante.

Ma seconde mère était là, affaiblie, tenant un seau, entourée de deux soignantes.

— Elle a dit qu’elle ne voulait pas de prière, dit l’une.

« Elle essaye de te manipuler. Tu dois prier avec ton arrière-grand-mère. »

— Pourriez-vous me laisser seul avec elle un instant ?

— Bien sûr, répondirent-elles.

Malgré mon état délirant, je percevais sa peur, sa douleur. Je savais ce qui approchait. Elle aussi.

— Je veux pas y aller ! répétait-elle.

— Ne t’inquiète pas, Mémère. Dieu et son Paradis t’attendent.

Alors, d’une voix solennelle, je récitai le Notre Père :

Notre Père, qui es aux cieux,

Que ton nom soit sanctifié,

Que ton règne vienne,

Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour.

Pardonne-nous nos offenses,

Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.

Et ne nous laisse pas entrer en tentation,

Mais délivre-nous du mal.

Amen.

— Fais pas de bêtises, souffla-t-elle, la voix tremblante.

Ces quatre mots résonnent encore en moi : ce sont les derniers qu'elle m’ait jamais adressés.

La famille afflua : enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants. Ma grand-mère Nadine était là. Ma mère aussi, malgré sa santé fragile, accompagnée de mon beau-père Jean-Pierre, de ma demi-sœur et de mon demi-frère. Tous savaient.

— Maman, fais attention à ton dentier, dit ma grand-tante Marie.

« Elle parle de toi. Elle se moque de ta prothèse dentaire. »

— Tata, je peux te parler une minute ?

Nous sortîmes. D’une voix troublée, je l’interrogeai :

— Qu’est-ce que vous avez tous contre moi ? Qu’est-ce que je vous ai fait ?

Elle comprit aussitôt que je n’étais pas dans mon état normal. En bas, dans le hall, je m’effondrai :

— Vous ne comprenez pas ! Je suis menacé de mort à la gare ! Quelqu’un a forcé ma porte ! Mon père veut me tuer ! Emmenez-moi au commissariat !

Je n’exagérais rien. J’étais sincèrement convaincu de tout cela.

Lucie se dévoua :

— On va t’emmener, Tony.

À peine monté dans la voiture, je me sentis soulagé. Enfin, quelqu’un me venait en aide. J’allais pouvoir porter plainte. Mais j’ignorais que ce n’était pas vers le commissariat que nous roulions…

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