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— Allez, Prudence ! Tire sur ces bras, pousse sur ces jambes !
Je levai la tête pour foudroyer mon mantë du regard. Calador se contenta de rire, appuyé nonchalamment contre le tronc de l’arbre, parfaitement à l’aise à plus de trente mètres du sol.
— Contrairement à toi, je n’ai ni la force ni l’agilité innées des elfes ! répondis-je en gravissant les dernières branches pour arriver au sommet.
— Un jour, peut-être, si tu travailles dur, continua-t-il.
Le vent souffla et nous rafraîchit. Il prit une grande bouffée d’air frais. Il ferma les yeux et respira les essences de la forêt dans laquelle il avait grandi et qu’à présent, il protégeait.
Pendant qu’il prenait le temps de profiter du plein air, je me tournai de l’autre côté de la forêt. De cette hauteur, je pouvais voir au loin le lac Ilygad qui brillait sous le soleil, et le grand Bilderŵ qui se tenait fièrement à ses côtés. Ils ressemblaient à n’importe quel autre lac, n’importe quel autre chêne, mais même d’ici je pouvais sentir la magie qui en émanaient.
— Prudence ?
Je me tournai vers Calador qui me fixait d’un air anxieux, sourcils froncés. Il avait dû m’appeler plusieurs fois.
— Tu es distraite, et tu es plus fatiguée que d’habitude. S’est-il passé quelque chose de particulier ? demanda-t-il.
— Non, simplement tu m’épuises avec tous tes exercices éreintants, répondis-je bien qu’il savait que je ne m’en plaignais pas vraiment.
— Prudence. Que se passe-t-il ? insista-t-il.
Je restai silencieuse, tournant de nouveau mon attention vers le Bilderŵ. Calador resta calme et inébranlable, mais je sentis son trouble.
— Tu te souviens du rêve que je fais depuis toute petite ? commençai-je.
— Celui avec le Bilderŵ, oui. Tu as eu ces rêves chaque nuit, jusqu’à ce qu’une sorcière passe dans une ville voisine. Ta mère t’y avait emmenée. Cependant, c’était avant que je devienne ton mantë.
Je marquai un moment de pause, respirant profondément en observant l’étendue de Lómáwen et du Royaume de Belo, imaginant tant d’autres terres au-delà de l’horizon.
— J’ai cru que ce rêve avait fini par cesser grâce à ce que cette sorcière m’avait fait, mais… ce n’est pas le cas. Après un temps, il est revenu et ces derniers mois, il est devenu de plus en plus… intense.
— Raconte-moi ce rêve, sollicita-t-il d’une voix ferme.
— Juste… des flashs. Je vois le Bilderŵ, même si je n’y suis jamais allée. Je me trouve au pied du chêne. J’entends des voix non-humaines de créatures qui essaient de capturer une femme. Elle court pour leur échapper. Il fait nuit, il y a une tempête et un éclair illumine le chêne. Puis je me réveille.
Je déglutis, lançant un regard au chêne. Le vent secoua de nouveau la forêt et fit bruisser les feuilles. Malgré le soleil de printemps, l’air était glacial.
— Quand je me réveille… j’ai l’impression d’entendre des voix, des murmures… qui m’appellent et me demandent d’aller auprès du chêne. C’est… c’est ce qui m’effraie le plus. J’ai peur qu’un jour, en pleine nuit, j’aille écouter ces voix et traverser la forêt pour rejoindre le chêne, expliquai-je d’une voix tremblotante.
Calador resta silencieux si longtemps que je finis par me tourner vers lui, avec l’espoir qu’il ait une explication à ces rêves étranges qui me hantaient depuis toute petite. Son expression était torturée sans que je ne comprenne pourquoi. Il n’osait me regarder, sa respiration était saccadée. Je ne l’avais jamais vu comme ça.
— Calador… ? hésitai-je, posant une main sur son bras, inquiète par sa réaction.
— Ce ne sont que des rêves, tu ne devrais pas t’en soucier, répondit-il, commençant à descendre l’arbre.
— Que des rêves ? Tu me dis toujours que tout a une signification, une importance, et que les rêves renferment les secrets de notre passé, de nos désirs et de notre avenir ! J’ai rêvé d’un endroit où je ne suis jamais allée et maintenant… maintenant j’entends des voix qui m’appellent pour que je m’y rende ! m’exclamai-je, suivant son élan, bien plus lente que lui.
— Mais je ne connais pas la signification d’un tel rêve, Prudence. Je ne suis pas aussi sage que les Inedor, ou certains elfes qui aiment interpréter les rêves, ou les centaures qui sont les gardiens de leurs secrets.
Il atterrit souplement sur l’herbe, se redressant comme un fier jeune arbre au printemps.
— As-tu déjà rencontré un centaure–
Je perdis ma prise et glissai, brisant quelques branches dans ma chute avant de rencontrer le sol. Calador m’aida immédiatement à me relever, fronçant les sourcils à ma maladresse.
— Quand apprendras-tu à regarder où tu mets les pieds, Prudence ? Combien de fois es-tu tombée d’un arbre ou simplement en marchant–
— Ne cherche pas à changer de sujet ! m’exclamai-je en retirant mon bras de son emprise. As-tu déjà rencontré des centaures qui pourraient comprendre ces rêves ? Ou connais-tu des elfes qui m’aideraient ?
Tout en parlant, je massai les parties douloureuses de mon corps après ma chute. Malheureusement, j’avais l’habitude de me blesser à cause des arbres qui refusaient de supporter le poids des délicieux biscuits d’Adela.
— Les clans de centaures se trouvent au royaume d’Olana, ou à la frontière entre les royaumes d’Isimir et de Paramir. La distance est bien trop grande pour que tu puisses la parcourir à ton âge, seule ou accompagnée. Ta mère ne te laissera jamais te déplacer si loin.
Il se détourna pour observer les collines du Royaume de Belo. Un long soupir lui échappa, qui fit écho au vent qui soufflait dans les arbres.
— Je connais peut-être quelques elfes… je pourrais essayer d’envoyer des messages, mais sans te rencontrer, interpréter un rêve est quasiment impossible. Et ils ne se déplaceront jamais jusqu’ici lorsque la situation est si tendue.
Le bleu se formait déjà sur mon bras gauche. Je me tournai dans la direction du Bilderŵ, même si tout ce que je pouvais voir maintenant était la forêt qui séparait Belo et Lómáwen. Je n’avais pas besoin de voir le chêne, je savais instinctivement où il se trouvait, peu importe la distance et ce qui nous séparait. Je le sentais au plus profond de moi. Je devais m’y rendre, pour comprendre ces rêves.
— Je veux y aller.
Calador se retourna si brusquement que je reculai de surprise. Ses yeux étaient agrandis, un mélange de panique et d’instinct de protection rendait le vert de ses iris presque froid et distant.
— Non, dit-il sans la moindre hésitation dans la voix et avec une résolution féroce dans son regard.
— Calador, je t’en prie !
— Non ! Je suis un aimael’n goddín, Bilderŵ’n íl en atercaddŵ ! C’est mon devoir et mon honneur de protéger le Bilderŵ contre tous les intrus et les ennemis des Enaidi et des Elidyr !
— Tu penses vraiment que je suis une ennemie des elfes et du Bilderŵ ?! Je veux simplement comprendre ce qu’il m’arrive et pourquoi je suis… pourquoi je suis attirée par le Bilderŵ depuis toujours ! Le Bilderŵ, ou peut-être des êtres comme les Elidyr eux-mêmes sont ceux qui m’appellent la nuit–
— Kasit ! Les Elidyr et les Enaidi, ne font plus partie de Dareia, ils se sont retirés chez eux, au royaume immortel des Berth Ilmeth ! Ne sois pas ridicule, si quelque chose tente de t’attirer au Bilderŵ, il s’agit d’une magie mortelle !
— Tu admets donc qu’il s’agit de magie, conclus-je, encore plus déterminée à m’y rendre.
— Et le moins tu as affaire à la magie, le mieux tu te portes, répliqua-t-il durement. Ne tente pas de te rendre au Bilderŵ. Non seulement ce serait un crime qui te rendrait ennemie de Lómáwen, mais en plus, ce qu’il s’y cache, si cela tente vraiment de t’y attirer, obtiendrait ce qu’il souhaite.
— Mais je ne peux pas rester ici à passer le reste de ma vie sans savoir ce qu’il m’arrive, et ce qu’il s’y cache… Calador, je… je sens au plus profond de moi que je dois m’y rendre, les voix– toutes les nuits, elles m’appellent et m’incitent à quitter l’auberge, traverser les collines, la forêt, pour rejoindre le Bilderŵ. Je ne sais pas ce que c’est, ni ce qui m’attend, et cela m’effraie– mais je sais que si je ne m’y rends pas de mon plein gré, je finirai par y être entrainée sans que je n’aie le moindre contrôle !
Je respirai profondément, réalisant que le vent avait cessé, la forêt était calme et silencieuse, comme si les arbres et tous ses animaux retenaient leurs souffles pour nous observer. L’électricité statique vibrait dans l’air, et malgré les yeux sombres et déterminés de Calador, je savais que cela ne venait pas de lui.
Mais je ne lâchai pas son regard pour lui faire comprendre que je n’avais aucune intention d’abandonner. Il laissa enfin un long souffle s’échapper de ses lèvres. Sa main était posée sur son épée.
Je déglutis et reculai, toute contenance perdue. Il se détendit à son tour et me fixa d’un air troublé, tourmenté. Hésitation et doute dansèrent dans ses yeux aussi sombres que la forêt derrière moi.
— Si tu te rends au-delà de la frontière sans autorisation, tu seras abattue, sans même approcher le Bilderŵ, déclara-t-il.
— Tu m’abattrais, moi, da’a nantë ? demandai-je, secouant légèrement la tête, ne pouvant y croire.
— Je ne suis pas le seul elfe qui protège Lómáwen, et tu serais incapable de les percevoir autour de toi, ni même leurs flèches lorsqu’elles voleraient vers ton cœur.
Je déglutis. Il soupira pour apaiser ses nerfs – et les miens.
— Quand bien même tu réussirais à passer au-delà de nos frontaliers et approcherais du Bilderŵ, et quand bien même je serais l’elfe qui te ferai face… je t’exécuterais. Je suis un capitaine de la frontière, l’un des Protecteurs du Bilderŵ, avant d’être ton mantë, dit-il d’une voix déterminée, malgré son expression remplie de chagrin.
Depuis que je le connaissais, son devoir et l’honneur qu’il avait reçu d’être l’un des Protecteurs du Bilderŵ, un Atercó, étaient les traits qui définissaient le mieux mon mantë. Mais je n’aurais jamais pensé qu’après presque six ans sous son aile, il serait capable de m’abattre si cela signifiait protéger le Bilderŵ. J’avais tendance à oublier l’importance du devoir et de l’honneur pour les elfes, surtout ceux de Lómáwen, qui avaient la charge de protéger le Bilderŵ et le lac Ilygad.
— Et si je n’ai pas le moindre contrôle sur mes actions, comme je le crains ? murmurai-je.
Il se détourna et fit quelques pas.
— Calador, anaï, plaidai-je en elfique. Je ne te demande pas cela pour faire courir le moindre risque pour Lómáwen, ou même le chêne lui-même. Je cherche simplement à comprendre… et tu es le seul à pouvoir m’aider. Tu connais le Bilderŵ mieux que personne, non ? Tu ressens sa magie et tu vis avec, tu le protèges. Tu connais sa puissance, tu sais qu’un jour, je ne pourrai pas me défendre et je suivrai ce que mon corps m’ordonne de faire.
Main toujours posée sur son épée, il se retourna de nouveau vers moi, l’air grave.
— Aucune créature autre que des elfes de Lómáwen n’a été autorisée à s’approcher du Bilderŵ depuis des siècles…
Il fronça les sourcils, l’air pensif et inquiet.
— Mais aucun mortel n’a ressenti une connexion au Bilderŵ depuis bien plus longtemps que cela. Je ne comprends pas ce qu’il t’arrive, Prudence, continua-t-il en posant une main réconfortante sur mon épaule, mais je veux t’aider, ma nantë. Je vais demander audience auprès de nos seigneurs, peut-être auront-ils une réponse à tes questions… avec de la chance, peut-être t’autoriseront-ils à rendre visite au Bilderŵ.
— Vraiment ? soufflai-je, remplie d’espoir et de soulagement.
— Ne porte pas trop d’espérance dans ton cœur, personne n’a été autorisée à approcher le Bilderŵ pour une bonne raison. Les chances qu’ils prennent ton parti sont minces, Prudence.
Il s’approcha de son cheval blanc, Eären, et caressa son encolure.
— Je vais te raccompagner à l’auberge. Ne dis rien à ta mère pour le moment, je pense qu’il vaut mieux que cela reste entre nous.
— Tu repars ? Ce soir ? Je croyais que tu devais rester jusqu’à la semaine prochaine !
Il sourit, avec regret et amertume.
— Je le souhaiterais, mais ces rêves m’inquiètent. Je préfère rentrer au plus vite. Je ne pense pas revenir avant cet hiver…
Il se tourna vers moi lorsqu’il vit mon air désappointé.
— En attendant, tente de maîtriser tes rêves, peut-être même de les comprendre par toi-même. Je te promets de revenir avant ton anniversaire, ou au solstice d’hiver.
— Mon anniversaire est le vingt-huit Iwän, c’est si loin !
— Ili cŵline, Prudence. Mithellen, promit-il en elfique.
Chaque fois qu’il me quittait, il prononçait ces mots, comme la première fois qu’il avait promis de revenir. Et chaque fois il revenait.
— Fenic, le remerciai-je en elfique.
On commença à marcher vers les collines qui nous séparaient de l’auberge du Roi Doré. Le calme lourd de la forêt aux promesses si ténébreuses déchirait le silence apaisant entre mon mantë et moi.
— Quand pourrai-je utiliser l’arc ? demandai-je, me tournant vers lui.
Il n’avait pas besoin de me demander de quel arc je parlais, il savait. Je posais toujours la même question.
— Tu n’es pas encore prête, dit-il en me toisant de haut, la voix ferme et posée.
Et il donnait toujours la même réponse.
Plus rien ne fut dit à voix haute jusqu’à notre retour à l’auberge. Ma mère eut l’air surpris de nous voir revenir si tôt, et bien qu’elle comprît qu’une grave conversation avait eu lieu, elle effaça son trouble avec un sourire. C’était la force de ma mère, de toujours chasser ce qui me troublait avec sa chaleur et sa joie.
Alors je commence par le positif : la fin du chapitre est top. Intense, fort. Le suspense, l'arrivée d'Omri, j'étais tellement pris que je n'ai même pas anticipé l'entrée de Calador, le départ précipité, etc... Merci, la mère ne s'éternise pas à mourir, c'est bien.
Le moins positif : le premier paragraphe est très "et voilà ci, et voilà ça, et blablabla". J'aurais préféré voir ce que tu me dis plutôt que tu me le décrives (peut-être que tu peux profiter du dialogue avec Omri au début pour faire arriver toutes ces informations de manière digeste). Il y a le même problème sur les derniers paragraphes (Cylin ...)
Le reste est pas mal, même s'il y a quelques clichés d'écriture et deux-trois longueurs (surtout dans les dialogues). Je pense aussi que l'impression d'ensemble serait meilleure si tu découpais ton chapitre, puisqu'il y a plusieurs événements importants qui s'enchaînent vite, sans que le lecteur ait de repère pour s'y retrouver.
Dans tous les cas, bon courage pour la suite :)
Je prends en compte tes remarques, même si pour les descriptions, je considère que ce sont des informations que Prudence connait et ce serait étrange qu'elle discute de choses aussi communes.
Je vais attendre d'avoir posté tous les chapitres sur PA avant de reconstituer les chapitres. Certains sont très longs donc je vais reprendre tout ça!
Merci beaucoup et j'espère avoir ton avis à l'avenir! :D