Nous avons eu un peu plus qu’une prolongation ce jour-là. Nous avons repris le même train à dix-sept heures. J’avais eu mon rendez-vous et la réunion s’était conclue par un accord, ce qui me mettait d’une excessive bonne humeur. Le serveur avait parlé de continuer la conversation, mais au bout de deux ans et demi, nous ne l’avions toujours pas finie. Phil – car c’est ainsi qu’il s’appelait – avait commencé par vivre entre chez moi et son comptoir de TGV. Il continuait son service et j’empruntais régulièrement le chemin de fer. Nos travails nous faisaient sillonner les pays sans que jamais nous ne nous croisions.
Nous nous arrangions toujours pour nous retrouver quelque part. En général, nous parlions toute la nuit, moi de mes assurances, lui de la vie des gens qu’il voyait défiler devant lui à l’heure du déjeuner.
J’aimais bien cette drôle d’existence que nous menions. Nous nous retrouvions toujours sur le même quai et repartions sur celui d’en face, menés par le ballet incessant des trains qui entrent et sortent de gare, de cette station grouillant de monde et de personnes qui étaient comme nous, entre deux trains, entre deux vies en attendant de pouvoir s’arrêter quelque part pour une escale un peu plus longue.
Au bout d’un an de ce train de vie, il avait trouvé un bar sédentaire en centre ville et nous emménagions dans une petite maison, non loin de son travail à lui, ni de mon agence.
Phil était un type passionnant. Il me rapportait les conversations de ses clients en prenant leur voix pour me faire rire. Il n’était jamais à court de mots.
- Tu sais Marion, je ne parlais pas beaucoup quand j’étais petit mais j’ai appris à écouter. Pour faire semblant d’avoir des choses à dire, je répétais ce que j’entendais, mais rien ne venait de moi. Et puis, j’ai fini par me dire que c’était stupide. Quand on ne dit que ce qu’on entend, on vit avec des œillères. À partir du moment où j’en ai pris conscience, je n’ai jamais cherché à répéter ce qui a déjà été dit. Je change juste un peu les mots, c’est à peine tricher.
Il me disait souvent que je n’en avais pas. Des œillères. Parce que j’avais su le remarquer dans le train. J’avais levé le nez de mon petit monde et regardé autour de moi. Ce à quoi je répliquais qu’on a tous un éclair de lucidité lorsqu’on tombe amoureux. Ça ne manquait jamais, ça le faisait rire à chaque fois. Il parlait souvent de ces gens pour qui il faisait partie du décor. Il disait que le jour où on remplacerait les barmans des trains par des robots obéissants, ça ne se remarquerait même pas.
- Et au moins, il n’y aura plus d’erreur dans la monnaie rendue ! ajoutait-il avec son air d’éternel optimiste.
La vie avec Phil était douce et paisible, à son image. Malgré nos horaires de travail qui ne coïncidaient pas toujours, encore moins qu’auparavant, quand même les trains semblaient plus à l’heure, la soirée du mardi était réservée à nos éternelles discussions sur la vie, sur les gens, ou sur le véritable usage des mousquetons : s’agissait-il d’une boucle d’escalade ou d’un vulgaire porte-clefs ? Phil pensait que les alpinistes avaient d’abord accroché leurs clefs à leur corde pour ne pas les faire tomber pendant l’escalade de la paroi, et par la suite avaient tout bêtement oublié de décrocher leur trousseau de leur précieuse attache.
- Et dans ce cas, où est la corde ? finissais-je toujours par lui demander.
- Sans doute l’ont-ils oubliée au refuge, la confondant avec le tuyau d’arrosage, répondait-il systématiquement avant d’éclater de rire, avortant du même coup la question suivante que j’allais lui poser, à savoir s’il y avait vraiment l’eau courante dans les refuges de haute montagne.
Alors, il se levait, je lui tendais ma tasse vide et il s’en allait à côté vider les restes de l’infusion dans l’évier de la cuisine.
Le mardi soir était mon moment préféré dans la semaine. Ces conversations sans queue ni tête valaient tous les dîners aux chandelles du monde à mes yeux.
Notre petite vie suivait son cours, maintenant que nos deux affluents s’étaient rejoints pour couler ensemble un bon bout de temps, je l’espérais.
À chaque fois que je prenais le train, je me remémorais ce voyage durant lequel je l’avais vu pour la première fois. Et c’est ainsi qu’à ma plus grande surprise, ma fréquentation du monde ferroviaire a provoqué une seconde rencontre que je n’oublierais pas de sitôt.
Coquilles et remarques :
— Nos travails nous faisaient sillonner les pays [Nos métiers, nos professions, nos emplois, j’ajouterais « respectifs » (mais pas nos travails) ; « respectif » peut aussi être employé au singulier : Notre travail respectif / Tu as vraiment voulu dire les pays (au pluriel) ? ou le pays ? S’ils voyagent vraiment dans différents pays, je propose « sillonner l’Europe » ou « sillonner plusieurs pays » ; « les pays » est étrange parce que c’est un article défini qui évoque des pays indéfinis.]
— le ballet incessant des trains qui entrent et sortent de gare [On dit « entrer en gare » et « sortir de gare » ; on ne peut donc pas enchaîner ces deux verbes avec une seule et même préposition ; je propose quelque chose comme « qui entrent en gare et (en) ressortent » ou « qui arrivent et repartent ».]
— de cette station grouillant de monde et de personnes qui étaient comme nous [On ne peut pas dire qu’il y a du monde et des personnes : ces personnes font partie du monde qui grouille ; je propose « de cette station grouillant de monde, de personnes qui étaient comme nous » ou « de cette station grouillant de monde, dont des personnes qui étaient comme nous ».]
— il avait trouvé un bar sédentaire en centre ville [centre-ville]
— Et puis, j’ai fini par me dire que c’était stupide. [Pas de virgule après « Et puis » dans ce contexte ; on en met une quand « Et puis » signifie « d’ailleurs ».]
— À partir du moment où j’en ai pris conscience, je n’ai jamais cherché à répéter ce qui a déjà été dit. Je change juste un peu les mots, c’est à peine tricher. [Concordance des temps : « je n’ai jamais cherché à répéter ce qui avait déjà été dit » ; il faut marquer l’antériorité / Après « À partir de » il vaut mieux dire « je n’ai plus (jamais) cherché à répéter ».]
— ma fréquentation du monde ferroviaire a provoqué une seconde rencontre que je n’oublierais pas de sitôt [que je n’oublierai pas ; futur simple]
Merci pour ta lecture et tes remarques :-)
Et je vais de ce pas découvrir la suite !
Merci pour ton commentaire Jupsy !
Mimi, c'est dingue ce talent que tu as pour lancer ton histoire. Ce n'est pas timide, ça éclate, sans être envahissant pourtant, et j'ai juste envie de continuer à lire, chapitre après chapitre, hop hop, exactement comme je peux être entièrement absorbée par un bon bouquin d'encre et de papier. Roh vraiment, j'adore ce que je lis de toi !
Ce deuxième chapitre a un ton différent du premier, même si c'est toujours un récit fait par la narratrice (et maintenant on sait que c'est bien Marion !), cette fois c'est comme si elle s'adressait bien à nous. Genre "Je vais vous raocnter mon histoire". Le dernier paragraphe est dans ce goût-là en tout cas, et c'est quelque chose que j'apprécie beaucoup dans les livres et dans les films !
En plus, je suis vraiment contente que ça se soit passé comme ça avec Phil (je ne suis pas méga-fan de son prénom, au premier abord, mais je sens que je vais finir par bien l'aimer, vu la sympathie que m'inspire le personnage), c'est un peu ce que j'avais imaginé, dans un coin de ma cervelle fleur bleue ^^
Dans ta réponse à mon précédent commentaire, tu as dit que tu avais corrigé sur le document et pas ici ; en fait c'est logique, je fais exactement pareil x) Du coup j'ai un peu peur de faire des remarques redondantes mais bon... Allons-y quand même, au cas où ^^ (encore une fois, ce ne sont que des suggestions, c'est toi le chef !)
- J'ai eu un petit problème avec la temporalité : d'abord, tu parles de deux ans et demi (très chouette tournure de phrase d'ailleurs), et ensuite, tu parles "d'un an de ce train de vie". Est-ce que ça fait donc trois ans et demi ? Ou bien j'ai mal compris quelque part ?
- "Nos travails nous faisaient sillonner le pays" on ne peut pas dire "nos travaux", évidemment, ça ferait bizarre, mais je ne peux pas m'empêcher de tiquer à "travails" au pluriel. Du coup, je te propose de remplacer par "emplois" ou "occupations", ou quoi que ce soit qui te convienne ^^
- "lui de la vie des gens qu'il voyait défiler devant lui à l'heure du déjeuner" --> les deux "lui" dans la même phrase font moins fluide... A mon avis, le "devant lui" est supprimable.
- "de cette station grouillant de monde et de personnes qui étaient comme nous..." je trouve que c'est inutile de parler d'abord de "monde" et ensuite de "personnes"... Peut-être dire "de cette station grouillant de personnes / de beaucoup de personnes / de tant de personnes..." si tu veux quand même faire passer l'idée qu'il y a beaucoup de gens.
- La première prise de parole de Phil m'a enchantée. Génial, vraiment brillant, j'adore ce qu'il dit, j'adore cette manière de voir les mots, c'est tellement vrai, on commence par imiter et seulement après, on peut utiliser les mots qu'on a appris en les plaçant dans un ordre différent, pour ne plus répéter mais s'exprimer réellement. Pour moi c'est pareil en écriture ! Bravo Phil, et bravo Mimi, rien que pour ces six phrases !
- "Malgré nos horaires de travail qui ne coïncidaient pas toujours, encore moins qu'auparavant, quand même les trains semblaient plus à l'heure..." -> J'aime beaucoup la comparaison avec les horaires des trains mais je l'ai trouvé un peu confuse, à cause du "quand même", puisque ça peut aussi s'entendre comme "quand bien même", enfin peut-être que la phrase mérite un petit rafraîchissement... Elle est si bien démarrée, et elle continue si bien, avec cette délicieuse histoire de mousquetons !
- "Ces conversations valaient tous les dîners aux chandelles du monde à mes yeux" -> Je trouve que ce n'est pas nécessaire de préciser "à mes yeux". On sait que c'est l'avis de la narratrice (on y adhère complètement d'ailleurs), et la fin de la phrase serait plus légère sans.
Voilà, j'arrête ici ma maniaquerie ! En tout cas c'est un très bon deuxième chapitre, autant sinon plus que le premier, et j'ai hâte de continuer ! À bientôt donc !
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Merci beaucoup Ery pour ces élogieux commentaires ! J'aime bien privilégier la spontanéité dans un récit, alors ça me vient pour ainsi dire tout seul, je n'ai pas d'explication à donner ^^
Concernant le prénom de Phil, c'est drôle que tu m'en parles parce qu'à l'origine, je voulais l'appeler Fred. Cependant, au moment où j'ai écrit ce chapitre, j'ai écrit Phil au lieu de Fred et je l'ai laissé, trouvant que ça sonnait bien comme ça. Cet épisode m'est revenu en mémoire récemment et j'ai hésité à changer Phil en Fred. Je n'ai pas cédé :D xD
Sans problème, elles me sont bien utiles, tes remarques !
- Ça fait deux ans et demi qu'ils se connaissent (au moment ou Marion parle) et au bout d'un an de relation, Phil en avait marre d'être loin de Marion et s'est installé chez elle.
- J'ai relu la tirade de Phil et je me suis sentie un peu bête. Je l'avais complètement oubliée celle-là, et je la trouve un peu nulle maintenant xD C'est gentil d'avoir relevé !
- J'ai inversé le "quand" et le "même", ça marche mieux je pense. Et cette histoire de mousqueton, pffiou, pareil, complètement oubliée et complètement honteuse maintenant !!!
Sinon, j'ai suivi tes conseils d'une manière générale. Je n'ai pas encore commencé à revoir le début, j'en suis encore à un gros passage de l'intrigue qui occupe pas mal de réflexions, mais j'y reviendrai sûrement un jour et je te remercie de ta collaboration ^^
Bises et merci beaucoup !
Mimi
Au niveau des remarques, j'en ai deux, toutes tirées du premier chapitre :
- Ah oui ? Vous prenez souvent le train ? lui ai-je demandé, par . ( Ici, il semble y avoir un mot en trop ou un mot manquant. )
- Mesdames et messieurs, votre attention s’il vous plaît. En raison de travaux, notre train est immobilisé en pleine voie. Merci de ne pas tenter d’ouvrir les portes.( Ici, ma remarque reste très subjective. Comme il s'agit d'une voix sortant logiquement d'un micro, ou de quelque chose du genre, il peut être intéressant de la différencier du reste du dialogue en la plaçant entre guillemets et/ou en utilisant l'écriture en italique. )
Sur ce, je lirai certainement la suite dans la semaine.
Bonne continuation. :)
Déjà, merci de t'être laissé tenter par le résumé, ce qui n'est vraisemblablement pas mon fort habituellement… Et merci pour tes compliments sur l'histoire et sur le style, c'est très agréable d'entendre dire ce genre de chose de son récit lorsque qu'on y travaille :D (et merci également pour tes remarques, et maintenant tu vas penser que dans la vraie vie, je ne sais dire que merci xD mais c'est pas grave…^^)
Je vais de ce pas répondre à ton second commentaire ! Je suis très heureuse de voir que tu as persévéré dans ta lecture ;)
T'as une manière très jolie de raconter leur vie, entre les trains et les quais. Ca donne un petit flou artistique au tout et apporte une sorte de nostalgie. Et c'est marrant, parce que ces deux personnages sont devenus vivants juste comme ça. Pire que ça - ils sont devenus attachants. Et je crains pour la suite en lisant ta dernière phrase. Méchante :P
C'est vrai que cette histoire me rend très nostalgique moi aussi… Je ne sais pas si c'est bon signe si ça se retrouve dans l'histoire, mais j'imagine que oui, pour la suite…
Merci pour tout ce que tu me dis :') Tu es la plus gentille grenouille du monde ! ♥ (paix à ton âme, MOUHAHAHAHAHA ! ;) )