Il pleuvait ce soir là. A la réflexion, cela faisait des semaines qu’il pleuvait sans discontinuer. C’était comme si ces maudits nuages gris qui étaient descendus sur New-York n’avaient plus l’intention nous laisser le moindre répit. Sur les trottoirs détrempés et glissants, les cadres pressés qui, comme moi, venaient de quitter les tours dont le sommet se perdaient dans le ciel, se bousculaient pour éviter l’averse et rentrer au plus vite chez eux. Tous ces gens, tous habillés de la même manière m’apparurent comme une espèce de magma informe et grouillant. Au milieu de cette marée, j’essayais tant bien que mal d’avancer tout en recevant et rendant les coups de coude des travailleurs pressés.
Je détestais la foule, j’avais toujours l’impression que ce n’était pas plusieurs personnes qui se tenaient devant moi mais une seule et même créature, mouvante, oppressante, imprévisible, prête à m’engloutir. Je me cramponnais à la bretelle de mon sac à dos, autant pour protéger l’appareil photo qu’il contenait que pour me rassurer et essayer d’éviter la crise de panique que je sentais grandir dans ma poitrine.
Au milieu de cette mer humaine, ballottée par les courants, je mis le pied dans une flaque, ce qui m’arracha un juron. Je m’arrêtai pour secouer mon pied, ce qui fit que plusieurs noms d’oiseau fusèrent à mon encontre, auxquels je répondis par un majeur peu élégamment levé dans leur direction.
Un gémissement attira mon attention.
D’abord certaine d’avoir halluciné, je continuai ma route et accélérant le pas pour fuir la pluie qui ne faisait que s’intensifier. Mais, je n’eus pas le temps de faire plus de trois pas avant d’entendre de nouveau le son. Je stoppais brusquement ma course, m’attirant cette fois encore les regards mauvais des piétons agglutinés autour de moi. J’étais sur une grande avenue et, entre les conversation des passants et le bruits des moteurs qui crachaient leur essence sur la route, c’était difficile d’être certaine de ce que j’avais pu entendre.
Il y avait une impasse à quelques mètres et, sans savoir, pourquoi, j’étais convaincue que c’était de là que le son m’était parvenu. Comment ? Appelons ça mon instinct de journaliste. Le gémissement repris au moment où je faisais un pas vers la ruelle. Etrangement, personne d’autre ne semblait s’être arrêté, peut-être que personne d’autre n’avait entendu de bruit ? J’étais peut-être plus fatiguée que ce que je croyais et mon esprit commençait sans doute à me jouer des tours. Mais mon instinct ne m’avait jamais trompée, je m’étais toujours fiée à mes tripes et c’était souvent grâce à cela que j’avais déniché mes meilleures histoires. Ma curiosité me poussait en avant alors que je remontais à le rue à contre-courant.
Je me tins à l’entrée de la ruelle, attendant que le bruit se manifeste de nouveau. Il ne me fallu que quelques secondes avant d’avoir la confirmation que je n’hallucinai pas. La plainte ressemblait à un gémissement de douleur mais je ne pouvais pas le jurer. Je fis un pas dans la ruelle avant de soudain tourner la tête vers l’avenue que je m’apprêtais à quitter. Quelque chose me retenait de faire un pas supplémentaire, comme si, une fois entrée dans cette rue minable, je ne pourrai pas en sortir.
Malgré toutes les lumières rouges allumées dans mon cerveau qui me hurlaient de faire demi-tour, ma curiosité l’emporta et me poussa en avant. L’impasse mal éclairée m’engloutit et les sons de l’avenue adjacente diminuèrent jusqu’à devenir presque imperceptibles.
Une forte odeur de pourriture me pris à la gorge et je dus mettre ma main devant mon visage pour essayer de l’atténuer. La ruelle n’était éclairée que par des de vieux néons usés qui diffusaient trop peu de lumière pour que je puisse y voir à plus d’un mètre devant moi. Pour éviter de tomber, je posais ma main libre sur le mur pour essayer de trouver et de suivre un appui. Je faillis tomber à plusieurs reprises sur les ordures dont le sol de la rue était tapissé.
L’odeur se fit de plus en plus forte et je sentis la bile me remonter dans la gorge. Alors que je suivais toujours le mur avec ma main, mes doigts rencontrèrent autre chose que de la brique. Je sus, sans même regarder ma main de quoi il s’agissait. La texture poisseuse, légèrement gluante et surtout tiède que je sentais, je la connaissais. Je fermais les yeux pour étouffer la peur et la sensation d’oppression que j’avais commencé à ressentir dès que j’avais mis un pied dans la ruelle. Les murs étroits, le ciel presque invisible, l’odeur atroce et maintenant le sang… j’avais connu pire mais quelque chose dans cet endroit m’effrayait au-delà du raisonnable. Si je m’étais écoutée, j’aurais pris mes jambes à mon cou et je serais partie le plus loin possible de cet endroit.
Un détail bien plus pragmatique m’apparu alors que je continuai mon chemin : s’il y avait du sang, il y avait eu agression ou pire, il y avait eu crime. Or, si mon métier m’avait bien appris une chose : il fallait toujours éviter de laisser de trace de son passage si l’on arrivait sur une scène de crime avant la police. J’étais en train de m’enfoncer dans un bourbier sans nom car je ne pouvais pas lâcher le mur de la main sous peine de me blesser mais en continuant de le faire, j’étalais un sang qui n’était pas le mien sur le mur, laissant ainsi des traces bien visibles de ma présence.
- C’est trop tard pour reculer de toute façon, murmurais-je entre mes dents.
Essayant d’ignorer le sang qui maculait le mur et ma main, je continuais ma route jusqu’à atteindre le fond de la ruelle qui se terminait en une impasse un peu plus éclairée. Je dus cligner des yeux plusieurs fois pour me réhabituer à la lumière. Je vis d’abord les flaques noires et gluantes qui couvraient le sol. Puis l’homme assis contre un mur, tout au fond de l’impasse. Je pris soin d’éviter le sang qui jonchait le sol pour essayer de ne pas laisser encore plus de traces. J’avançai plus prudemment encore, essayant de distinguer le visage de l’homme tandis que je m’approchai de lui.
Arrivée à sa hauteur, je dus retenir un cri en découvrant son état. L’homme était défiguré, à la place de ses yeux ne restaient désormais que deux orbites vides et sombres d’où dégoulinaient un sang qui, à la couleur jaunâtre et fade des néons, paraissait noir. Le tour ses orbites béantes était couvert de profondes marques de griffures comme si on lui avait arraché les yeux.
Je poursuivis mon examen en m’accroupissant près du blessé tout en essayant de contenir ma frayeur et mon estomac. L’un des bras de la victime pendant mollement à son côté, immobile. De la main qu’il avait de libre, il maintenait la pression sur une large entaille faite sous ses côtes. Je me penchais en avant, en essayant de faire le moins de bruit possible pour essayer d’estimer la gravité de la blessure. La main de l’homme, n’était pas assez grande pour couvrir l’intégralité de la plaie. C’était une blessure nette, causée par une arme blanche, un couteau large ou un poignard peut-être. La plaie était énorme et du sang en coulait en continu. S’il l’avait voulu, l’homme aurait même pu mettre entière sa main dans la blessure tant celle-ci était…
L’horreur me glaça le sang au moment où je compris. Une sueur glacée coula le long de mon dos et mes mains se mirent à trembler. Son coeur. On avait essayer de l’ouvrir pour lui arracher le coeur.
Je ne pus réprimer un hoquet horrifié alors que je me redressais sur mes jambes qui eurent bien du mal à me porter.
- Il y a quelqu’un ? Articula difficilement l’homme en essayant de lever à l’aveuglette la main qui ne comprimait pas sa blessure.
Je ne lui répondis pas. J’en étais incapable. Je ne pouvais pas l’aider, personne ne le pouvait. Tout ce que je pouvais faire, c’était fuir, fuir le plus loin possible de cet endroit en priant pour que celui qui avait infligé cela à l’homme qui était en train de se vider de son sang devant moi soit déjà loin. Car, s’il était toujours là… j’allais être dans une bien fâcheuse posture.
- Je… je vous entends, je sais que vous êtes là, commença le blessé avant de s’étouffer. Aidez-moi !
Même sans être blessé comme il l’était, je ne l’aurais pas aidé. Dans cette ville, vous aviez plus de chance de vous mettre dans un pétrin sans nom en aidant une vieille femme à traverser la rue qu’en achetant un plein de conteneur de drogue. Il n’était plus possible de se fier à personne dans le cloaque qu’était devenu New-York, les apparence étaient désormais toujours trompeuses et plus personne ne pouvait véritablement se déclarer innocent. De part mon métier, j’étais le témoin direct de la déchéance dans lequel nous nous enfoncions de plus en plus chaque jour car c’était mon travail de gratter la crasse, la saleté ou même le sang pour déterrer la vérité. L’honnêteté et la bonté d’âme étaient devenues aussi rares que précieuses et pourtant, elles diminuaient comme peau de chagrin.
Cet homme, si je pouvais en juger par ses habits d’un luxe ostentatoire, les bagues ornées passées à ses doigts et le tatouage que je devinais sur sa tempe, étaient membre d’un des gangs de la ville. L’aider, aurait été encore plus dangereux pour moi que de le laisser mourir dans cette ruelle sordide.
Mais, de toute façon, la question ne se posait pas. Personne n’aurait pu l’aider. Il avait perdu trop de sang, c’était d’ailleurs un miracle qu’il n’ai pas encore perdu conscience. J’inspirai profondément pour essayer de reprendre mon calme et pour faire cesser les tremblements qui agitaient mon corps tout entier. Un mouvement au-dessus de moi me fit redresser brusquement la tête. Je m’attendais à voir l’assassin me tomber dessus mais ce n’était qu’un vieux journal qui claquait au vent. J’avais l’impression que la ruelle était tout d’un coup coupée du monde, les bruits de la ville, des gens, de la circulation, qui pourtant se trouvait à à peine quelques mètres, étaient complètement absents.
Le blessé se mit alors à grogner. Malgré ses blessures, il me montra les dents et j’eus l’horrible impression que, malgré le fait que ses yeux lui aient été arrachés, son regard était braqué sur moi.
- Je peux vous sentir… je sens ce que vous êtes, c’est vous qui devriez être à ma place !
Je baissais un regard méprisant vers lui. Ces blessures m’inspiraient toujours une horreur et un dégoût monstrueux mais je n’avais pas pitié de lui. Je savais de quoi lui et les autres membres du groupe auquel il appartenait étaient capables. Je ne pouvais rien faire pour lui et je n’allais pas me donner la peine de répondre aux insultes d’un homme condamné. Qu’il me « sente » autant qu’il le souhaite, si ces mots avaient le moindre sens pour lui dans son esprit rendu délirant par la douleur.
J’allais faire demi-tour quand un léger bruissement dans l’air agita les cheveux sur ma nuque. Instinctivement, je sus que je n’étais plus seule. Je n’eus même pas le temps de me laisser envahir par la terreur avant qu’une voix grave ne glisse à mon oreille :
- Vous n’avez rien à faire ici.
Pendant une seconde, je doutais d'avoir bien entendu, les mots avaient été à peine murmurés, comme s'ils avaient été portés par le vent. Encore une fois, mon œil saisit quelque chose mais la rapidité de l'objet m'empêcha d'en saisir les contours, ce n’était plus un bout de papier balloté par le vent. Une poigne puissante, glacée m’emprisonna l’épaule. Ce fut alors comme si une chape de plomb m'emprisonnait toute entière. La peur me coupa la respiration, si bien que je n’osais pas me retourner pour regarder celui à qui appartenait la main posée sur mon épaule. Du coin l’oeil, je vis seulement que la main était gantée de noir et que les doigts que contenait le gant ressemblaient plus à des griffes qu’à des mains humaines.
Les doigts de l’assassin s’enfoncèrent dans mon épaule et je poussais un cri de douleur avant de tomber à genoux dans le sang du blessé sur lequel s’était peint un véritable masque de terreur. Mais je n’eus pas le temps de m’en faire pour lui. La douleur dans mon épaule se répandit dans tout mon bras et sentis les ongles de mon agresseur s’enfoncer profondément dans mon épaule et le sang couler sur ma peau.
La douleur s’atténua une seconde, dont j’essayais de tirer parti pour reprendre mon souffle et chasser la brume rouge qui avait envahit mon regard mais, en un battement de paupière, celui qui retenait me tira violemment en arrière et m’envoya m'écraser contre le mur opposé. Mes poumons se vidèrent et une douleur intense irradia à l'arrière de mon crâne au moment de l'impact. Le goût âpre et métallique de mon sang emplit ma bouche, je m'étais mordu la langue. Je retombais lourdement au sol, paralysée par la douleur, qui irradiait mon épaule et sciait ma tête en deux Mes yeux me brûlaient et les garder ouverts était une vraie torture.
J'assistai, impuissante, à ce qui suivit.
Tout ce que je vis, fut une silhouette sombre, haute et effrayante, habillée de noir, s'avancer vers l'homme blessé qui reculait pour lui échapper sans le voir, sans espoir car ses membre ne lui obéissaient plus. Son visage exprimait une peur intense, une terreur comme j'en n'en avais jamais vue sur un visage humain. Il semblait avoir perdu la parole, ses jambes glissaient sous lui alors qu'il tentait de fuir, en vain.
La dernière chose dont je me souviens, avant de perdre connaissance, fut la main dont l’assassin avait retiré le gant, dont dégoulinais du sang et de l’Ouroboros squelettique qui ornait son dos.