« Je vais déménager » balbutié-je à mes parents dès que mon père a fini de nous servir.
Je n’ai même pas réussi à regarder ma mère dans les yeux. Depuis que j’ai reçu l’appel du département des ressources humaines de la Banque Géniale plus tôt cet après-midi, la simple idée de lui dire me pétrifie. J’ai passé la journée à chercher le courage de le lui annoncer, pour ne trouver que le prétexte d’attendre mon père. Son fils unique allait partir. La laisser seule, lui aussi.
J’ai eu beau imaginer cette scène moultes fois dans ma tête, mémoriser toutes les répliques, les plus parfaites, les mieux formulées, seuls ces trois mots sont sortis.
Ma mère en lâche sa fourchette qui retombe en un tintement strident, puis l’on n’entend plus que mon père qui mastique un morceau de rôti de porc.
« Rien ne t’oblige à quitter la maison, entame prudemment ma mère. Tu peux rester ici jusqu’à ce que tu trouves quelqu’un, tu sais. Ou que tu achètes quelque chose…
— J’ai trouvé un travail à Paris.
— Paris ! » reprend-elle.
Cette fois, Valérie Bougrade n’a plus rien à ajouter. Elle est sous le choc. Ses lèvres tremblent, elles paraissent vouloir articuler des sons qui ne sortent pas. Ses yeux atterrés ne me lâchent plus.
« C’est pour l’expérience et puis… Je rentrerai vous voir. »
Mon père n’a pas décroché un mot depuis l’annonce. Il ne me regarde même pas. Son repas semble bien plus important que de prendre part à une discussion au sujet de son fils qui quitte le nid familial. Certaines choses ne changent pas avec les années. Tel est le cas de son désintérêt. Sinon, il aurait tenu à me voir grandir.
« Et ce travail ? Raconte-moi un peu…
— Je suis allé à Paris, il y a deux semaines, pour un entretien. Ils viennent de me rappeler. Je vais travailler à la Banque Géniale !
— Pas besoin d’aller vivre à Paris pour ça, dit enfin mon père. Il y en a une, Banque Géniale, place Petit. »
Je préfère ne rien rétorquer, me venge sur mes pommes de terre. Elles ont refroidi. Je profite d’aller réchauffer mon plat pour mieux m’extirper de cette salle, de cette nouvelle. La Banque Géniale place Petit… Que mon père ne comprenne pas la différence entre un guichet de banque et un siège social ne m’étonne même pas, après tout. Rien pour lui n’est concret si ce n’est l’eau, les courants et les poissons. Il ne fait pas que vivre de sa pêche. Il vit la mer. J’ai toujours pensé que s’il ne nous avait pas, mon père passerait même ses nuits sur son bateau. Pour lui, elles sont les seules vérités de ce monde. La Lune et ses marées, l’océan et sa suprématie. Mon père se rêve humble serviteur d’un Poséidon auquel je n’arrive pas à croire. Il dit que l’eau est guidée par des forces qui nous dépassent, que même la physique moderne n’est pas en mesure de comprendre, et je dois avouer qu’enfant, j’aimais l’écouter raconter ses histoires avec passion. Alors pour Pierre Bougrade, l’argent, la finance et le monde des affaires, ce n’est qu’un château de sable qui s’effondre devant le Vrai. L’eau dans toute sa splendeur. La vague qui recouvre la terre pour mieux ramener en son sein ce qu’elle y trouve.
« Je serai gestionnaire de back-office. C’est grâce à nous que les guichets comme celui de la place Petit peuvent tourner. »
Ma mère a repris sa fourchette en main et avec elle, toute sa contenance. Elle m’adresse à présent ce sourire que je lui connais si bien, celui qu’elle n’adresse qu’à moi. Un sourire fier.
« Bravo mon trésor. Ce n’est pas une bonne nouvelle, Pierre ?
— Et ils te paient bien au moins, pour faire tourner leurs robots distributeurs de billets depuis cette ville de cinglés ? »
Je préfère botter en touche avec un bout de rôti. Il paraît que les Français trouvent délicat de parler d’argent. Pour ma part, je préfère juste taire un point qui donnera un élément à charge à mon père. Je ne gagnerai pas beaucoup. J’ai d’abord cru que le simple fait de travailler à Paris augmenterait mon niveau de vie. Quand j’ai reçu le mail m’annonçant que j’étais pris, j’ai sauté la plupart des lignes pour en venir à l’essentiel. Du « nous avons le plaisir de vous informer que votre candidature a été retenue pour le poste de Gestionnaire back-office au sein de notre équipe » au « nous vous proposons un montant annuel brut de vingt-sept mille six cents euros hors primes », il n’y a qu’un pas. Puis j’ai relu le salaire. Brut. J’ai saisi mon téléphone pour convertir en net, le diviser par douze, et la bonne nouvelle s’en est aussitôt retrouvée nuancée. Je m’attendais à autre chose. Et pourtant, l’excitation me gagnait malgré tout. Je vais vivre à Paris. Travailler dans l’une des tours de cette étoile de verre et de fer qui porte l’étendard du succès et de la modernité. Si je commence là, qui sait où je serai demain ?
La Banque Géniale offre des perspectives. Lors de notre dernier entretien, Emilie m’a cité l’exemple de Nina Northwood, promue à l’occasion d’une mission visant à renforcer l’excellence des opérations au sein de l’unité après un excellent travail au sein du « middle ». Elle passerait dix-huit mois dans notre unité et, si elle remplit ses objectifs, serait mise sur un autre poste.
Ce travail sera un pied d’entrée, une première porte qui s’ouvrira avec, derrière, ma nouvelle vie sur fond de Paris. Ou d’Aubervilliers, mais je préfère dire Paris. Après tout, je ne sais pas encore où je vais habiter.
« Je dois repartir au plus vite, pour chercher un appartement… Je commencerai le travail dans trois semaines.
— Tu devrais appeler ton oncle, dit ma mère.
— On n’a plus de nouvelles de Jérôme depuis des années ! Je ne vais pas l’appeler comme ça !
— Le gamin a raison, acquiesce mon père d’un ton calme. Il ne va pas appeler Jérôme quand même…
— La famille, c’est la famille. »
Je ne poursuis pas dans cette direction-là non plus. La bombe a été lancée, je ne tiens pas à m’attarder sur le champ de bataille. Je me dépêche de finir mon assiette pour remonter dans ma chambre pour allumer mon ordinateur.
« Appartements Paris ». Les montants décents n’affichent que peu de résultats. Une place au sein d’une colocation, en banlieue parisienne. Une chambre partagée, ou chez une personne âgée contre services. Je n’arrive pas à croire que toutes ces options coûtent aussi cher qu’un studio à Provins-sur-Mer, et vous comme moi savons comme les prix d’aujourd’hui sont déjà plus élevés que ceux d’avant. Tout comme le café, avenue de la République à Aubervilliers, je commence à comprendre que ma notion des coûts en prendrait un sacré coup, et j’en conclus bien vite que je trouverai tout trop cher pour ce que c’est.
Les propriétaires des logements à prix décent ne me répondent pas. Il y avait peu d’annonces, et elles étaient publiées depuis plusieurs jours. Une nouvelle paraît. Je m’imagine déjà vivre dans cet appartement haussmannien typique au haut plafond et à la terrasse verdoyante. Enfin un prix raisonnable. Pour cinq cents euros, ce cinquante mètres carrés vue sur Opéra est une aubaine. La publication vient d’être effectuée, alors je saute sur l’occasion et leur écris.
Le propriétaire me répond aussitôt, un message si long que je doute qu’il ait eu le temps de le rédiger si vite. Il est question de disponibilité immédiate, d’un frère, handicapé, propriétaire de l’appartement, qui a du mal à se déplacer. Si je sécurise la visite par le versement d’une caution via mandat cash, je peux le voir dès cette semaine.
Je n’ai jamais loué quoi que ce soit mais ce message ne m’inspire pas confiance. Quelques recherches préliminaires en ligne me confirment mes doutes : cette annonce est une arnaque. « Avec des prix volontairement plus bas que le marché, ces malfaiteurs piègent ceux qui, à peine arrivés à Paris, ont encore l’espoir de trouver la perle rare pour un prix irréaliste ». Je me sens tantôt minable d’avoir pu croire un instant à ma chance, tantôt soulagé de ne pas avoir été arnaqué. Et puis, les annonces me ramènent à des offres plus réalistes : des trous à rat. Je soupire, et lance une nouvelle recherche. Cette fois, je pousse mon budget maximal à huit cents euros, même si je préfèrerais ne pas avoir y laisser une somme aussi astronomique. Les annonces affluent enfin.
Mes premiers messages aux propriétaires n’obtiennent pas la moindre réponse. J’essaie de téléphoner dès qu’un numéro est indiqué mais chaque appel met à rude épreuve ma détermination : les appartements sont déjà loués, ou une visite est déjà programmée avec bien assez de candidats pour voir le besoin de me rajouter à cette liste. Je vais commencer à travailler un peu plus de deux semaines, et je n’ai toujours pas trouvé de logement. J’ai même commencé à considérer des options de secours, mais loger à Paris à la nuit reviendrait à y laisser mon salaire. Sans compter les visites que je ne pourrai pas assurer les jours de semaine une fois le travail commencé. Trouver un appartement est un imbroglio sans fin dans lequel je risque d’y perdre beaucoup.
Je repars à ma liste et consulte l’annonce suivante. Les photos ne mettent pas en valeur cet appartement sombre à la salle de bain exigüe, mais la propriétaire a le mérite de m’accorder quelques minutes au téléphone. Madame Shoeffel est pressée. Je pensais lui poser des questions sur son bien mais c’est visiblement elle qui me fait passer un entretien. Âge, profession, salaire. Si ce dernier point est souvent tabou, elle l’aborde sans vergogne.
« J’ai assez pour payer le loyer.
— Ce n’est pas ça, la question. Beaucoup d’autres pourraient me dire la même chose. Ce que je vous demande, Monsieur, c’est si vous gagnez plus de trois fois le montant du loyer. »
Je recalcule, sans grande conviction, pour confirmer l’évidence. Je ne gagne pas autant. Je ne m’avoue pas vaincu et insiste. Je paierai tous les mois, à date fixe.
« Des gens qui veulent louer cet appartement, il y en a des dizaines qui me contactent chaque jour, vous savez ! Alors je n’ai aucune raison de prendre des risques avec vous. »
Madame Shoeffel ne s’attarde pas plus et avec elle s’envole cette première perspective d’un toit où habiter dans deux semaines. Tout me semble absurde. Les prix, les conditions à l’entrée, et les efforts considérables que j’ai dû déclarer pour n’aboutir qu’à un coup de fil. Un seul. Avec une Madame Shoeffel qui m’a fait comprendre qu’une fois encore, j’avais été « irréaliste ». C’est eux qui sont irréalistes, avec leurs prix indécents pour des cagibis.
Je me résignais enfin à regarder les logements à Aubervilliers quand mon téléphone a sonné. Un numéro inconnu, venant d’un portable. Je pense à l’agence immobilière, à laquelle j’ai laissé un message plus tôt dans la journée quand une accroche plus familière m’interpelle :
« Ulysse ? »
Cette voix grave m’est pourtant inconnue. Je ne suis pas certain de connaître cet homme, et son intonation me laisse penser qu’il ne me connaît pas davantage.
« C’est Jérôme, le frère de ta mère. Comment vas-tu depuis le temps ? »
Jérôme est la dernière personne dont j’attendais un appel. J’étais encore enfant quand lui et mes parents se sont disputés, et nous avons cessé d’aller passer des vacances chez mes grands-parents la même semaine que mes cousins. Ma mère a toujours évité mes questions sur le sujet. Je me souviens de mon père qui maugréait que c’était mieux ainsi, que nous ne pourrions jamais nous entendre avec quelqu’un comme Jérôme. J’étais surtout triste de ne plus revoir Amélie et Thibault pour jouer, comme nous avions l’habitude de le faire en août.
« Ah Provins-sur-Mer… Ce n’est pas Paris » conclut-il quand je lui parle de mon projet de déménagement.
Je sens une pointe d’ironie dans sa voix. Je ne connais pas grand-chose d’autre de Jérôme que ce que ma mère et mes grands-parents m’en ont dit : il est parti de Provins-sur-Mer pour faire une école d’ingénieur à Lyon et il n’est jamais revenu. C’était le premier à quitter le giron familial, à penser qu’ailleurs avait peut-être mieux à offrir que ce trou sur la côte. Finalement, je ne suis peut-être pas si différent de mon oncle Jérôme.
« Tu as trouvé un appartement ?
— J’espère bientôt…
— Ta mère m’a dit que tu commençais ce mois-ci. On a un appartement, à Plaisance. Mon premier achat, quand je suis venu travailler à Paris. Thibault y habitait mais il est parti cet été au Canada pour un an. On comptait le mettre en location mais si tu en as besoin, autant que ce soit toi. »
Je ne sais pas ce qui me sidère le plus, entre mon oncle qui m’annonce qu’il vient de me sauver la mise en m’offrant un deux pièces pour le prix d’un nid à poules parisien, ou le fait que ma mère l’ait appelé. Jusqu’à cet instant précis, je n’avais pas la moindre idée qu’ils étaient en contact. L’avait-elle rappelé à cette occasion ou discutaient-ils en secret ? Je n’en serais pas étonné. Dans la famille, personne ne se parle, personne ne se dit rien. Du moins, pas les choses importantes.
« Jérôme, tu me sauves…
— Ne t’en fais pas pour ça, c’est normal. La famille, c’est là pour ça. »
Je n’ose pas dire à mon père que Jérôme vient de me tirer d’affaire et sera mon futur propriétaire. Je ne veux pas briser la glace, elle n’est pas mienne. Ma mère ne me rend pas la tâche facile, elle me bombarde de questions à chaque repas. Elle a commencé à mettre des affaires de côté, et je n'ai même pas commencé à faire mes valises que j’imagine déjà qu’avec tout son débarras, il me faudra une camionnette pour déménager.
« L’appartement est meublé, me contenté-je de rappeler à la moindre occasion. Je ne vais prendre que mes vêtements, pour commencer.
— Et s’il n’y avait que le minimum ? Tu ne voudrais pas avoir à racheter une cocotte-minute.
— Je ne saurais même pas quoi en faire.
— Ils n’ont pas le temps de cuisiner, ces fous, martèle mon père. Je les vois bien, quand ils sont au port, l’été. Ils achètent leurs merdes en barquettes, ils n’ont le temps de rien ! Faut les voir quand ils regardent les poissons dans les bacs. Et ceux qui se prennent en photo avec… »
Jusqu’à mon départ, mon père n’épargne aucun de nos repas de ses convictions, toutes rassemblées dans quelques phrases, brèves, qu’il assène tel un coup de poing. Comme quoi, il aura bien fini par avoir quelque chose à redire de ma vie. Je ne suis pas prêt évoquer le nom de Jérôme, mais c’est finalement ma mère qui décide de rompre le silence, à trois jours de mon départ.
« L’appartement d’Ulysse… C’est grâce à Jérôme. »
Il ne dit rien, et continue de mâcher ses carottes, fidèle au soir où je lui ai annoncé mon départ. Face au conflit, mon père fait l’autruche.
« Tu ne pouvais pas te débrouiller tout seul ?
— C’est lui qui m’a appelé et… » Mon père fusille ma mère du regard, alors je préfère dévier le sujet. « C’est dur de trouver, à Paris…
— Je vais chercher le fromage » botte-t-il en touche.
Il n’en a pas reparlé jusqu’à ce que nous sortions de table et que je m’apprête à monter dans ma chambre :
« Qu’est-ce que tu cherches à prouver, avec cette histoire de Paris ?
— Tu passes ton temps à te barrer d’ici… grommelé-je. Pourquoi je n’aurais pas le droit d’avoir envie d’aller voir ailleurs, moi aussi ?
— Ne deviens pas comme Jérôme. Promets-moi au moins ça. »
Je ne connais pas assez Jérôme pour comprendre ce que cela veut dire mais mon père peut être sûr d’une chose : je ne deviendrai pas comme lui. De cela, il n’a aucun doute à avoir.
Provins-sur-Mer ne va pas me manquer. Ma mère me pousse à aller en ville, profiter du bord de mer, « tant qu’il en est encore temps », mais je n’en ressens pas l’envie. Il me tarde de partir, je n’ai plus rien à faire ici. Seul Yacine me manquera. Nos journées à flâner, nos nuits à faire les quatre cents coups ou à traîner chez lui, quand sa mère travaille. Je reviendrai et le trouverai toujours au même endroit, à la terrasse de Chez Gertrude à partir de dix-huit heures, ou chez ses amis du restaurant où il travaille depuis trois ans. Il aura encore fait la même soirée avec les mêmes gens, aura lu une nouvelle pièce de théâtre, trouvé un énième humouriste en ligne dont il ressassera les vidéos en boucle. J’espère secrètement que la prochaine fois, une fille sera à ses côtés, mais je connais trop bien l’animal : c’est peu probable. Elles ne sont jamais assez bien, et celles qui le sont lui font trop perdre ses moyens pour qu’il puisse les séduire.
La veille de mon départ, je me rends chez Yacine pour lui dire au revoir une dernière fois. Nous avons déjà marqué le coup hier. Des bières dans notre institution fétiche, avec quelques copains. Claire, Bastien, Manon. Une tournée des bars, « pour me faire des adieux dignes » criait Bastien, trop éméché. Je me serais bien passé de la migraine du réveil pour faire mon sac, et je rassemble mes derniers efforts pour aller chez mon ami.
Quand je sonne, personne ne vient m’ouvrir. De l’autre côté de la porte, des voix s’élèvent. Des bourrasques rapides de Yacine. Des reproches emportés de sa mère. Je ne tiens pas à manifester ma présence une nouvelle fois, et préfère m’asseoir sur le perron jusqu’à ce que la tempête s’apaise et écris à mon ami : « je suis devant chez toi ». La dispute prendra fin bientôt, je le sais. Ainsi en va-t-il entre Samira Al-Fassih et son fils. Les tons s’élèvent rapidement, et la paire a vite fait de se séparer. Le calme l’emporte, et Yacine redevient le garçon enjoué que j’ai toujours connu. Il ne se laisse pas atteindre. Il ne montre ce visage qu’à sa mère, alors j’ai la faiblesse de croire qu’il ne lui correspond pas.
J’entends des pas s’approcher, les clés derrière la porte cliqueter. Sur le seuil, mon ami a une tête d’enterrement. D’un air nonchalant, il accuse les abus de la veille et le manque de sommeil.
« On va faire un tour dans le quartier ? » me lance-t-il.
Cela n’a rien d’une question, Yacine est déjà en train de refermer la porte derrière lui.
« Demain midi ! tonne la voix de sa mère depuis la pièce voisine. Après ça, tout ce qu’il reste à toi, ça dégage ! »
Il ne répond pas, et se faufile jusqu’au portail sans tarder. Ce n’est qu’une fois dans la rue qu’il consent enfin à m’expliquer :
« Ma mère vient de me foutre à la porte.
— Elle ne le pense pas vraiment…
— Tu l’as entendue. »
La rumeur d’une voiture, dans la rue voisine, vient meubler le silence.
« Tu comptes faire quoi ? »
Yacine hausse les épaules, me propose de traverser pour aller dans le parc. Les jeux semblent miniatures, mais fut une époque, nous les trouvions gigantesques. Nous nous contentons de l’endroit qui, depuis l’adolescence, est devenu notre fief dans ce jardin d’enfants. Le banc à côté du robinet.
« Toi qui pars, et maintenant ça… J’imagine que j’aurais dû m’y attendre. »
Les Al-Fassih sont très différents des Bougrade. À chaque famille ses problèmes, et j’ai compris dès petit que si Yacine ne souffrait pas des mêmes que moi, il en endurait d’autres, pires encore, dont j’étais bienheureux d’avoir été épargné. Il connaît à peine son père. Tous les cinq ans peut-être, l’homme doit se réveiller et se dire que ça y est, le jour où il appellera son fils est arrivé. Il le prendra par surprise d’un coup de téléphone et lui demandera si tout va bien. Quelques minutes à peine, entrecoupées de longs silences gênés. J’avais moi-même été présent la dernière fois qu’il avait appelé. Yacine faisait dix-huit ans. Il ne l’a jamais recontacté depuis.
Quand j’ai rencontré Yacine, c’était sa grand-mère qui s’occupait de lui. Elle était venue vivre à Pins-les-Gardes avec sa fille qui avait eu un gamin trop jeune et trop seule. Et puis, Samira s’est remariée et mon ami a emménagé plus près de chez moi. Je ne croise que rarement son beau-père, qui voyage souvent pour vendre des biscuits au beurre du sel de l’île de Fort-sur-Mer. Ensemble, ils ont eu Alya, puis les jumeaux. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de Yacine et moi en train de faire quoi que ce soit avec sa mère. Pourtant, elle passe son temps à s’occuper de ses autres enfants. Je pensais petit que c’était parce qu’ils étaient plus jeunes, demandaient plus d’attention et que son aîné s’occupait très bien en ma compagnie. J’ai compris en grandissant que la réalité était plus cruelle qu’une simple raison pragmatique : Samira n’aime pas Yacine. Lors de leur dernière dispute avant celle-ci, elle lui aurait même dit qu’elle regrettait l’avoir eu.
« Je vais aller chez Bastien, le temps de trouver un appartement. Tu vois, on en est tous les deux au même point finalement. C’est le grand déménagement. »
Je ris à peine, jaune, de ce tournant fatal que prennent nos vies. Je croyais partir à Paris en laissant Yacine là où il avait toujours été ; je l’abandonne en fait au moment où il a le plus besoin de moi. Tout seul, à la rue, ou presque. Chez Bastien, pour l’instant, mais plus dans la maison des Al-Fassih. Cette époque-là aussi serait révolue en même temps que mon départ : demain. Devant nous, les enfants rient sur les balançoires, d’autres grimpent la toile d’araignée, avec leurs visages insouciants. Aujourd’hui, j’enterre ma jeunesse.
Je trouve ton personnage assez consistent et crédible. On ressentait bien sa fatigue au chapitre précédent, cette sensation, j'ai trouvé, d'enfermement dans le quotidien, dans une ville où il se sent mal.
J'aime aussi tous les petits détails que tu infuses dans ton texte, ça le rend très réaliste.
C'est un bon début :-)
J'aime de plus en plus le personnage principal alors qu'il ne me ressemble pas du tout (je suis plus proche de la philosophie de son père à vrai dire xD). Les petits détails sur son quotidien, ses pensées et ses choix le rendent très humain.
Je vois que la chute a detange certains lecteurs. Personnellement je l'ai apprécié mais peut être effectivement que la description des balançoires pourrait être développée et la phrase se chute arriver après un saut à ligne pour accentuer son effet. Enfin à toi de voir !
Triste pour Yacine mais dur pour l'instant de voir quel place il va avoir à l'avenir dans la nouvelle vie parisienne.
Je suis curieux de découvrir l'oncle parisien, l'appel téléphonique m'a laissé une bonne première impression.
Un plaisir,
A bientôt !
Ah Ulysse, oui, avec les motivations qu'est-ce que je l'ai repris celui-ci, pour qu'il soit plus incarné dans ce début ! Alors là encore, voir qu'il prend vie à la lecture, ça me fait vraiment plaisir.
C'est pertinent oui de mieux accentuer la fin en modifiant un peu les renvois à la ligne. Merci pour la suggestion ;) et plus généralement pour tes retours !
A bientôt
Je me souviens des premiers chapitres que j'avais lus l'année dernière, les HO étaient une bonne occasion pour venir voir cette version (finale ?) ! J'aime beaucoup ce début, Ulysse a beaucoup plus de relief que le protagoniste de mes souvenirs, même si j'ai un peu de mal à cerner son caractère pour l'instant. Son désir de quitter sa petite ville natale est palpable et explique parfaitement son départ pour travailler à Paris !
Je suis curieuse de découvrir la suite, j'espère pouvoir repasser rapidement après les HO :)
C'est rigolo ce que tu dis sur l'ancien personnage principal. Celui-ci, c'est vrai, m'a davantage parlé cette fois, mais même au début de ce jet-ci, j'avais encore beaucoup survolé l'introduction du personnage. Comme quoi, c'est un défaut plutôt récurrent chez moi ^^
Merci pour ton retour !
J'ai bien aimé ce chapitre. Il n'a pas du tout l'effet de "flou" que j'avais pu ressentir au précédent. Je trouve le protagoniste très réaliste, crédible. Son impression de réel est très forte, de ce que je ressens. Je pense que les noms n'y sont pas pour rien.
Je trouve qu'il y a une certaine simplicité, pour le moment, qui est efficace. TU ne t'embarrasses pas d'emberlificotis superflus, je trouve que c'est très appréciable.
Plein de bisous !
C'est vrai que tout ce chapitre a une temporalité très définie, sur quelques heures. A contrario dans le dernier chapitre, commencer par "Provins a toujours été calme. Trop calme" c'est vrai que la contrepartie, c'est que ça laisse encore un gros flou sur le personnage (après le flou déjà du prologue). J'ai hésité quelques fois à mettre la scène de l'appel pour l'entretien au début du chapitre, sans m'y convaincre. Car j'aime l'idée d'un début sur un constat mou, pour une ville qu'il trouve trop molle. Ca me paraît mieux que de commencer par une action, mais en l'état j'ai l'impression (à lire ton "flou") que le personnage n'est peut-être pas assez bien "fixé" dans les premiers instants du premier chapitre.
C'est une réflexion à voix haute (ou pas si haute...)
En tout cas merci pour tes retours ! Du reste, il est vrai que je ne suis pas une autrice qui verse trop dans les longues descriptions du moindre détail ><
Encore un ptit détail : "[La fenêtre] a beau être ouverte, l’air parvient à peine à mon visage. Il est chaud et doux. Nous sommes en octobre, et il fait aussi lourd qu’en été. Je suffoque." > Je trouve le mot "doux" inapproprié pour parler d'une telle chaleur.
Pour le reste, je l'entends. Et ça met justement le doigt sur l'une de mes problématiques du moment. J'aime l'idée de commencer par le chapitre actuel, et d'un autre côté, il ne peut pas être suffisant à lui seul pour créer un lien durable avec le personnage. Le lien émotionnel doit être davantage creusé. Je n'ai pas encore débloqué quel point exactement est le souci : dynamique des scènes à revoir en gardant cette structure pour ajouter plus d'enjeu, de tension et de lien émotionnel avec le personnage // exposition trop longue dans le spectre de ce qu'elle montre, et là, il s'agirait de remettre toutes les scènes de ce début en perspective et d'en enlever certaines.
Dans tous les cas, je vais faire une relecture attentive de ces premiers chapitres à la lumière de la question d'Ulysse pour avancer sur la question...
Merci pour ton retour !
% Surprise par la fin de chapitre, qui ne clôt rien et n'ouvre rien.
% Tu décris très bien les dynamiques de pouvoir de façon générale. C'est aiguisé, honnête.
% Ah, le fameux prix du café à Paris...
% Hâte de lire la suite !
Contente donc de savoir que l'attente, notamment, a un sens pour toi :)
Et oui, je peux mieux clore ce chapitre ça fait un peu comme le cheveu au milieu de la soupe cette fin !
Chapitre centré sur la recherche d’emploi – peut-être si tu songe à l’envoyer à des MEs que tu pourrais le coupler avec le précédent, ça forme un arc narratif complet, je dirais ? Mon seul soucis avec le chapitre c’est qu’il est très « moi, moi, je » : Ulysse arrive et même s’il ne veut pas regarder, il doit y avoir des choses qui le frappent. Des odeurs, des bruits, toutes sortes de petits signaux qui doivent être très éloignés de sa ville natale. Peut-être pourrais-tu montrer et initié le décalage ici ? Je ne sais pas.
En tout cas, c’est assez efficace et quelque part, ça se sent le vécu alors, c’est une mission réussie, je suppose ? X’) Même si j’avoue que ça m’inquiète un peu que ça trouve autant de résonnante en moi.
A bientôt,
Soah.
Je vais réfléchir comment je peux dynamiser ça un peu.
Pour te citer : "Même si j’avoue que ça m’inquiète un peu que ça trouve autant de résonnante en moi."
Je crois qu'on préfèrerait tous que la situation d'Ulysse ne nous parle pas :) Dommage pour nous...
J'avoue que ta couverture et ton titre ont piqué ma curiosité ^^ Puis en voyant "tranche de vie" et le sujet que tu abordes, c'est… très contemporain et ça me parle beaucoup (Dois-je m'en inquiéter… x) ? ). Je ne sais pas si tu vis à Paris en ce moment-même, mais j'ai adoré l'ambiance de la ville et les piques sur les grosses entreprises. C'est bien décrit, le vocabulaire est varié.
Au début j'ai eu du mal sur les deux premiers chapitres avec l'intériorisation du personnage. En lisant le troisième chapitre, ton style fonctionne mieux je trouve. Il m'a permis de me plonger dans ce que vit le héros, ça donne l'impression qu'on se retrouve coincé comme lui, à faire face aux épreuves. C'est réussi je trouve :)
Je n'ai pas encore lu la suite mais il y a deux bémols pour l'instant pour moi (qui n'est en rien une experte hein) :
- Même si on est dans la tête du personnage, il y a parfois trop de "je" qui s'enchainent, d'où un effet "listing" des pensées ou des actions. Je pense qu'il ne faut pas hésiter à détourner les phrases, par exemple, en reprenant tes mots : Je préfère le refuge d’un café où passer les dernières heures dans un bar, [...]. Des échanges glanés autour du comptoir me font comprendre que les autres clients sont des habitués, [...] Mon regard se perd sur le numéro 7 [...].
Je sais pas si tu vois ce que je veux dire ? ^^'
- Le premier chapitre ressemble à un prologue, il est efficace, même si quelques éléments en plus pourrait faire un peu mieux comprendre le cadre de l'histoire ou le personnage. Le deuxième chapitre veut poser le cadre mais il est trop expéditif pour moi. Tu pourrais reprendre tous ces éléments et les distiller dans les chapitres suivants ? Par exemple, laisser un peu de mystère sur pourquoi le personnage veut à tout prix vivre à Paris dans ce chapitre 3 puis l'expliquer par bride de pensées dans la suite, en fonction des évènements qui lui tombent dessus ?
'fin voilà, voilà ce n'est que mon humble avis mais j'espère que ça peut donner un coup de pouce. Je vais lire la suite en tout cas, car j'ai bien envie de la connaître :p
Si j'ai déserté Paris pour l'été, oui, j'y vis, coupable... ahaha !
Quant à savoir si c'est une bonne chose ou non que cela te parle... A vrai dire c'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai voulu écrire ce roman. Cette chappe de pudeur que l'on est beaucoup à se mettre quand on le vit. C'est normal, ce n'est pas facile de voir/savoir quand on vit certaines choses, cela dit elles font écho à de plus en plus de personnes et j'espère qu'avec cette histoire elles se sentiront moins seules face à certaines réalités du monde moderne.
Pour ton premier bémol : oui ! Je suis d'accord, j'ai commencé ce matin même à relire pour la première fois le manuscrit et ça m'a sauté aux yeux aussi. Ca met une distance et une lourdeur non nécessaire, surtout quand la narration est à la première personne. Il va falloir que je retravaille (entre autres) ce texte à la lumière des "je" nécessaires et des superflus.
Le second bémol est aussi une très bonne remarque, puisque c'est un prologue et qu'à te lire je me rends compte que je ne l'ai pas formalisé comme tel ! Soit je le titrerai "Prologue", soit il faut que les deux premiers chapitres commencent par une date, pour comprendre davantage ce dézoom en arrière qu'opère le début.
Merci encore en tout cas pour tes remarques !