À Hauterive, on ne trouvait pas plus populaire que l’Allée des Embruns, une grande rue commerçante qui allait d’un bout à l’autre de la capitale et qui regroupait toutes sortes de commerces, des plus fastueux aux plus miteux.
Lyra avait toujours aimé s’y perdre : d’abord à cause de ses nombreuses librairies et de ses cafés gourmands, mais surtout à cause du front de mer que bordait une partie de la rue et où elle aimait observer les vagues s’étendre sur la fine langue de sable qui longeait la côte.
Aujourd’hui, cependant, pas de flânerie les pieds dans l’eau ni de pique-nique dans les parterres fleuris. Debout devant un imposant bâtiment de marbre blanc, Lyra s’apprêtait à faire son tout premier retrait à la banque de Hauterive. La clé offerte par l’Académie pendait à son cou, monté en pendentif par sa mère quelques jours plus tôt.
— Comme ça, tu ne risqueras pas de la perdre, lui avait-elle soufflé avant de s’occuper du dîner.
Lyra jouait distraitement avec le pendant qu’elle tournait et retournait entre ses doigts. Bien que son attention fût tout entière fixée sur la façade richement décorée de la banque, son esprit, lui, galopait bien loin de là.
Ordinairement, c’était toujours sa mère ou son père qui se chargeaient de retirer de l’argent, que ce soit pour elle ou pour la maison. Mais pour ouvrir son coffre, il lui fallait se présenter en personne ainsi que sa baguette, une mesure de sécurité qui l’angoissait au plus haut point car elle n’avait jamais aimé ce grand bâtiment à l’architecture écrasante et son hall d’accueil au silence oppressant.
Le pire était sans aucun doute ses guichetiers dont le comportement frôlait souvent l’antipathie si votre compte en banque n’était pas aussi bien garni que l’antre d’un dragon. Autant dire que les familles plus modestes comme les Oakwood n’étaient pas leurs clients préférés.
Sauf que je n’ai pas vraiment le choix, songea-t-elle sombrement en reportant son attention sur l’entrée dont les portes de chêne grandes ouvertes étaient tout aussi démesurées que le reste.
S’armant de courage, Lyra gravit la volée de marches que formait le perron. Tout de suite à sa droite, un panneau reluisant annonçait en lettres d’argent :
De l’or d’un dragon, évite d’approcher
Si ton avenir, tu souhaites préserver
Tes mains dans tes poches, garde-les
Une pièce en moins et c’est ta fin assurée
Lyra déglutit péniblement avant de s’en détourner. Chacun savait que la banque était protégée par de nombreux sortilèges, mais ce qui terminait de dissuader d’éventuels voleurs, c’étaient ces dragons qui gardaient les coffres des familles les plus influentes. Lyra avait entendu dire que le dragon qui gardait celui des Holloway était particulièrement imposant et que mêmes les guichetiers craignaient de devoir passer devant. Du moins, c’était ce qu’avait prétendu leur fils, Théodore, lorsqu’il s’était vanté haut et fort de sa richesse dans la cour du collège quatre ans plus tôt.
Lyra se souvenait encore avec émotion de cet épisode. Pas à cause des moqueries qui avaient suivis et des rires gras des compagnons de Théodore, mais plutôt à cause du sortilège que leur avait lancé Jude Kingsford, le meilleur ami de Lyra. Voir Théodore se retrouver pourvu d’un bec et de plumes sans pouvoir communiquer autrement qu’en caquetant avait constitué le spectacle le plus amusant de son année scolaire. Même avec le retour de bâton qui en résulta.
Fort heureusement, la famille de Jude était presque aussi puissante que celle de Théodore et il se sortit de cette embarrassante situation avec pas plus qu’une tape sur les doigts et quelques lignes à recopier.
Ragaillardie par ce souvenir, Lyra s’engagea dans le grand hall. Ses pas résonnèrent comme des coups de tonnerre sur le parquet verni. Elle s’autorisa un bref instant pour admirer les lieux.
Des lustres de cristal s’alignaient sur toute la longueur de la salle, accrochés à un plafond peint de scènes céleste aux teintes délicates et dont les arcades étaient décorées d’arabesques complexes. Un immense dôme de verre multicolore surplombait le centre de la salle, ses nervures de cuivre formant une immense rosace qui projetait une ombre merveilleuse au sol.
Les guichets s’alignaient le long des murs, tous encadrés des mêmes fioritures en forme de feuille de vignes ou de fée taillé dans le plus beau des bois d’aulne. En y regardant de plus près, il était même possible de voir certaines figures s’agiter. Lyra vit ainsi quelques fées passer d’un guichet à l’autre dans un discret battement d’ailes avant de revenir à leur place sur les bas-reliefs.
Seul élément particulier et somme toute assez dérangeant : le silence. Il était omniprésent mais étrangement plus lourd que dans une cathédrale. Sans parler de l’absence d’employés qui rendait la scène encore plus singulière.
Dire que maman a failli travailler dans un endroit pareil, songea Lyra en se s’approchant du premier guichet sur sa gauche. Juste au-dessus du bas-relief, une pancarte indiquait : « Sonnez pour être reçu ».
Lyra chercha des yeux la sonnette en question et la trouva posée sur le comptoir, aussi rutilante que le reste. Du bout du doigt elle l’actionna. Et grimaça aussitôt.
Le tintement était si fort qu’il se réverbéra contre les murs dans un écho épouvantable. Lyra se massa douloureusement les oreilles. Ses dernières sifflaient encore lorsqu’elle remarqua une vieille horloge accrochée au mur d’en face, tout au fond du guichet. Elle en admira la boiserie élégante avant de fixer ses aiguilles qui paraissaient bouger au ralenti.
Une minute s’écoula.
Puis cinq.
Puis dix.
Au bout de vingt minutes, Lyra se demanda si elle ne devrait pas réappuyer sur l’infernal engin quand du bruit se fit enfin entendre. Un homme émergea lentement d’une trappe aménagée dans le sol juste sous l’horloge. Au vu de la courbe qu’il suivit, Lyra songea qu’il devait remonter d’un escalier en colimaçon. Elle l’observa avec curiosité alors qu’il prenait place au comptoir, toujours sans se presser. Il n’avait pas levé les yeux du dossier qu’il étudiait et ne parut même pas remarquer la jeune fille devant lui.
Lyra attendit patiemment qu’il lève enfin la tête. À l’horloge, elle vit filer trois nouvelles minutes avant qu’il ne daigne enfin lui accorder un regard. Lorsque ce fut le cas, il remonta ses lunettes d’un geste laconique. Son expression était aussi sèche que le désert d’A’thann.
— Oui ? demanda-t-il d’une voix traînante.
Il aurait bâillé qu’elle n’aurait pas vu la différence.
— Je suis venue faire un retrait, annonça Lyra d’une voix qu’elle espérait assurée.
L’homme prit tout son temps pour la détailler, de sa jupe à l’ourlet repris plusieurs fois en passant par ses bottillons élimés, sa sacoche de deuxième main et ses cheveux bruns grossièrement tressés. Il ne lui en fallut pas plus pour la catégoriser de « moins-que-rien ». Et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il perdit son air prudent pour afficher une mine franchement hostile, allant même jusqu’à retrousser le nez comme si elle dégageait une odeur particulièrement désagréable.
— Nom, prénom, baguette, clé et numéro de coffre, demanda-t-il d’une voix lapidaire où perçait un certain mépris.
Lyra eut une sueur froide. Elle ne connaissait pas le numéro du coffre. Elle fouilla nerveusement dans ses poches et en sortit la lettre d’admission avant de déloger la clé de son cou. Elle les posa sur le comptoir avec sa baguette en bois de hêtre avant de lâcher :
— Lyra Oakwood, je ne connais pas le numéro du coffre. Il a été ouvert à mon nom par l’Académie Aubelune.
L’homme leva un lent sourcil avant de poser des yeux paresseux sur la lettre. Sans doute s’attendait-il à un faux. Lyra le voyait même commencer à lever la main pour appeler la sécurité et la jeter dehors. En voyant le sceau officiel, ainsi que la clé, il interrompit son geste. Un rictus dédaigneux lui écorcha les lèvres.
— Une boursière, marmonna-t-il avec tant de venin dans la voix qu’il paraissait l’avoir craché.
Il prit une éternité à inspecter la baguette et la lettre, essayant manifestement de trouver une preuve qu’il s’agissait de faux. Lorsqu’il fut évident que ce n’en était pas, un sourire aigre lui vint.
— Mademoiselle souhaite donc faire un retrait ? s’assura-t-il d’une voix onctueuse en lui rendant la lettre et sa baguette.
— En fait, j’aimerai également savoir de combien je dispose, précisa-t-elle rapidement en rangeant ses effets.
Il se renfrogna.
— Un instant, je vous prie.
L’homme disparut dans les tréfonds du bureau où il tirait tiroir sur tiroir avec la plus mauvaise foi. Lorsqu’il jugea qu’elle avait suffisamment attendu – ou du moins que cela atteignait dangereusement les limites du respectable – il revint vers elle.
— Coffre numéro 1712, ouvert par Elsbeth Delafosse, actuelle directrice adjointe d’Aubelune. Il contient un peu plus de sept mille écus d’or et seize mille écus d’argent.
L’homme laissa échapper un soupir, comme si savoir que cet argent était à la disposition d’une plébéienne lui paraissait particulièrement disgracieux.
Lyra ne s’en formalisa pas. En fait, elle ne l’avait même pas entendu tant la nouvelle l’avait laissé sous le choc. Elle ouvrit la bouche, la referma sans savoir quoi dire. C’était plus que tout ce qu’ils avaient dépensé depuis sa naissance ! Elle savait la bourse Everglow assez importante, mais tout de même…
Comme revenant à la raison, le guichetier détacha les yeux de sa fiche pour les poser sur Lyra. Elle se reprit aussitôt.
— Merci, bredouilla-t-elle encore sous le choc et il leva les yeux au ciel avec ostentation. Je confirme vouloir faire un retrait.
Il se recomposa une expression avenante particulièrement grotesque et lâcha sur le ton le plus commerçant qu’elle ait jamais entendu :
— Si mademoiselle veut bien remplir ce formulaire, je me ferais une joie de lui remettre la somme demandée.
Et ce disant, il poussa du bout des doigts le papier vers elle, comme s’il répugnait l’idée de la toucher. Imaginait-il risquer d’être contaminer par un mal atroce s’il venait à lui effleurer un doigt ? N’importe qui d’autre se serait sûrement hérissé face à un tel comportement, mais pas Lyra. Son indifférence à l’égard du jugement des autres avait toujours fasciné son ami Jude – presque autant qu’elle l’avait énervé, surtout lors de leurs classes de collège.
— Il n’y a aucun intérêt à porter de l’importance à ce genre de chose, avait-elle coutume de dire.
Lyra l’ignora donc et s’empressa de remplir le formulaire. Il y avait bien plus important à cet instant que les manières d’un inconnu.
Elle avait rapidement calculé avec sa mère la somme qu’il leur faudrait et prit la liberté d’en demander un peu plus. Cinquante écus d’or devraient suffire, réfléchit-elle en griffonnant sur le papier. Je vais quand même ajouter quelques dizaines d’écus d’argent au cas où.
Lorsqu’elle lui rendit le formulaire, Lyra entendit distinctement le guichetier se plaindre de devoir délester un coffre d’une telle somme. Amusant, songea-t-elle simplement en le voyant s’en retourner dans les profondeurs de la banque, je suis quasi certaine qu’il ne doit pas être si réfractaire quand il s’agit de personnes plus aisées.
Si beaucoup s’offusquaient de l’attitude des employés de banque, Lyra la trouvait tout au plus intrigante. Leur mépris des classes sociales inférieures soulevait plus de questions que d’indignation chez elle. D’où cela pouvait-il leur venir ? Certainement pas de leur éducation puisque la plupart étaient de la classe ouvrière, comme elle. C’était comme si, à force de côtoyer des gens puissants, ils avaient oublié d’où ils venaient. Ou peut-être était-ce simplement l’attrait de l’or et le fait de passer autant de temps environné de richesses inestimables.
Lorsqu’il revint enfin avec la somme demandée, le guichetier parut grandement hésiter à la jeter vulgairement à ses pieds. Mais, décidant au dernier moment qu’il lui serait triste de voir toute ces belles pièces d’or et d’argent rouler sur le sol, il se contenta de laisser tomber la bourse sur le comptoir.
— Voilà pour vous, mademoiselle.
Et il s’en retourna sans un au revoir.
Lyra haussa les épaules et récupéra sa mise qu’elle rangea soigneusement dans son sac. Elle faillit oublier la clé qu’il avait également abandonné sur le comptoir et revint sur ses pas pour la remettre à son cou.
En sortant de la banque, l’adolescente se félicita d’y être allé seule. Elle n’aurait pas supporter de voir sa mère et sa petite sœur être analysées par ce regard torve puis reléguées au rang des indésirables.
Lyra n’avait aucun mal à supporter le mépris des autres, c’était son lot quotidien, en particulier à cause de son nom et de celui de son père. Porter un nom céleste quand on n’est pas plus haute dans l’échelle sociale qu’une serveuse de taverne, c’était ce que beaucoup considéraient comme le plus infame des affronts. Le fait que sa mère eut jadis été d’une famille respectable – pas aussi aisée que les Holloway, s’entend, mais qui pouvait se targuer de l’être ? – ne semblait plus effleurer la mémoire de ces « hautes gens ».
Lyra repoussa ses sombres pensées. À la place, elle songea aux nouveaux livres qu’elle pourrait s’offrir et dont elle rêvait depuis la mort de son père. Elle se dépêcha donc de rejoindre l’artère principale où devait l’attendre sa mère et sa sœur, le léger son des pièces qui s’entrechoquaient tout au fond de son sac l’accompagnant sur le chemin.