« Manzini et Mbanene ont fait ce qu'il fallait pour nous permettre d'arriver à destination, reprit le chien de guerre sur un ton un peu amer.
— Tu es trop sentimental, railla Sao. Tu m'en recruteras deux d'ici mon retour. Des bons, cette fois. »
Devant mon air hébété et le regard sombre que Beijing braquait sur moi il continua :
« Les détecteurs de la Milice se basent sur la température corporelle et d'autres subtiles variations qui font que n'importe quel imbécile avec de la fièvre et un peu d'Azur dans le sang peut les déclencher. Assez perdu de temps ».
Cela me rassura un peu. Les Shaari étaient les Vermines les plus traquées du Bidonville. Les Héritiers de la Déesse, comme ils s'appelaient eux-mêmes, prétendaient descendre d'une divinité déchue des cieux et, alors que toutes les autres religions avaient décliné jusqu'à complètement disparaître, le culte Shaari avait émergé. On ne savait pas vraiment ce qu'ils prônaient, on ne connaissait rien de leurs préceptes. On savait seulement que Citadelle les chassait, envoyant sa Milice qui soit les trouvait elle-même soit les achetait une fortune aux Maraudes qui parvenaient à les déterrer, en faisant probablement la monnaie la plus rentable du Bidonville. Fait surprenant, ils n'avaient de valeur que vivants. Morts, ils finissaient comme n'importe qui d'autre ; dans la carriole d'un Charognard, direction le Crématorium.
Valentia disait que c'était quelque chose qu'ils avaient dans leur sang qui les rendait si précieux. Les scientifiques de son clan étaient loin de rivaliser avec ceux de Sao mais d'après elle, ils semblaient persuadés que ce quelque chose, dont j'avais oublié le nom savant, offrait une grande résistance au Gris et aux maladies en général, entre autres avantages.
« Lille, en quelques mots : de l'autre côté, le monde ne ressemble en rien à tout ce que tu connais. Tu seras accueillie, éduquée au milieu d'autres chanceux comme toi, tu travailleras en échange de tout le confort que quelqu'un né de ce côté du mur peut espérer. Je veux que tu fasses tout ton possible pour t'intégrer au mieux. Pas de questions, pas de remarques, tu la fermes, tu obéis. Je ne peux pas trop t'en dire, ces gens là, ils peuvent fouiller ton cerveau. Ne tente jamais rien contre leur technologie, ou contre eux, ils gagneront toujours.
— Tu veux quoi, en échange de tout ça ? demandai-je, sceptique.
— Tu verras quand je te le demanderai, répondit-il. Essaye déjà d'arriver vivante. Cette friche est un vrai champ de mine - littéralement. Un faux-pas et on explose. Beijing, tu peux rentrer ».
L'alpha salua Sao d'un poing sur le cœur puis prit la route du retour, nous laissant seuls. Le Maraudeur m'entraîna vers le No Man's Land sans tarder davantage.
Lentement mais sûrement, prenant le temps d'inspecter le sol avant chaque enjambée, il zigzagua en direction de l'écrasant Rempart. Il suivait des piquets de bois de la hauteur d'un mollet, disposés à intervalles réguliers. Parfois, lorsqu'il semblait avoir un doute, il s'arrêtait pour lancer une pierre, ou n'importe quoi d'autre un peu lourd qui lui tombait sous la main. Pas d'explosion. On reprenait.
On n'entendait désormais plus que le bruit assourdissant des énormes ventilateurs qui jalonnaient le mur, bien au-dessus de nos têtes. C'était un bourdonnement sourd, intense, qui nous coupait du reste du monde. Le Bidonville semblait loin et pourtant, nous n'étions pas partis depuis longtemps. Il y avait Sao, moi, et rien d'autre. Même les Charognards ne passaient jamais par ici. La terre était vierge de toute trace de roues.
Le sol inégal rendait la marche pénible ; de la terre, des cailloux, et des morceaux de trucs divers, variés, indéfinissables, probablement échoués là au gré des tempêtes hivernales. Je faillis me tordre la cheville dans une cavité mal anticipée. Par réflexe, je m'agrippai à la première chose à ma portée : Sao. Stoïque, il attendit que j'eus retrouvé mon équilibre pour reprendre la marche.
« J'aurais dû choisir quelqu'un d'autre, maugréa-t-il à mon attention ».
Nous étions de plus en plus proches du mur, jusqu'à nous trouver à portée de bras. Gris, presque noir. De la pierre, parcourue de gravures géométriques à grande échelle. On aurait dit que tout était fait d'un seul et titanesque bloc. Je n'avais jamais été aussi près. Quelques pouces. J'avançai ma main pour effleurer le mastodonte mais Sao attrapa vivement mon poignet pour me tirer contre lui. Il me prit violemment par le menton et me fixa droit dans les yeux ;
« Tu ne touches à RIEN, tu m'entends ? Je ne me suis pas donné tout ce mal pour t'amener jusqu'ici pour te voir crever maintenant. Le mur est protégé, tout est protégé, d'accord ? Tu touches, tu meurs. Et ça vaut aussi pour quand tu seras là-bas ».
Sans même attendre ma réponse, il me lâcha et reprit la route. Il ne devait plus y avoir de mines, car il marchait tout droit le long de la forteresse sans trop faire attention.
Nous arrivâmes devant la Porte de Citadelle. C'était un renfoncement de plusieurs pieds de profondeur, terminé par un rideau métallique dans lequel nos silhouettes se reflétaient de façon floue et déformée. Là encore, il n'y avait que nous.
« Pas bouger, ordonna sèchement Sao en me toisant d'un air contrarié ».
Je n'avais même plus la capacité de répondre. J'avais pleinement conscience de l'endroit où je me trouvais, de ce que nous nous apprêtions à faire, de ce qui m'arrivait - j'étais parfaitement lucide et pourtant, je n'étais plus en mesure de réfléchir ou même de ressentir la moindre émotion. Je m'apprêtais à réaliser mon rêve et ça ne me faisait rien. Citadelle était là, de l'autre côté de la porte, et ça m'était égal. Je passais mon temps à tousser, semer des glaires sur mon chemin, et pourtant je n'avais pas mal. L'Azur m'avait transformé en machine dénuée de volonté, de personnalité propre, tout juste capable de suivre une instruction simple, et je ne savais même plus si c'était une bonne chose ou non.
Le Maraudeur s'avança vers le rideau métallique. Dans la pénombre, la pierre de sa bague émettait une lumière dont l'intensité variait à fréquence régulière.
Alors qu'il ne se trouvait plus qu'à une enjambée de la porte, un claquement sinistre brisa le silence qui régnait dans cette étendue dévastée. Les lattes usées du portail commencèrent à remonter lentement, grinçant comme des crocs rouillés, dévoilant un couloir obscur éclairé par des rampes lumineuses fixées au plafond.
C'était le moment. J'avais passé la porte. J'étais entrée à Citadelle.
On n'en voyait encore rien ; le couloir débouchait sur une petite salle, et cette salle donnait sur une demi-douzaine de portes différentes.
Sao en ouvrit une et m'entraîna dans une pièce entièrement carrelée. La porte se referma automatiquement derrière nous, dans un grincement agressif. La lumière blanche des néons me poussa à plisser les yeux. Le mur de gauche était traversé tout du long par un tiroir de fer à bascule, haut d'un demi-bras, partiellement ouvert vers nous. En regardant à l'intérieur, je m'aperçus que le fond était en fait un trou béant duquel émanait un courant d'air chaud.
« Avant d'entrer à Citadelle, il va falloir te débarrasser de toute cette crasse. Ici, tu enlèves tout, tu le mets dans le broyeur ».
Pour illustrer son propos, le Maraudeur retira un à un ses vêtements, jusqu'à finir complètement nu - à l'exception de sa bague et son couteau. Il les livra en pâture à cette bouche infernale et à peine entendis-je le bruit du textile qui s'échoue sur le sol, que celui-ci fut immédiatement suivi d'un bruit de flammes crépitantes.
« Dépêche-toi ».
Il attendait, debout dans son plus simple appareil. Machinalement, je suivis son ordre. Je défis d'abord ma ceinture, de laquelle s'échappa un petit sachet d'Azur oublié. Le Maraudeur haussa un sourcil mais se garda de tout commentaire. Une dague, retenue contre mon corps par cette sangle improvisée, glissa le long de ma cuisse pour finir elle aussi sur le sol avec un bruit sourd.
Je retirai ensuite ma tunique, dévoilant ma poitrine plate, mes cicatrices, ma peau devenue grise sur quasiment l'intégralité de mon thorax. Je fis de même avec mon sarouel, après avoir défait les bandes de tissu qui le resserraient au niveau des chevilles pour l'enfiler plus facilement dans mes bottes bicentenaires.
Ces vêtements, qui m'avaient accompagné sur presque la moitié de ma vie, je ne les reverrais jamais. Tel le serpent qui se défait de sa mue, j'abandonnais cette seconde peau pour renaître dans un nouveau monde. Je me livrais à cette ville dont je ne connaissais encore rien.
Je les enfournai dans la gueule béante du broyeur et, une fois le tiroir basculé, je les écoutai se consumer avec une certaine fascination.
« Tes bottes aussi, Lille, s'agaça Sao ».
Je me raidis. Je les avais toujours aux pieds et je ne voulais pas m'en séparer. Encore moins pour les détruire. Elles dataient de l'Ancien Temps, elles avaient connu ce monde que tant d'entre nous cherchaient à se remémorer et reconstruire. Elles représentaient ce que j'avais de plus précieux au monde. J'avais plusieurs fois risqué ma vie pour les garder.
Le maraudeur me fixait d'un air catégorique et commençait à s'impatienter. Je n'avais pas le choix. Mon temps était compté, de toutes façons, et la douleur dont Delphoï m'avait libérée quelques heures plus tôt regagnait insidieusement du terrain dans l'intégralité de mon corps.
Je m'assis, les fesses nues sur le carrelage froid, une boule au fond de la gorge, pour défaire les divers lacets et boucles qui maintenaient fermés ces vestiges condamnés.
Pourquoi était-ce si difficile ? Pourquoi avais-je cette impression de renier une partie de moi-même ?
Je m'approchai fébrilement du broyeur. Sao l'ouvrit vivement, m'arracha des mains ce qui bientôt ne serait plus qu'un amas de matière fondue, et balança dans le trou ces derniers souvenirs matériels de ce qu'avait été ma vie au sein du Bidonville.
A cause de l'épuisement, ou de la douleur, ou des images qui défilèrent de tous les efforts que j'avais fait pour garder mes bottes intactes depuis la mort de mon père, de Sao que je ne verrais plus, ou de la drogue qu'on m'avait injectée dans le corps dont les effets s'estompaient petit à petit, ou peut-être à cause de tout ça à la fois, je me mis à pleurer.
C'était stupide, nerveux, incontrôlé. Injuste. J'avais pourtant tout fait pour suivre les règles et ne jamais m'attacher à rien.
C'en fut trop pour le Maraudeur qui m'attrapa vivement par le bras, ouvrit la porte au fond de la pièce et me balança par l'ouverture avant de me rejoindre de l'autre côté. Je voulus m'excuser mais aucun mot ne sortit de ma bouche. Je ne contrôlais plus rien. J'avais mal, j'avais peur, j'avais hâte, je l'aimais, je le haïssais, je me haïssais, tout se mélangeait et se confondait dans ma tête. Plus rien n'avait de sens.
J'entendis le bruit de l'eau qui coule, de plusieurs endroits à la fois. Je ne voyais plus rien, mes yeux étaient noyés sous mes larmes et perdus dans les vapeurs chimiques qui nous englobèrent rapidement. Je sentis le contact de l'air, et d'autre chose qui me brûla la peau. J'avais l'impression de fondre. De devenir aussi liquide que ce qui me tombait dessus. Je crus entendre mon nom.
Je voulus hurler, répondre, mais rien ne vint.
Tout était noir. Mon corps m'abandonnait. Je me sentais partir.
Alors c'était comme ça, la mort ?
J'ai eu envie de lire la suite. J'ai aussi beaucoup aimé ce second chapitre !
Je suis très intriguée par le personnage de Sao. J'essaye de le situer dans cet univers où il me semble très particulier. La question qui me revient, c'est pourquoi il est là ? Pourquoi il n'est pas à Citadelle, quand il y a ses accès. J'aurais pu me dire en premier lieu qu'il avait un attachement particulier à ces pauvres malheureux exilés au-delà du mur, mais ça me parait à la fois réducteur, et peut-être un peu illogique, parce que je n'ai pas l'impression que la compassion l'étouffe. Où tire-t-il donc son intérêt, ça titille ma curiosité...
Quelques remarques sur la forme (chapitre entier, je n'aime pas couper au milieu d'un chapitre) :
- "des armes, des drogues, des poisons ou tout autre système de survie sophistiqué" -> je sais pas si c'était un effet voulu, mais j'ai du mal à comprendre le rapport entre armes, drogues, poisons et système de survie. Pour ma part je crois que la phrase ne fonctionne pas.
- "Heureusement pour nous, il ne mit pas si longtemps. En sueur, complètement essoufflé même si, question d'ego, il faisait de son mieux pour ne rien laisser paraître, il arriva cependant par la direction la plus improbable." -> la deuxième phrase est longue je trouve, et très virgulée (j'invente des mots des fois).
Autre :
- "alors que toutes les autres religions avaient décliné jusqu'à complètement disparaître" -> j'aime beaucoup l'idée qui dit que la religion n'existe plus, mais j'ai l'impression que tu traites trop vite l'information. Disons que je suggérerai soit d'en faire une totale abstraction (à moins que ça soit particulièrement important dans l'histoire et que tu y reviennes plus tard) soit de rendre la chose moins explicative et vite posée là (comment sait-elle, que les religions ont décliné ? Elle n'était pas là pour le voir, alors d'où vient cette connaissance?)
Un petit problème de cohérence me semble-t-il :
"La milice nous est tombée dessus - ils nous ont pris pour des Shaari, leur détecteur s'est emballé. (...) Va dire ça à Manzini, prétexte ou pas, ils lui ont explosé la tête au canon plasma quand elle a protesté"
et
"On savait seulement que Citadelle les chassait, envoyant sa Milice qui soit les trouvait elle-même soit les achetait une fortune aux Maraudes qui parvenaient à les déterrer, en faisant probablement la monnaie la plus rentable du Bidonville. Fait surprenant, ils n'avaient de valeur que vivants. Morts, ils finissaient comme n'importe qui d'autre..."
-> Les deux passages cités se contredisent selon moi. Si ils n'ont aucune valeur mort, alors pourquoi la milice, qui est prête à dépenser des fortunes pour en trouver (vivant) explose la tête de ceux qu'ils ont cru trouver ?
Coquille :
- "Essayes" -> impératif, pas de "s".
Répétition :
"Une dague, retenue contre mon CORPS par cette sangle improvisée, glissa le long de mon CORPS pour finir elle aussi sur le sol avec un bruit sourd.
Je retirai ensuite la tunique qui recouvrait le haut de mon CORPS".
Voilà pour ce chapitre !
À bientôt :)
Pour ce qui est de Sao, malheureusement vu que c'est un des principaux mystères de l'histoire tu n'auras pas la réponse tout de suite ^^° j'espère que ça t'intriguera assez longtemps pour que tu veuilles aller au bout (en attendant que d'autres mystères prennent le relai hin hin)
En ce qui concerne la religion, c'est un sujet qui reviendra plus tard quand il y aura quelques péripéties relatives aux Shaari, et si Lille sait qu'elle a décliné, c'est parce que "la culture c'est important" comme dit Sao :D. Les Maraudeurs, et plus particulièrement ceux de Sao, ont accès à pas mal de connaissance (cf. les scientifiques de Sao qui possèdent des équipements dans des grottes souterraines :p)
Pour ce qui est des deux scènes que tu trouves contradictoire je vais voir à comment préciser parce que en gros la milice a explosé la tête de ceux qui ont voulu les empêcher de récupérer celle qu'ils prenaient pour une Shaari, mais ils ne visaient pas Lille. Si Manzini leur avait donné Lille au lieu d'ouvrir sa bouche pour protester (et les insulter ahah) ça se serait passé autrement. Mais je vais expliciter un peu plus le contexte.
Pour les répétitions de corps je vais changer ça c'est vrai que c'est nul xD
En tout cas merci de ton enthousiasme et de tes commentaires :) .