Je flottais au-dessus du sol. Les couleurs se confondaient en nuances de gris, effaçaient le détail de chaque chose, ne laissaient de celles-ci plus que des volumes vaporeux. Le résultat apparaissait sombre et distordu, comme le décor d'un rêve dont on chercherait à se souvenir. Je ne sentais même plus mon corps. Je n'éprouvais plus la moindre volonté de mouvement. J'étais bien. Sereine. Parfois, un bourdonnement sourd se muait en coups de tonnerre tonitruants, comme l'orage salvateur après une journée trop chaude. Je ne pensais plus, je ne souffrais plus, je flottais seulement, là, dans la plus confortable léthargie.
Je pouvais percevoir, autour de moi, des présences. Je les savais plus que je ne les voyais, et à mesure que le temps passait, ce ressenti se précisait. Au centre de la pièce, sur une gigantesque installation, des cristaux de forme et de taille diverses émettaient des vibrations en harmonie avec les grondements sourds du tonnerre. Deux silhouettes lumineuses s'affairaient là mais leurs échanges demeurèrent pour moi un écho lointain. Je les observai aller et venir sans vraiment comprendre ce que mon esprit me montrait.
Soudain, le froid. Le genre de froid qui vous prend en entier, vous gèle de l'intérieur. Quelque chose venait de frôler mon enveloppe onirique. Un corps. Translucide, immatériel, il flottait lui aussi. Ses yeux vides ne regardaient nulle part. Il ne bougeait pas, il se laissait seulement porter par un courant ondulatoire que je pouvais sentir autour de moi comme un vent de fin d'hiver. Il n'y avait plus aucune conscience dans cette chose. C'était une coquille vide qui empestait la mort. Le néant. Une forme de désespoir qui se propageait maintenant en moi.
Et puis j'en vis un autre. Plusieurs. Une vingtaine, au moins, suspendus là comme si le temps s'était arrêté pour eux.
Je voulus m'extirper de cette foule éthérée qui me vidait de mes émotions positives, m'échapper de ce froid qui me broyait l'âme. Hélas, c'était comme nager dans le vide : chacun de mes gestes s'exécutait dans une lenteur effroyable, comme si le moindre mouvement nécessitait de déplacer de gigantesques masses de rien. Une éternité ne me suffirait pas pour me sortir de là.
Je veux me réveiller.
Vaine tentative.
Espérant que, malgré mon appartenance à un clan différent du leur, elles feraient peut-être montre d'empathie comme cela arrivait parfois, j'essayai d'appeler à l'aide les deux silhouettes lumineuses qui s'affairaient au sol. Aucun son ne sortit de ma bouche. Je pouvais les distinguer un peu plus nettement. Un homme et une femme. Lui était plutôt grand, très gros. Des cheveux épais, noirs et bouclés encadraient un visage sérieux et concentré. Elle était plus fine, plus jeune. Ils manipulaient des données lumineuses sur une gigantesque console pleine d'écrans, de boutons et de leviers. Non, ils ne viendraient pas m'aider. Tout était perdu. Ces choses allaient me vider de toute substance et je finirais, comme elles, en coquille vide. Mon propre rêve s'effondrerait sur lui-même et je disparaîtrais dans le néant.
Soudain, une force invisible et violente repoussa les corps vides aux quatre coins de la pièce. Comme eux, je me retrouvai projetée plus loin. Cette présence surgie de nulle part, puissante, écrasante, emplissait le vide de son aura destructrice.
Un troisième individu sorti de nulle part venait de rejoindre les deux déjà présents et s'affairait autour de l'installation. Il observait un écran sur lequel défilaient des données lumineuses. C'était lui, la source de cette énergie. Ses traits disparaissaient dans la pénombre mais ses longues dreads noires ramenées en queue de cheval à l'arrière de son crâne, son visage anguleux, intransigeant, sa carrure musclée sous ses vêtements sombres, sa peau foncée, son bouc rasé de près, je n'avais pas besoin de les voir pour les deviner. Il s'imprimait directement dans mon esprit. Il semblait, comme les cristaux, vibrer sur plusieurs fréquences.
Il se dirigea vers une cuve cylindrique près d'un mur. Sur les parois de verre, des données défilaient. Il les surveillait avec attention et parfois, les doigts de sa grande main glissaient sur une courbe pour la modifier. Il manipulait avec une certaine aisance ces rouages virtuels et, au fur et à mesure qu'il précisait ses réglages, ma perception devenait de plus en plus fine. Hypnotisée par son manège, je mis un moment à réaliser qu'à l'intérieur, un corps baignait dans un liquide bleu.
Mon corps.
Effroi. Horreur. Panique !
Non, ce n'était pas un rêve. Tout me revint en pleine face. La maladie, la douleur dans le sas au-delà du supportable. L'étouffement dans mon propre sang. Les vertiges, et puis plus rien. Morte. Le tonnerre explosait partout autour de moi et mon environnement se déformait comme dans un de ces kaléidoscopes que, pour s'occuper, les enfants des Maraudeurs fabriquaient à partir de vieux miroirs. J'étais morte. L'aura de l'Autre m'empêchait de me rapprocher, de rejoindre mon enveloppe charnelle. C'était donc là, comme ça, que finissaient les cadavres ramassés par les Charognards ? Et moi… c'était donc comme ça, après la Mort ? Étais-je condamnée à errer ici jusqu'à finir aussi vide que les fantômes qui m'avaient encerclée ? NON !
J'eus soudain l'impression d'exploser de l'intérieur.
Et puis, ce fut comme si l’univers tout entier se fendait en deux en-dessous de moi pour m’avaler.
Cette fois, le son accompagna mon cri.
Trempée et gelée, j'étais revenue à moi. Complètement tétanisée, avec l'impression que mon coeur exploserait dans ma poitrine d'une seconde à l'autre tant il battait fort, je peinais à calmer ma respiration haletante. Je me sentais plus vulnérable que jamais. La tête me tournait à force d'hyperventilation. L'air était chaud, humide.
J'étais attachée à une structure métallique verticale, complètement nue.
Quelqu'un s'approcha de la paroi couverte de vapeur où ruisselaient encore des restes de fluide bleuté. Plus rien n'y était affiché et la seule lumière qui me parvenait étaient les éclairages tamisés de la pièce. L'individu posa sa paume sur ma prison puis recula. Le verre se souleva comme une cloche.
C'était une femme, à peine plus grande que moi, peut-être du même âge. Elle avançait lentement, sans me quitter du regard, un sourire aux lèvres. Je la fixai en retour, tous mes sens en alerte.
« Ca y est, Vermine, nous t'avons soignée », m'informa-t-elle d'une voix chaleureuse.
Aussi incroyables que sonnèrent ces mots à mes oreilles, elle disait vrai. Toutes mes douleurs avaient effectivement disparu. Si l'on oubliait les sanglots et les convulsions dues à la panique, ma respiration était effectivement normale. Mes poumons ne me brûlaient plus. Mes membres, bien que légèrement engourdis par ma position, me donnaient l'impression d'avoir retrouvé toute leur force et leur souplesse.
« Je vais te détacher, maintenant. N'aie pas peur, nous n'allons pas te faire de mal ».
Elle portait une sorte de toge beige avec un col assez haut et de longues et larges manches resserrées par un liseré d'or au niveau des poignets. Beaucoup de colliers, tout en or, réhaussés de pierres précieuses. Ses cheveux n'avaient aucune odeur ni saleté, soigneusement tressés à l'arrière de sa tête. Sa peau n'avait aucune trace de Gris ou de nécroses et paraissait aussi douce que celle d'un nourrisson. Elle avança ses mains, celles de quelqu'un qui n'avait jamais eu à fouiller la vase pour se nourrir, baguées à chaque doigt, vers ma tempe gauche. Ses mouvements étaient précis et délicats, et ses ongles étaient si propres qu'on y voyait à travers jusqu'à leurs extrémités. Je fermai les yeux, mue par un instinct défensif un peu idiot. Bientôt, le bandeau de cuir qui m'écrasait le front me l'écrasa moins.
La femme passa ainsi plusieurs minutes à me libérer, prenant soin de ne pas me faire mal. Derrière elle, face à face dans la pénombre, deux hommes discutaient. Je pouvais distinguer la carrure grande et grosse de l'un et celle encore plus grande et musclée de l'autre. Lui. Mon sang ne fit qu'un tour. Ces trois personnes, c'étaient les silhouettes de mon "cauchemar".