Chapitre 2 : Bataille

Corail et Jack arrivèrent à la muraille sans avoir croisé personne, tous les étudiants étant endormis, la plupart dans leur vomi. Ils se faufilèrent dans la fissure pour surgir de l’autre côté où les attendait Ewenn.

- Tu peux dire au gardien de refermer la porte, annonça Corail.

- Jack ne compte pas retourner à l’intérieur ? s’étonna Ewenn.

- Je n’y retournerai pas, assura Jack. Deylom n’est pas là ?

- Jack, je te présente Ewenn, lança Corail.

- Deylom est parti chasser, indiqua Ewenn. Il en avait marre d’attendre.

- Merci, à tous les deux, souffla Corail.

- De rien, répondit Ewenn.

- Où est Farhynia ? interrogea Jack.

Ewenn plissa les paupières.

- Est-ce qu’elle va bien ? insista Jack. Quelqu’un lui reproche-t-il de s’être liée à une sirénienne ?

- Oui et non. Le problème n’est pas là, grimaça Ewenn. Greenaco, l’ancêtre, la plus vieille dragonne – un dragon est plus vieux qu’elle mais ce sont toujours les femmes qui prennent la place ultime – n’a toujours pas donné son avis. Elle recueille les opinions de chacun et pour le moment, c’est tendu. En attendant, Farhynia est priée de ne pas s’approcher de Corail.

- Ils l’en empêchent de quelle manière ? demanda Jack tandis qu’un nœud se formait dans l’estomac de Corail.

Farhynia était-elle retenue prisonnière ?

- C’est un sujet tabou parmi les dragons. Deylom peine à me donner des détails. Il distille les informations.

- Qu’est-ce qui est tabou ? interrogea Corail.

- Les crimes n’existent pas chez les dragons. Aucun n’irait s’en prendre à un autre. Les conflits sont réglés par des échanges. Greenaco juge et tout le monde suit son avis. En théorie, donc, Farhynia se pliera à la décision de Greenaco.

- Et en pratique ? demanda Corail.

- En pratique, son compagnon ne la quitte pas d’une semelle afin de s’assurer qu’elle ne s’approche pas de toi.

- Tout ça parce que Corail est une sirénienne ?

- Certains se plaignent qu’elle conserve son titre de protectrice alors même qu’elle a triché pour l’obtenir, expliqua Ewenn.

- Triché ? Comment ça ? s’exclama Jack.

- Je croyais que tu comptais lui dire toute la vérité, accusa Ewenn.

Corail rougit.

- Hé bien, euh… Je n’ai pas eu le temps de tout dire.

Ewenn observa la lune dans le ciel et plissa les paupières.

- Nous avons… euh… fait autre chose, bafouilla Corail.

- Parce que le sexe est possible entre un humain et une sirénienne ? s’étonna Ewenn.

Jack et Corail ne répondirent pas. L’un toisant son comparse, l’autre regardant les cailloux comme s’ils furent la plus belle chose au monde.

- Farhynia a triché ? interrogea Jack.

Ewenn grimaça.

- Oui et non, répondit Ewenn. Farhynia n’a pas triché. Elle a bénéficié de l’erreur d’autres, à savoir Deylom et moi.

- Comment ça ? s’enquit Jack.

- Pour obtenir le titre de protectrice, un dragon doit prouver avoir un lien effectif avec son cavalier. Pour cela, on demande le nom de son dragon à son cavalier. S’il est capable de le donner, c’est bon. Après tout, comment pourrait-il le connaître autrement ? Le nom d’un dragon ne signifie rien. C’est plus difficile que « manger » ou « boire » qui sont souvent les premiers échanges mentaux entre un cavalier d’où ce choix.

- Sauf que Ewenn nous a donné le nom de ma dragonne quand j’ai demandé de ses nouvelles après qu’elle se soit blessée à l’aile et inquiétée de son absence, rappela Corail.

Jack fronça les sourcils.

- Comment Greenaco a-t-elle décidé de vous punir pour cette erreur ? demanda Jack.

- Nous avons changé de mission pour une beaucoup moins intéressante.

Jack hocha la tête.

- Merci encore d’avoir permis à la porte de s’ouvrir et de n’avoir, apparemment, prévenu personne, insista Corail.

- Personne ne te cherche, précisa Ewenn, en tout cas pas à ma connaissance. Greenaco souhaite prendre le temps de la réflexion mais il n’y a aucune animosité particulière envers toi.

- On lui interdit de voir sa dragonne ! s’exclama Jack.

Ewenn haussa les épaules puis s’éloigna en leur faisant un geste de le main.

- On fait quoi, maintenant ? demanda Corail.

- On se trouve un petit village de pêcheurs et on s’installe, proposa Jack. Ça ne surprendra personne que nous passions la journée en mer. Nul ne pourra surveiller que tu te trouves bien sur le bateau et pas en dessous.

Corail parvint à sourire. Elle trouvait l’idée charmante même si devoir se cacher en permanence, mentir à tout le monde, ne lui plaisait guère.

- Dis-moi où nous sommes censés nous installer, poursuivit Jack.

Corail lui envoya un regard interrogateur.

- J’ignore où se trouve ton « banc ». C’est bien ainsi que se nomment les tiens ?

Corail acquiesça d’un geste.

- Le but est de s’installer pas trop loin, que tu puisses aller les voir tous les jours, indiqua Jack.

Ce n’était pas la porte à côté. Il fallait traverser tout le continent à pied. Surtout, cela signifiait s’éloigner de Farhynia. Or Corail espérait toujours qu’elle reviendrait.

- Jack, murmura Corail. Je m’en fiche qu’on se rapproche de mon banc. C’est avec toi que je veux vivre et seulement avec toi. Je veux pouvoir être moi-même. Me cacher, mentir en permanence… Cela ne me convient pas.

Jack grimaça.

- Alors quoi ? On s’installe sur une plage et on vit à deux en ermites ?

- Pourquoi pas, répliqua Corail. J’irai pêcher et tu pourras aller au village le plus proche quand tu veux.

Jack serra la mâchoire puis ses épaules se détendirent.

- Bon, d’accord.

Corail sauta de joie avant d’enlacer Jack. Ils se trouvèrent une plage avec des grottes, idéales pour les abriter.

- C’est chiant de faire du feu sans un dragon pour allumer, gronda Jack plus tard dans la soirée.

Corail regarda le ciel. Où se trouvait Farhynia ? Quand Greenaco lui donnerait-elle l’autorisation de la revoir ? Elle lui manquait tant ! Elle aurait tant voulu pouvoir lui parler, échanger à loisir avec elle, sans traducteur intermédiaire. Elle l’espéra en bonne forme et heureuse. Le lien lui permettait de savoir la direction dans laquelle se trouvait Farhynia et son éloignement. En revanche, la dragonne avait bloqué ses émotions, interdisant à Corail de connaître son état d’esprit du moment. Corail respecta sa volonté.

Jack et Corail prirent leurs repères. Jack rajouta une porte à la grotte, en double peau de cuir, objet que Corail avait trouvé dans une épave. Jack découvrit avec bonheur les trésors que sa compagne pouvait ramener de l’océan. Il lui suffisait de plonger. Ils burent dans des coupes en or et mangèrent à l’aide de couverts en argent. Après séchage, les couvertures s’avérèrent très couvrantes. Jack se rendait en ville pour vendre quelques morceaux de butin. En échange, il achetait de la nourriture, surtout de la viande et des fruits, mais aussi afin de rencontrer des femmes, avec qui il obtenait des plaisirs variés, même si Corail savait aussi le combler avec sa bouche.

Pourtant, une lune après leur installation, Jack se tourna vers Corail et lui lança :

- Tu devrais l’appeler.

- Qui ça ? s’étonna Corail.

- Farhynia, précisa Jack. Tu passes tout tes temps libres à regarder le ciel dans sa direction, espérant sa venue. Appelle-la.

- Un dragonnier n’est pas censé convoquer son dragon. Seul l’inverse est vrai.

- Depuis quand suis-tu ces préceptes ? répliqua Jack.

Corail dut admettre qu’il n’avait pas tort. Elle passa toute la nuit sur la plage, à appeler le plus fort qu’elle put à travers le lien, espérant de toute son âme que Farhynia l’entendrait et qu’elle répondrait positivement.

 

############################

 

- Oh ! grogna Chavard’all en soufflant du chaud sur le museau de Farhynia. Tu sais que je déteste quand tu fais ça ! Pourquoi m’as-tu laissé gagner ?

La dragonne bleue se pencha sur sa gauche, observant l’horizon.

- Comment puis-je m’améliorer en vitesse si tu ralentis volontairement ? s’insurgea Chavard’all.

- Je ne l’ai pas fait exprès, assura Farhynia.

- C’est ça, ironisa Chavard’all. Et moi, je suis l’ancêtre !

- Elle m’appelle, murmura Farhynia. C’est si fort. Je dois aller la voir.

- Greenaco te l’a interdit.

Une décision qui avait écrasé le cœur de Farhynia. Le lien entre la dragonnière et elle lui comprimait la gorge. Qu’elle soit sirénienne ne lui importait pas. Elle aurait tant voulu la rejoindre, s’envoler avec elle, partager sa vie avec elle.

- Corail ne le sait pas, rappela Farhynia. Il faut que je la prévienne. Je ne peux pas vivre comme ça. C’est trop douloureux. Elle doit cesser de m’appeler, d’espérer. Je lui dois au moins ça.

Chavard’all fit claquer sa langue.

- Pas sans demander l’autorisation à Greenaco.

- D’accord, accepta Farhynia.

L’ancêtre verte accepta, comprenant la douleur et le désespoir de sa comparse bleue. Les deux amants volèrent toute la nuit jusqu’à l’océan. Le soleil colorait le ciel d’orange quand les deux dragons se posèrent sur la plage, où les attendaient deux fourmis.

- C’est qui ? demanda Chavard’all en désignant l’humain qui n’était pas Corail du museau.

- L’ami de Corail, indiqua Farhynia. Il a remis mon aile en place quand elle était cassée.

Chavard’all renifla puis se recula.

- Que fait Corail ? demanda-t-il.

La sirénienne entièrement nue attrapait des gros cailloux et les posait sur le sable devant les dragons.

- Si c’est une offrande, je préfère les sangliers, indiqua le dragon blanc à pointes noires.

- Elle essaye de communiquer, grinça Farhynia.

- Super et du coup, ça veut dire quoi, ces cailloux en forme de demi-cercle ?

- Attends qu’elle ait fini, gronda Farhynia.

- Nous sommes venus pour que tu lui dises que c’est fini entre vous, pas pour…

- Laisse-la finir, grogna Farhynia en soufflant du chaud par les narines.

- D’accord, accepta Chavard’all avant de bouder et de secouer la tête d’agacement.

Corail entreprit de récupérer des graines noires dans des algues, aussi grosses que des olives. Elle les disposa en dehors du cercle de pierres. Le cercle n’était ouvert qu’à un endroit. L’homme plaça deux bouts de bois plat à la verticale dans le trou, les faisant bouger afin de fermer et d’ouvrir, avant de laisser ouvert.

Corail creusa une petite cuvette en face du trou comblé et l’homme entreprit de réaliser un dessin dedans. Corail attrapa de longs brins d’algues qu’elle disposa dans la cuvette.

- C’est un dragon, reconnut Chavard’all. Il dessine bien.

Farhynia confirma. Le dessin réalisé dans le sable par l’homme proposait les bonnes proportions. En si peu de temps, Farhynia dut admettre son admiration.

Corail se plaça devant Chavard’all et lui montra une graine olive puis désigna l’homme de la main. Elle attrapa ensuite un long brin d’algue et désigna Farhynia de la main. Elle jeta le brin d’algues avec nonchalance sur la plage, au loin. Puis, elle s’approcha du dessin de dragon et désigna Chavard’all de la main.

- Je ne comprends pas, admit Chavard’all. Vous communiquez vraiment comme ça depuis trois ans ? Toutes mes félicitations ! Moi, je ne pige rien.

Corail se tourna vers son ami et ses lèvres bougèrent. L’homme grimaça puis hocha la tête avant de s’approcher, à pas lents et mesurés, de Chavard’all. Dans le même temps, Corail faisait avancer l’olive le long du cratère jusqu’à ce qu’elle se retrouve devant le dessin du dragon. L’humain, maintenant juste aux pieds de Chavard’all, prononça des sons inaudibles. Corail fit avancer l’olive jusqu’à l’ouverture entre les planchettes de bois. L’olive franchit la porte qui se referma derrière elle. Enfin, Corail se tourna vers les dragons, espérant visiblement la révélation.

- Et maintenant ? s’énerva Chavard’all.

- Chavard’all ! souffla Farhynia. Tu m’as dit qu’après ton premier appel, tu avais quitté la formation avant même le premier vol.

- Oui, et alors ? s’agaça le dragon blanc à pointes noires.

- Qu’as-tu fais de ton cavalier ?

- Rien, gronda-t-il maintenant carrément énervé par cet interrogatoire. Que veux-tu que j’en ai à faire de lui ?

- Tu étais censé le tuer, rappela Farhynia. L’as-tu fait ?

- Non ! s’exclama Chavard’all. Ça me saoulait. Je me suis barré. C’est tout.

- C’est lui, murmura Farhynia. C’est ton cavalier.

- Quoi ? s’exclama Chavard’all avant de se tourner vers l’homme.

- Les olives sont les humains. Les tiges nous, les dragons. Il est venu vers toi, il t’a choisi puis il a rejoint le camp. C’est ça que Corail a rejoué devant nous avec ses cailloux. La cuvette dans le sable, c’est le cratère de l’appel.

- Non ! s’écria Chavard’all. C’est impossible ! Depuis le temps, il devrait…

- Cela s’est produit il y a combien de temps ? interrogea Farhynia.

Chavard’all refusa de répondre.

- Son odeur ne te dit vraiment rien ? insista Farhynia.

- Je ne l’ai vu que le jour de l’appel et ça a duré quelques clignements d’œil. Comment pourrais-je m’en souvenir ?

- C’est pour ça que tu n’as jamais pu créer de lien avec les deux suivants : tu es toujours lié à lui ! Chavard’all ! C’est ta chance de devenir protecteur. Fais ton premier vol avec lui.

- Je ne peux pas aller au camp d’entraînement. J’ai dépassé la limite des trois ans.

- On s’en fout ! répliqua Farhynia. Tu maîtrises tes canaux de rafraîchissement et ton souffle. Le vol, on le travaille ensemble. Quant au lien, on connaît les exercices. On les fera ensemble, voilà tout. Tu te présenteras en candidat libre. Tu vas pouvoir devenir protecteur ! s’enthousiasma-t-elle.

Son compagnon en avait tellement envie. Il n’avait de cesse de lui en parler. Chavard’all plongea son regard dans celui de l’humain, toujours en attente, immobile, devant lui. Le dragon blanc à pointes noires baissa le cou jusqu’à se retrouver au ras du sol et plia la patte pour offrir un escalier à son cavalier.

L’humain s’avança. Corail le retint d’un geste. Farhynia fit claquer sa langue de désapprobation. L’humain s’arrêta, hocha la tête avant de retirer son pantalon et ses chaussures. Il grimpa sur la patte pour se retrouver sur le dos. Les lèvres de Corail bougeaient. Elle le guidait, sans aucun doute.

- Bon vol, lança Farhynia alors que les jambes de l’humain se retrouvaient enserrées sans brutalité dans les canaux du dragon blanc.

Chavard’all rugit puis s’envola. Corail fit un pas vers Farhynia. Elle voulait accompagner son ami dans les cieux, sans aucun doute. Farhynia en crevait d’envie. Voler aux côtés de son amant, offrant à Corail de partager le bonheur de son ami. Elle ne pouvait pas. Greenaco ne voulait pas. Farhynia recula d’un pas avant de fouetter l’air de sa queue. Elle savait que Corail comprenait « oui » et « non ». Sa réaction prouva qu’elle avait saisi le refus.

Dépitée, Farhynia baissa la tête puis s’envola, seule, rejoindre un Chavard’all ivre de bonheur. Il allait falloir l’entraîner, l’aider à faire évoluer son lien, le tout sans l’aide de Zaroth. Voilà qui promettait !

 

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Corail regarda Farhynia disparaître dans le ciel. Ainsi, Greenaco avait donné son verdict : rupture de lien. Corail serra la mâchoire. Si Farhynia avait interdiction de la voir et que Jack – qui avait reconnu son dragon à l’instant où il était apparu devant lui – montait le compagnon de la dragonne bleue, alors Corail venait de perdre son ami en même temps que sa monture.

La sirénienne recula pour retourner dans l’océan. Son banc se trouvait loin, très loin. Elle ne pouvait pas croire avoir lutté pendant ces trois dernières années pour rien.

Pas pour rien. Elle avait obtenu des informations, qui mourraient avec elle si elle ne les transmettait pas. Elle envoya un léger appel et reçut un écho. Le banc inconnu l’accueillit poliment et l’écouta avec attention.

Jusque là, aucun sirénien ne connaissait le contenu de l’accord qui liait les humains aux dragons. Le savoir permettrait peut-être de trouver une solution. Ils la félicitèrent longuement, l’admirant pour avoir ainsi bravé le danger à la surface, seule, loin des siens.

Pas seule, pensa Corail, plus abattue que jamais par l’absence de Jack. Elle le revoyait lui coudre ses vêtements. Une robe traînait dans la grotte les ayant accueillie durant tout ce mois. Les deux autres restaient accrochées au dos de Farhynia dans son aumônière. Corail avait pu apercevoir le cuir sur la pique. Farhynia ne s’en était pas débarrassée. Elle aussi subissait la loi de Greenaco, comprit Corail. Sauf que les dragons ne s’opposaient jamais aux volontés de l’ancêtre. Farhynia souffrait autant que Corail sans qu’aucune des deux ne puisse faire quoi que ce soit.

Que faire maintenant ? se demanda Corail tandis que plusieurs membres du banc prenaient le large pour répandre les informations transmises par Corail. La sirénienne se sentait vide intérieurement. Vide ? Pas tant que ça, constata-t-elle. Son ventre grouillait de milliers d’œufs prêts à être pondus.

- Y aurait-il un nid dans le coin ? demanda Corail.

- Nous en avons fait un. Il flotte par là, indiqua une femelle aux yeux dissymétriques.

- Puis-je l’utiliser ?

- Fais, répondit-elle en haussant les épaules. Ceci dit, soit bien consciente que ça ne sert à rien. Si proche de la côte, il sera détruit par un dragon bien avant l’éclosion.

Corail avait vraiment envie. Elle nagea dans la direction proposée. Elle trouva aisément la structure flottante. Composée de bois mort, d’algues et de colle de poisson, obtenu à l’aide des arêtes, de la peau et des restes des pêches, elle dérivait au gré des vagues et des courants. Corail grimpa dessus. Légère, elle ne risquait pas de détruire l’édifice. Elle se plaça dans une nasse, un creux toujours rempli d’eau qui chauffait au soleil, la rendant tiède.

Elle s’accroupit dessus et se libéra. Les œufs, de la taille d’une olive, tombèrent dans un bruit étouffé. Enfin vide et profondément satisfaite, Corail observa le résultat, ses petits. Enfin, plus exactement, ils avaient besoin de la semence d’un mâle pour un jour, peut-être devenir un banc.

Corail passa l’appel et un mâle du banc voisin y répondit. Il répandit sa semence sur les œufs. Une fois de retour dans l’océan, il lui lança :

- Tu es consciente que c’est vain ? Un dragon va venir et brûler le nid. Leur feu est tellement puissant qu’il brûle même les algues le plus humides.

Brûler le nid, se répéta Corail. Elle se souvint du long vol au dessus de l’océan. Par la force de l’habitude, elle avait repéré les nids dès leur apparition à l’horizon. À chaque fois, un dragon s’était détaché de la formation pour revenir au point de départ. Eclaireur.

Corail plissa les paupières, recollant les morceaux. Plusieurs missions en fonction des compétences. Ceux au vol le plus endurant : éclaireur. Mission : repérer les nids siréniens. Ceux au souffle le plus puissant : souffleur. Mission : détruire les nids siréniens. Ceux au lien le plus puissant : protecteur ultime. Mission : envoyer son dragonnier détruire les nids des aigles.

Trois compétences. Trois missions. Greenaco répartissait les tâches. Ceux n’ayant aucune des trois, comme Deylom, rendaient d’autres services.

Corail fronça les sourcils. Comment empêcher ce cycle infernal ? Comment protéger les nids ? Une image s’imposa à elle et elle frissonna. Elle détestait le principe et pourtant, elle en était certaine, cela pouvait fonctionner.

- Ce nid survivra, promit-elle. J’ai la solution. Dis à d’autres de venir se répandre. Aucun dragon ne soufflera de feu sur cette plateforme.

- Comment le sais-tu ?

- Je vais revenir, annonça-t-elle avant de s’élancer à pleine vitesse.

Son objectif n’était pas loin d’ici. La méthode lui donnait la nausée mais elle ne voyait pas d’autres solutions. Elle avait essayé de communiquer. Elle aurait préféré une action pacifique. Ses choix venaient de se limiter drastiquement.

Ce fut emplie d’une conviction certaine de ne pas avoir d’autres options qu’elle arriva sur le site de destination. Elle s’avança prudemment, observant les moindres recoins, jetant des coups d’œil apeurés vers le ciel. Rien. Personne. Pas un mouvement. Corail ricana. Ils se croyaient intouchables. Ils allaient vite découvrir de quoi les siréniens étaient capables.

Corail attrapa le trésor et l’emporta avec précaution. Elle le déposa sur la petite nacelle construite en chemin grâce à des débris flottant. Elle ne voulait pas détruire le trésor, juste l’emporter. Elle s’harnacha puis plongea, nageant entre deux eaux. La nacelle suivait docilement. Corail revint sans incident au nid où elle avait pondu.

Elle grimpa pour constater que le nid était plein. Parfait. Des dizaines de siréniens, la tête hors de l’eau, l’observaient, curieux. Corail se saisit du trésor et le plaça en plein milieu, bien visible. Une fois de retour sous la surface, une jeune sirénienne l’interpela.

- C’est quoi ? demanda la jeune sirénienne.

- Un œuf de dragon, expliqua Corail.

L’annonce fut suivi de centaines d’exclamations.

- Tu as volé un œuf aux dragons ? Tu es folle !

- Le dragon le verra et ne crachera pas le feu, expliqua Corail.

- Peut-être que leurs œufs sont immunisés à leur souffle, répliqua un sirénien dont les rides trahissaient un âge avancé.

- Peut-être et alors ? Si le nid brûle, l’œuf coule et il est perdu pour eux, répliqua Corail.

Les siréniens firent la moue. Ils n’étaient qu’à moitié convaincus. Ils décidèrent d’attendre et de voir. À l’abri entre deux eaux, ils suivirent la nacelle – qu’ils laissaient d’habitude naviguer sans s’en occuper – qui flânait, insouciante des espoirs qu’elle portait.

Le dragon apparut le lendemain en milieu de mâtinée. Il descendit en piqué mais redressa au dernier moment. Une acclamation parcourut l’océan.

- D’habitude, il crache à la première piquée, expliqua un sirénien sous le regard interrogatif de Corail.

Elle l’ignorait, n’ayant jamais accordé beaucoup d’attention aux plateformes une fois porteuses de vie.

- Il revient ! prévint une jeune.

Le dragon s’approchait à basse altitude et à vitesse lente. Corail reconnut la préparation d’un vol stationnaire. Le dragon stoppa à quelques pas au dessus de la plate-forme. Il tendit la patte, sa griffe effleurant le nid. Ses ailes grandes écartées lui permettaient de rester stable. Il soufflait du feu sur la surface de l’eau et l’air chaud lui offrait sa stabilité.

- Peut-il attraper l’œuf avec sa patte ? Est-il assez agile pour le faire sans risquer de le détruire ?

- Non, assura Corail avant de blêmir.

Le dragonnier sur le dos du souffleur venait de se lever. Les jambes nues, il descendit avec l’aisance de l’habitude la patte offrant un escalier vers le nid.

- Mais lui, oui, précisa Corail en désignant le dragonnier qui venait de poser un pied peu assuré sur la plate-forme, dont il testait la résistance, le front plissé d’inquiétude.

- Lui, j’en fais mon affaire, indiqua un jeune sirénien – jeune pour un mâle, mais ayant déjà beaucoup vécu pour avoir changé de sexe, tous les siréniens naissant femelle.

- Non ! hurla Corail mais le sirénien fonçait déjà vers la surface.

Il sortit une main et attrapa le dragonnier par la veste. Le dragonnier hurla avant de basculer en arrière dans l’eau. Le dragon réagit dans l’instant. Il tourna la tête et ses crocs trouvèrent le sirénien, qu’il broya, son sang se répandant dans l’océan.

Bien décidés à protéger leur nid, d’autres siréniens fondirent sur le dragonnier pour le tirer vers le fond. Le pauvre dragonnier tentait de se débarrasser de ses agresseurs. Griffes, dents, tout était bon pour lutter. Pourtant, le manque d’air eut raison de lui et bientôt, il flotta, mort.

Le regard de Corail se voila. Elle ne connaissait pas son nom mais elle l’avait croisé dans la grotte. Il jouait aux osselets. Une nausée l’envahit.

Une gigantesque acclamation parcourut l’élément liquide. Celle-là irait loin. D’autres bancs la recevraient. Corail suivit le regard des siréniens vers la surface : le dragon s’en allait, laissant son œuf sur place et le nid intact. Les siréniens venaient de remporter une bataille, la première. Ils nageaient en tout sens, se frottant les uns aux autres, se caressant, ivre de bonheur.

- C’est grâce à toi ! s’exclama une sirénienne avant de l’enlacer.

Un autre glissa contre son dos et bientôt, Corail fut enveloppée par des milliers de caresses douces. Elle explosa de plaisir à plusieurs reprises puis, finalement, le banc se calma, la laissant heureuse, flottant entre deux eaux, un sourire sur le visage.

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Dyonisia
Posté le 19/09/2024
Ulysse avait raison de craindre les Sirènes, leurs descendants sont tout aussi redoutables.
Cela dit, pauvre Corail, dépossédée de son amour humain (mais aussi inventive que le Héros d'Homère), qui se sent contrainte de trahir sa chère Farhynia par fidélité à son espèce. Laquelle sait d'autre part fort bien user des plaisirs charnels sans avoir recours à la banale copulation. :)
Plus sérieusement, le dilemme exposé dans ce chapitre annonce une suite mouvementée dont la perspective stimule l'intérêt pour ce récit.
Nathalie
Posté le 20/09/2024
Redoutables, les siréniens, en effet. La guerre promet d'être sanglante. Comment le duo Corail / Jack en ressortira-t-il ? Et plus important, le duo Farhynia / Corail trouvera-t-il le moyen de renaître ?
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