L’hiver était bientôt là. Une fois de plus Anne-Laure se retrouvait sur le pont du gaillard d’avant mais cette fois en plein jour. Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis qu’elle avait eu le petit entretien avec le Merle. Ils n’en n’avaient pas rediscuté et pour cause, il n’y avait rien d’autre à dire. Il avait eu l’œil, connaissait à présent son secret mais connaissait tout aussi bien les dangers qu’il courrait si jamais il lui prenait d’éventer quoi que ce soit, même le plus infime détail. Il était resté discret et elle en lui était reconnaissante. Cependant, malgré toute la confiance qu’elle plaçait en lui, elle ne pouvait s’empêcher de redouter les soirées où l’alcool fort passait de les mains d’un marin à celles d’un autre. On dit souvent que la boisson délie les langues et elle était bien placée pour le savoir – elle ne tenait pas bien l’alcool. C’est pour cette raison qu’elle avait demandé à son camarade de la rejoindre un peu avant midi pour faire le point. Qu’ils se retrouvent en plein jour serait plus discret que s’ils se donnaient rendez-vous aux alentours de minuit. Qui sait quels bruits pourraient alors courir ? Voilà bien ce qu’elle redoutait le plus. Qu’on se pose des questions.
« T’en as mis du temps !
– Tout le monde n’a pas juste une voile à ranger. Figure-toi que j’avais toute le faux-p...
– Oui, oui, tu avais du travail, j’ai compris, la coupa-t-il. Elle était pouvait se montrer autoritaire parfois, surtout quand ses intérêts étaient en jeu. S’en rendait-elle compte, c’est une autre question.
– Tu fais bien peu de cas de tes amis à c’que je vois .. si tu me considères comme un moins que rien, j’pense que nous n’avons plus rien à nous dire …
– Non, le retint-elle en se demandant pendant un quart de seconde s’il était sérieux. Si je t’ai blessé, je m..
– Tu t’excuses, comme toujours, et je te pardonne, continua-t-il, joueur. Maintenant que les présentations sont faites, qu’avais-tu de si important à m’demander ?
– Ta .. discrétion, répondit-elle en levant un sourcil et en croisant les bras. Leur échange était passé tout sauf inaperçu. Il y avait de gros progrès à faire de ce côté là. Mais leur amitié se résumait beaucoup à cela, changer aurait été étrange.
– À quel sujet ? » marmonna-t-il en baissant le ton, curieux soudain. Rien ne lui vint à l’esprit dans l’immédiat à part la ration de pain que Lucas lui donnait en échange de la moitié de sa soupe, échange qu’ils faisaient une fois par semaine si ce n’est plus. Si vraiment cela inquiétait son compagnon, ils pouvaient arrêter à mon que .. « Oh, à propos de c’qu’il vaut mieux éviter de dire tout haut ?
– Si tu penses à la même chose que moi, oui ». Qu’y aurait-il d’autre à part son secret se demanda-t-elle soudain. « Tu songeais à autre chose ?
– Non, absolument pas, fit-il en détournant le regard. Il poursuivit, une certaine inquiétude pointait dans sa voix et pouvait s’entendre dans ses paroles : j’ai fait un écart ? »
Elle secoua la tête négativement mais lui fit part de ses craintes. Elle savait qu’elle pouvait paraître idiote de s’en faire, elle connaissait son compagnon, avait plus que confiance en lui. Elle lui confierait sa vie et il devait le savoir. Ce qui l’embêtait le plus était la possibilité que son secret se répande, par quelques manières que ce soit.
« Si tu as compris, j’ai peur que d’autres l’apprenne aussi, avoua-t-elle.
– Il n’y a pas de raison, t’es discret. Un autre que moi n’aurait pas deviné et puis, tout ceux qui sont avec nous maintenant ne t’ont pas connu à tes débuts. Souviens-toi, on a parlé dès le premier jour, j’avais déjà des doutes sur toi.
– C’est drôle, j’ai du mal à te croire.
– J’avais des doutes sur tes capacités à entrer dans la marine. T’avais pas l’air du milieu dès le début. Souviens-toi, c’est quand même moi qui t’ai appris ce qu’était un krachen … quel marin n’a jamais entendu parler des plus grandes frayeurs de la mer ?
– Un gamin peu averti ? tenta-t-elle comme pour rattraper son ignorance passée.
– T’en étais un qu’avait pas l’air bien dégourdi. Désolé de te décevoir mais j’avais peu foi en toi. Et surtout, je me demandais quelle avait pu être ton histoire pour que tu te retrouves tout grimé à faire la queue avec les autres. J’avais parié que t’étais recherché. J’aurai jamais pu deviné que .. enfin, tu vois quoi.
– Que j’avais fugué ?
– Oui, y’avait ça aussi. Bref, tu m’as compris. T’en fais pas va, ton secret est bien gardé avec moi ! la rassura-t-il en lui tapotant l’épaule, s’empêchant de faire le geste très paternaliste qui consistait à ébouriffer les cheveux de son camarade. Il l’aurait mal pris à coup sûr.
– Même avec une bonne dizaine de verres ?
– Ah, on en vient ! s’exclama-t-il un peu trop fort. Voilà ce qui t’inquiète le plus.
– Ne le prends pas mal, on a tous des faiblesses et l’alcool en fait partie pour beaucoup, moi compris.
– Pas chez moi, sache que depuis que je .. sais, je fais attention. Pas que j’ai particulièrement changé mes habitudes depuis, seulement maintenant j’ai une raison plus concrète qui m’empêche d’entrer dans l’excès.
– Alors je suis désolé d’avoir douté de toi, c’était idiot, finit-elle par dire, quelque peu honteuse de n’avoir pas mieux observé l’évolution des habitudes de consommation camarade. Elle s’apprêtait à rejoindre les autres pour le repas quand il la retint par le bras.
– Mais un jour, tu ne pourras peut-être plus te cacher, ajouta-t-il après avoir vérifié qu’aucune oreille ne traînait dans le coin.
– J’aviserai alors, en espérant qu’il ne soit pas trop tard ». Elle sourit à son ami, posa sa main sur la sienne et la tapota. « Si ce jour devait arriver, fais comme si tu n’étais au courant de rien ».
C’était une situation qu’elle préférait éviter. Ses compagnons pouvaient-ils se retourner contre elle malgré tout le temps qu’ils avaient et auraient passés ensemble ? Ces moments où ils s’étaient serrés les coudes, où ils s’étaient défendus les uns et les autres ne compteraient plus ? Elle ne voulait pas le croire mais, au fond de son cœur, elle savait qu’elle ne pourrait pas les empêcher de penser qu’elle les avait trompés depuis le début. Ils se sentiraient trahis, et à raison.