Chapitre 3 : Freijat – Premier devoir

- Il s’appelle Ar’no. Il sera là dans une demi-lune.

- Bien, supérieur, répondit Freijat, le ventre noué et les mains moites.

- Comment s’appelle-t-il ?

- Ar’no, répéta Freijat. Je préviendrai les anciens de son arrivée dans une demi-lune, supérieur.

- Parfait. As-tu des questions ?

- Pas spécialement, supérieur.

- Tu peux disposer, en ce cas.

Freijat s’éloigna du trieur qui l’avait interpelée tandis qu’elle se rendait aux champs. Le supérieur portait des chausses légères, un pantalon de tissu et un haut laissant ses bras nus, vêtements classiques pour ceux son rang mais qui surprenaient toujours Freijat. N’avaient-ils pas froids ainsi vêtus au milieu de la neige ?

Freijat marcha vers la tente des anciens en grimaçant. Pourquoi l’annonce du trieur la dégoûtait-elle à ce point ? Après tout, elle savait que cela ne tarderait pas. Elle était devenue une femme lors de la dernière lune ronde. Il était normal qu’elle contribue en offrant une nouvelle source aux supérieurs. Seule bonne nouvelle : dès qu’Ar’no l’aurait prise, elle n’aurait plus à participer aux rituels. Finies les heures agenouillée à répondre aux même questions sous le regard intransigeant du supérieur.

Les anciens accueillirent la nouvelle avec sobriété. Freijat partit aux champs. Chaque lever de soleil faisait se nouer un peu plus ses entrailles. Elle craignait tant l’arrivée de son partenaire désigné. Serait-il gentil ou brutal ? Tendre ou agressif ? Jeune ou vieux ?

Freijat fut appelée alors qu’elle triait des haricots. Elle découvrit celui que le trieur lui avait désigné et elle le détesta immédiatement. Il devait probablement avoir au moins deux fois son âge. Freijat le trouva laid. Il louchait un peu. Lorsqu’il la salua, sa voix fut aiguë sans aucune mélodie. Elle n’avait aucune envie de se rapprocher de lui. Elle afficha un visage avenant masquant son dégoût, lui souhaita la bienvenue puis retourna à son travail tandis qu’Ar’no rejoignait les hommes avec qui il allait partager le quotidien tant que Freijat ne porterait pas la vie.

 

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- Bonjour, Freijat.

- Bonjour, supérieur, répondit la jeune femme.

- Tu peux me regarder, annonça-t-il.

Elle observa le supérieur et fit la grimace. Quel dommage que ce soit Ar’no et non ce supérieur qui doive l’engrosser. Par la nature, qu’il était beau ! Ses cheveux tressés, ses bras nus, son regard chaleureux, la perfection de ses vêtements, son teint hâlé, sa bouche faite pour embrasser… Freijat en fondit. Elle se mordit la lèvre inférieure et tritura sa robe.

- Je suis le guérisseur chargé de toi, expliqua-t-il. Je m’assurerai régulièrement que tu te portes bien.

Il allait revenir ! Freijat s’en trouva transportée de joie. Elle ne put s’empêcher de sourire et son cœur battit vite. Il poursuivit et sa voix la berça :

- Tu peux m’appeler et je viendrai, à n’importe quelle moment du jour et de la nuit. Pour cela, il te suffit de murmurer « Guérisseur, j’ai besoin de vous ». Ne le fais pas sans bonne raison.

- Bien sûr, supérieur.

- Tu ne portes pas la vie, annonça le guérisseur.

L’inverse aurait été impossible puisque Freijat ne s’était toujours pas offerte à Ar’no.

- Tu es en pleine forme, continua le guérisseur. En revanche, tu sembles mal à l’aise. Je ne soigne pas que ton corps. Je dois aussi m’assurer de ta bonne santé mentale. Ar’no n’est pas gentil avec toi ?

- Si, supérieur, très.

Le vieil homme se montrait adorable, lui offrant de la nourriture et des bijoux, la caressant sans s’offusquer de ses refus répétés.

- Tu es tendue, remarqua le guérisseur. As-tu couché avec Ar’no ?

Freijat serra les dents.

- Un supérieur vient de te poser une question, Freijat, souffla le guérisseur.

- Non, supérieur, avoua Freijat, le cœur battant la chamade.

- À l’instant où tu porteras la vie, le trieur viendra vous voir, Ar’no et toi, séparément. À chacun de vous, il demandera s’il souhaite rester avec l’autre. Si l’un des deux dit non, Ar’no rentrera chez lui. De ce fait, plus vite tu tombes enceinte, plus vite il s’en va.

Freijat ouvrit de grands yeux puis sourit devant la perspicacité du supérieur. Il lui lança un clin d’œil avant de s’éclipser.

Le lendemain d’une nuit sans lune, le guérisseur annonça à Freijat qu’elle portait la vie et que cela se passait à merveille. Au trieur qui vint la voir à sa sortie de l’entretien avec son confrère, elle dit un grand « non », se reprenant de justesse en rajoutant rapidement un « supérieur » accompagné d’un regard désolé. Il soupira puis s’éloigna sans un mot. Freijat fut ravie de ne plus être collée en permanence par le vieil homme

- Il était triste d’apprendre que tu ne voulais pas de lui, précisa le guérisseur à leur entretien suivant. Il pensait réellement que tu l’appréciais.

- Si je simulais bien, il terminait plus vite. Huju m’a donné ce conseil.

Le supérieur rit.

- Je vais poser mes mains sur ton ventre. Ça ne te fera pas mal.

Freijat le laissa volontiers faire. Il effleura avec délicatesse.

- Tout va bien, annonça-t-il. On se revoit à la prochaine lune.

- Bonne journée, supérieur.

- À toi aussi, Freijat.

 

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- Travailleur, annonça le trieur après avoir humé le bébé tout juste né de Freijat.

L’ambiance sous la tente de naissance s’alourdit à cette annonce. Tout ça pour rien. L’enfant n’était même pas une source.

- Ar’no et elles n’étaient pas compatibles, annonça le guérisseur qui était venu dès la demande de Freijat suite à ses premières contractions.

- Bien sûr que si ! gronda le trieur, visiblement mécontent de cette remarque. Je sais faire mon travail !

Les villageois se gardèrent bien d’intervenir dans cet échange houleux.

- Même moi je le sens, répliqua le guérisseur.

- Va te faire foutre ! s’exclama le trieur.

- Tu as intérêt que le suivant soit une source ou je parlerai à l’Ancêtre, menaça le guérisseur. Chaque grossesse met nos sources en danger. Il est hors de question de prendre un tel risque pour rien. Les travailleuses renouvellent largement assez les réserves pour ne pas gaspiller nos sources.

- Nous avons largement assez de sources ! contra le trieur.

- Le prochain enfant de Freijat sera une source ou tu en répondras devant l’Ancêtre, répéta le guérisseur. Maintenant, sors. Laisse-moi finir la délivrance.

Nul ne dit mot tandis que le trieur disparaissait derrière la tenture servant de porte. Freijat suivit à la lettre les recommandations du guérisseur. Elle se remit rapidement. Elle s’occupa bien de son enfant. Source ou travailleur, peu lui importait. Il était beau et ne louchait pas. Il avait besoin d’elle. Sous les conseils de ses sœurs, elle l’allaita, l’endormit, le lava, le berça.

 

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- Bonjour, Freijat.

La jeune femme se tourna vers la personne qui venait de dire cela pour découvrir le trieur.

- Bonjour, supérieur, répondit-elle, surprise de le voir là.

- Donne ton fils à ta compagne et agenouille-toi. Ajar, laisse-nous.

Ajar disparut avec le fils de Freijat. La source se mit à genoux dans la position qu’elle n’avait pas prise depuis sa première interaction physique avec Ar’no, ne se rendant plus dans la hutte de lien.

- Tu es actuellement en position de soumission, indiqua le trieur.

Freijat enregistra l’information.

- Je te veux en position d’offrande, précisa le trieur.

Freijat frémit. Elle ignorait totalement ce dont il s’agissait. La punirait-il pour cela ?

- La différence tient uniquement dans la position de la tête, précisa le trieur, faisant soupirer d’aise Freijat.

D’un geste souple, il fit pivoter la tête de Freijat sur la droite, libérant la partie gauche de son cou.

- Maintenant, tu es en position d’offrande. Qui sait, cela te servira peut-être un jour ?

Freijat ne comprenait pas. Cela n’avait pas d’importance tant qu’elle obéissait. Elle sentit le trieur s’accroupir derrière elle, très proche. Une telle proximité avec le trieur la mit mal à l’aise.

- Je vais te maintenir et tu ne vas pas m’en empêcher, indiqua-t-il.

Il enlaça ses deux bras avec son bras gauche et Freijat se retrouva collée contre le torse du trieur. Le bras droit maintint la tête en position.

- Rassure-toi, tu as le droit de hurler et de te débattre durant la morsure. Quand j’aurai fini, en revanche, tu devras reprendre la position de soumission. Tu as compris, Freijat ?

La jeune femme ne saisissait pas.

- As-tu compris, Freijat ?

- Je… euh… Pardonnez-moi…

- Je vais te faire souffrir atrocement. Tu as le droit de t’opposer et de hurler ta douleur mais quand j’aurai fini, tu reprendras docilement la position de soumission sans chercher à m’éviter. As-tu compris ?

- Je crois, supérieur, répondit-elle terrorisée.

Il allait la faire souffrir ? Pourquoi ? Comment ? Cette question reçut immédiatement une réponse. Deux aiguilles de feu transpercèrent sa gorge. Freijat entendit le hurlement de douleur avant de comprendre qu’il venait d’elle. Cela dépassait l’entendement. Pouvait-on vraiment souffrir autant sans mourir ?

Les aiguilles disparurent et la douleur s’en alla mais Freijat luttait. Elle ne supportait plus la proximité avec le trieur.

- Cesse de tenter de me fuir, Freijat. Sage ! Position de soumission.

- Non ! hurla Freijat en se débattant contre le supérieur qui la maintenait sans la moindre difficulté.

- Freijat ! J’ai fini. J’ai eu ce que je voulais. Calme-toi !

Il la maintint fermement sans la blesser et Freijat reprit ses esprits. L’ombre de la mort s’envola. La douleur s’évanouit. Seule subsista une légère gêne sur le cou.

Freijat se calma et cessa de tenter de se soustraire à la poigne du trieur. Il relâcha sa prise. Freijat se remit à genoux.

- Ajuste ta position, ordonna le trieur.

Freijat redressa son dos et mit ses épaules en arrière. Pour la première fois, elle eut énormément de mal à tenir la pause, non par douleur, mais par dégoût. Elle ne voulait pas lui offrir cela. Elle voulait s’en aller ou le tuer, au choix. Elle ne supportait plus sa présence. L’idée qu’il puisse lui refaire subir cela la révulsait.

- Kre-mir vit dans un village voisin. Il sera là dès demain, annonça le trieur.

Freijat fronça les sourcils. Quoi ? Que venait-il de dire ? Elle allaitait encore son fils. Elle n’avait même pas encore saigné.

- Un problème, Freijat ? Ma décision te dérange ?

- Non, supérieur, répondit la source, terrifiée. Nous accueillerons Kre-mir comme il se doit. Je préviendrai les anciens.

- Parfait. Fais honneur à ton village.

- Oui, supérieur, répondit Freijat.

Le trieur s’éloigna. Dès qu’il fut parti, Freijat fondit en larmes. Ajar arriva rapidement. Elle était seule. Probablement avait-elle laissé le fils de Freijat en charge à une autre femme.

- Que s’est-il passé ? demanda Ajar. Nous t’avons entendue hurler. Nous étions inquiets.

- Nous accueillerons Kre-mir demain, annonça Freijat d’une voix mouillée.

- Il veut une source, murmura Ajar. Je vais prévenir les anciens. Va te reposer. Tu as une mine affreuse.

Freijat se traîna jusqu’à sa natte et ne s’éveilla que le lendemain matin pour se découvrir assoiffée. Elle se sentit bien mieux après s’être restaurée.

- Bonjour, Freijat.

Elle se tourna vers la voix mélodieuse inconnue qui venait de prononcer ces mots pour découvrir un homme à peine plus vieux qu’elle. Les cheveux noirs, la peau basanée, un sourire charmant, les yeux d’un noir profond, des muscles parfaits sous les tatouages tribaux.

- Je suis Kre-mi, indiqua-t-il.

- Sois le bienvenu, dit-elle, un véritable sourire se peignant sur son visage.

- Les anciens m’ont déjà montré ma tente. Je me suis levé à l’aube et je n’aurais pas dû. Je suis arrivé trop tôt.

Freijat rit.

- Tu veux qu’on aille se promener ? proposa-t-il gentiment.

- Volontiers, répondit Freijat, le cœur battant la chamade.

Ils marchèrent longuement. Elle découvrit un homme attentif, protecteur et tendre. Il prenait soin d’elle. Il la couvrait de gestes gentils, lui disait des mots de soutien.

Il ne la toucha pas malgré les lunes changeantes dans le ciel, la laissant se remettre de la naissance sans se plaindre. Freijat prit son temps avant de partager un moment intime avec Kre-mi et il fut parfait. Freijat se savait amoureuse, totalement, pleinement.

- Tu es enceinte, annonça le guérisseur. Comment te sens-tu ?

- Merveilleusement bien, indiqua Freijat.

- Parfait. Prends bien soin de toi.

- Oui, supérieur.

Il la congédia. Dehors, le trieur l’attendait. Elle frémit et baissa les yeux. Elle détestait l’avoir près d’elle.

- Souhaites-tu que Kre-mi reste ? demanda-t-il.

- Oui, supérieur, répondit Freijat avant de partir dans les champs.

À son retour le soir, elle chercha Kre-mi sans le trouver.

- Il est retourné dans son village, indiqua Kaa, un sourire victorieux sur les lèvres.

Il avait enfin sa vengeance. Si Kre-mi était reparti, cela signifiait qu’il avait refuser de rester. Il avait dit « non » au trieur. Freijat en fut anéantie. Elle pensait sincèrement les sentiments réciproques. Il était tellement prévenant et attentionné envers elle. Elle s’éloigna et pleura toute la nuit.

 

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- Qu’est-ce qui ne va pas, Freijat ? demanda le guérisseur à l’entretien suivant.

- Tout va bien, supérieur, répondit la source.

- Mentir à un supérieur est stupide, répliqua le guérisseur. Je ne suis pas ton ennemi. Freijat, ai-je jamais fait autre chose que prendre soin de toi ? Tu peux tout me dire. Qu’est-ce qui ne va pas ?

- Je me porte à merveille, répondit-elle.

- Physiquement, je confirme. Psychologiquement, en revanche… Les autres te mettent à l’écart ? Je ne t’ai pas vue à la dernière fête. Ils t’en ont refusé l’accès ?

- J’ai choisi moi-même de ne pas participer.

- Danser ne nuira pas à ta grossesse. Tu peux le faire, Freijat.

La source hocha la tête. Elle savait tout cela.

- Je suis triste, sanglota Freijat.

- Pourquoi ? dit le guérisseur d’un ton attendri.

Il semblait réellement se préoccuper d’elle. C’était le supérieur le plus gentil qu’elle ait jamais croisé. Il était doux, tendre et prévenant. Il s’occupait d’elle comme personne.

- Il me manque, hoqueta-t-elle difficilement.

- Qui ça ? demanda le guérisseur.

Elle pensait qu’ils savaient toujours tout. Apparemment pas…

- Le père de mon bébé à naître, dit-elle en caressant son ventre encore plat.

- Kre-mi ? Il était évident qu’il refuserait, s’exclama le guérisseur. Il a déjà une femme dans son village, une source avec qui il a eu une fille de maintenant trois hivers. Ils se sont dit « oui ». Ils sont fous amoureux. Le trieur ne te l’a pas dit ?

Freijat secoua négativement la tête. Le guérisseur fronça les sourcils et son visage devint sombre. Freijat fut terrifiée par ce changement complet dans l’attitude de son interlocuteur. De gentil, il venait de passer à démoniaque.

- Il va m’entendre, ce connard, gronda le guérisseur.

Son visage redevint doux et compatissant.

- Pleure-le, Freijat. Tu as le droit. C’est normal.

La source fondit en larmes. Le guérisseur la prit dans ses bras et la berça. Freijat constata qu’il sentait bon, un mélange de terre et de thym.

- Continue à prendre soin de toi comme tu le fais et essaye de reprendre goût à la vie, d’accord ?

Freijat acquiesça mais elle n’y croyait pas. Le chagrin était trop grand, la déception immense. Nul ne pourrait jamais remplacer Kre-mi dans son cœur. Elle l’aimait à en mourir.

 

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- Tu as dit « non » ? s’étrangla Ajar.

- Je ne veux pas vivre avec lui ! s’exclama Freijat.

- Tu portes son bébé. Ça sera ta deuxième source. Tu seras éligible pour devenir nourriture dès sa naissance.

- Je sais, et alors ? répliqua Freijat.

- Ils ne désignent jamais des sources mariées. En restant seule, tu leur ouvres la voie vers le changement de rôle. Souhaites-tu vraiment devenir nourriture ? Aucun de nous ne sait exactement ce dont il s’agit mais le terme se suffit à lui-même, non ? Aucune nourriture n’est jamais revenue au village. C’est une promesse de mort loin des tiens. Tu ne reverras jamais tes enfants, tes amis, tes frères, tes sœurs. Le souhaites-tu ?

Freijat s’éloigna sans répondre à Ajar. Elle ne voulait personne d’autre que Kre-mi. Elle n’accepterait jamais personne d’autre. Son corps appartenant aux supérieurs, elle ne pourrait pas l’offrir à Kre-mi. Son cœur, en revanche, lui resterait fidèle. Il s’agissait de sa seule petite liberté. Nul ne la lui prendrait jamais.

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