Une semaine plus tôt, malgré les ordres du chef du village, Stëban avait plongé, sûr de pouvoir trouver sur l’île de Floritane un élément important de son enquête. Peut-être même l’élément clef.
Il avait pris une combinaison héritée de son père, qu’il gardait dans dans un trou de son mur en compagnie de ses autres souvenirs, mais qu’il lui était arrivé de mettre pour aller fouiner du côté des dragons de manière non officielle. Il l’avait fourré dans un petit sac à dos, et était sorti par la fenêtre en laissant le rideau de sa chambre tiré, comme lorsqu’il allait faire des recherches tardives aux archives. Dans la pièce voisine, il entendait encore Gdül, le chef du village, discuter avec l’émissaire de la reine, qui ne le lâchait pas d’une semelle. Cela faisait son affaire, il était sûr que Gdül ne passerait pas le voir de si tôt.
Puis, capuche rabattue sur la tête, il s’était éloigné du village par la sortie Nord, déjà plongée dans l’ombre des montagnes en ce milieu d’après-midi. Il atteignit ainsi, en une demi-heure de marche rapide, une petite plage de sable coincée entre les falaises. Il était lié à cet endroit depuis longtemps. C’était le lieu de baignade privilégié de ses parents, où ils lui avaient appris dès le plus jeune âge à ne pas craindre l’eau froide et à nager. Il n’avait pas compté les heures qu’il avait passé à les attendre ici, suite à leur disparition.
Quelques années plus tard, lorsqu’il avait commencé à faire des recherches de plus en plus poussées sur les dragons, il avait réalisé que cette plage avait un autre intérêt que celui d’abriter ses plus beaux souvenirs. D’ici, on pouvait entrer dans l’eau sans craindre d’être aperçu depuis le village, ce qui était précieux dans cet environnement pelé par l’altitude. Les quelques arbres qui avaient la folie d’essayer de pousser ici étaient aussitôt abattus pour ne pas risquer d’attiser l’énergie des deux dragons des forêts qui étaient gardés ici. Il avait alors réalisé, en grandissant, que cette particularité de la plagette n’avait sans doute pas échappée à ses parents, et peut-être même que c’était ce qui les poussaient à marcher aussi longtemps, avec un enfant en bas âge, pour faire ce qu’ils auraient pu faire au pied de leur maison. En y réfléchissant, certains souvenirs étranges lui étaient revenus : ses parents, discutant longuement à voix basse tandis qu’il jouait au bord de l’eau ; son père, revêtant son équipement de plongée et disparaissant durant de longues heures ; et même, une fois, des mots étrange qu’il lui avait livré, les yeux perdus sur les reflets du lac à la tombée du jour : « Ne t’en fais pas, mon fils, un jour, nous trouverons comment nous libérer de ce fardeau. Nous pourrons aller, libres comme l’eau, jusqu’à des eaux chaudes emplies de poissons colorées. Car, en ce monde, personne n’est immortel. »
Bien sûr, il s’agissait de bribes de souvenirs, d’images, de fragment de voix, et lorsqu’en fouillant sa mémoire il parvenait enfin à reconstituer une des scènes de son passé, il était incapable de distinguer les éléments réels de ceux qu’il avait involontairement falsifiés, recomposés grâce à ses espoirs et ses fantasmes. La seule certitude qu’il s’autorisait, c’était que ses parents aussi menaient des recherches personnelles, en parallèle de leur vie de plongeur. Et à chaque fois qu’il trouvait un élément nouveau, ou qu’il élaborait une nouvelle hypothèse, il s’imaginait sur cette plage, avec eux, à la tombée de la nuit, en train de les leur exposer à voix basse, et il s’inventait des dialogues entiers, durant lesquels ses parents questionnaient, contredisaient, acquiesçaient, débattaient chacun de ses propos. Étonnamment, cela pouvait faire avancer sa réflexion, ou au contraire faire écrouler ses certitudes, ou encore l’emmener sur une autre piste qu’il n’avait pas penser à fouiller. Et alors, dans ces moments là, il avait l’impression qu’ils étaient vraiment auprès de lui. C’est ce qui l’avait rendu aussi assidu et passionné dans ses recherches. Ces moments de travail étaient les seuls durant lesquels ses parents cessaient de lui manquer atrocement.
« Papa, maman », s’était-il dit ce jour-là avant de plonger. « J’ai une piste sérieuse. Attendez-moi, je ne serai pas long ». Stëban devait être sorti de l’eau avant le début de la mission d’Ekdöl et Mahäl, les deux plongeurs désignés par Gdül. Il n’avait pas un instant à perdre.
Il s’enfonça dans l’eau une fois sa combinaison de cuir enfilée, rabattit le col sur sa bouche et son nez enfonça la capuche avec lunettes intégrées sur sa tête. Le cuir de la capuche chevauchait et adhérait à celui du col à son contact, et même si la combinaison n’était pas étanche pour autant, elle pouvait le maintenir au chaud durant plusieurs heures. Respirant par le petit trou rond face à sa bouche, il équipa sa ceinture lestée. Il passa ensuite autour de son cou et sous son bras la sangle d’un grand soufflet en vessie de bovin, qu’il attacha également autour de sa taille d’une part et autour de son bras de l’autre. Le soufflet ainsi calé sous son aisselle, il put, en écartant le coude de son corps, le remplir d’une grande réserve d’air. Deux tuyaux en cuir renforcés d’anneaux de fer espacés d’une douzaine de centimètres chacun pendait de l’instrument. Il enfonça le plus court, inséré sur l’avant, dans le trou de cuir au niveau de sa bouche, le coinça entre ses dents, et laissa le tuyau le plus long, accroché à l’arrière, pendre derrière lui. Équipé en son bout d’un flotteur en forme de minuscule bouée, le long tuyau le suivrait en maintenant un passage d’air entre le soufflet et la surface, le tout avec un maximum de discrétion. Malgré cela, Stëban devrait régulièrement actionner son soufflet pour renouveler l’air qu’il stockait.
Il plongea et fit quelques brasses rapides jusqu’à atteindre trois mètres de profondeur, et s’arrêta alors pour vérifier le bon fonctionnement de son matériel. Il approcha son coude de son corps pour vider la réserve d’air du soufflet, puis l’éloigna à nouveau progressivement pour le remplir avec douceur. Ce faisant, il regardait à la surface l’extrémité du tuyau, vérifiait qu’aucune bulle d’air ne s’échappait de son soufflet ou des tuyaux, et que l’échange d’air se faisait sans faire trop de remous à la surface. Ceci étant fait, il se mit en route vers l’île en comptant ses respirations. Toute les vingt ou trente respirations, en fonction de sa vitesse de nage, il dégonflait puis regonflait son soufflet.
Les qualités d’un plongeur ne se résumaient pas à son niveau de nage. Un bon plongeur devait avant tout être discret. Son passage devait être quasiment indécelable depuis la surface, les quelques remous laissés par le déplacement du tuyau devant se confondre avec la nage d’un gros poisson, ou la course d’un gerris. Ainsi, ils pouvaient espérer observer les dragons à leur insu. Et également, dans le cas de Stëban et peut-être de son père avant lui, d’échapper à la vigilance des gardiens lors de leurs explorations officieuses.
Nageant tantôt vite, tantôt lentement, tantôt droit devant lui, tantôt en zig-zag, pour ne pas risquer qu’une longue trajectoire rectiligne du tuyau n’attire les soupçons sur lui, Stëban progressait vers l’île de Floritane. Arrivé à une centaine de mètres, il fit une première halte et sortit son périscope télescopique pour observer la situation à la surface. L’île était située au cœur d’une baie accolée à la paroi du Pic Caprin, qui était déjà entièrement plongée dans l’ombre. Les trois tonneaux de tissus imprégnés d’huile brûlaient déjà, dégageant une fumée noire certainement nauséabonde, mais qui épargnait les poumons de Stëban pour le moment.
Aucun bateau n’était en vue. De son côté, Floritane semblait déjà souffrir des effets de la combustion, étalée de tout son long au milieu de ses ailes fripées. D’ici, il lui était impossible d’observer plus de détail, aussi, Stëban replia son périscope, puis actionna son soufflet avant de reprendre sa nage atypique. Il parcouru une trentaine de mètres avant de rejeter un œil dans son outil, et choisit à ce moment-là par quel angle il allait approcher la bête. Pour éviter d’être dans son champ de vision, il choisit de l’aborder par le flanc droit. Cela ne lui faisait presque pas faire de détour, et pour ce gain de temps il pouvait remercier l’effet des barils en combustion qui avait poussé la dragonne à tourner la tête vers la montagne plutôt qu’en direction des forêts de l’ouest, comme à son habitude.
Stëban approcha ensuite en observant l’extérieur tous les quinze mètres, puis tous les dix mètres, guettant autant un changement de comportement de la dragonne qu’une agitation de l’eau du côté opposé, vers le village. Et tous les quinze mètres, sa déception augmentait. Il n’y avait rien sur ce cailloux qu’il n’ait déjà observé des centaines de fois. La dragonne était fidèle à elle-même, le rocher n’avait pas bougé d’une fissure. Il ne put pas même observer de patte refermée ou repliée, chaque doigt de Floritane pendant, grand ouvert, sur le sol autour d’elle.
Arrivé à trente mètres d’elle, il s’arrêta plus longuement, et regarda chaque centimètre carré de l’île à s’en faire mal aux yeux. Toujours rien. Il ne s’était jamais approché aussi près, et ne comprenait pas l’intérêt d’aller plus près. D’ici, avec son périscope grossissant, il parvenait à distinguer chaque aspérité de la roche. Et tandis qu’il s’entêtait inutilement, l’heure tournait.
Désespéré, il dût se résoudre à faire demi-tour. « Papa, maman, j’ai peur d’avoir encore pris des risques insensés pour rien. J’espère ne pas vous avoir déçu. » Ce à quoi il entendit sa mère lui répondre : « Mon fils, la seule chose qui me déçoit c’est que tu fasses si peu confiance à ton intuition. N’oublie pas que la surface du lac n’est qu’une frontière illusoire entre deux mondes qui ne cessent de se rencontrer ».
Stëban se demanda d’abord qu’est-ce qu’il venait d’élucubrer. Manquait-il d’air, était-il en train de divaguer ? Il vidangea son soufflet, et concentré sur sa tâche, ne repensa que quelques poignées de secondes plus tard à ce qu’il venait de se dire, tout en absorbant un grand bol d’oxygène bien pur. La surface du lac est une frontière illusoire. Mais oui ! Il avait examiné au-dessus de la surface, mais pas au-dessous !
Il n’était pas dans les habitudes des plongeurs de sonder les fonds des grands lacs. Ils se contentaient d’observer les dragons, et de rapporter chaque fait au chef du village qui examinait chaque rapport avec un comité d’experts en interprétation. Cependant, les parents de Stëban avaient attiré très tôt l’attention de leur fils sur la vie sous-marine et les petits trésors qu’il pouvait trouver en grattant la vase : cailloux brillants, pierre à ricochets, lest et équipements d’un autre temps… Ils l’incitaient aussi à tenir un carnet recensant de la faune et de la flore qu’il avait pu observer, l’aidant à dessiner et à trouver les bons mots pour décrire ce qu’il avait vu. Sa mère lui disait que tous les êtres de ce carnet étaient les plus tenaces et résistants de la planète, car ils vivaient dans un des lacs les plus hauts et froids du monde. Elle lui disait aussi qu’il devait apprendre à être comme eux s’il voulait être plongeur un jour.
Envahi par ses souvenirs, Stëban reprit courage. Malgré les relents de combustion qui commençaient à lui parvenir et à lui irriter la gorge, il s’enfonça vers les profondeurs du lac, tout en s’approchant encore davantage de l’île. Son équipement n’étant toutefois pas fait pour résister à une profondeur de plus de sept mètres, il dû s’arrêter et progresser à l’horizontale. Arrivé à une vingtaine de mètres de la dragonne, il décida de ne pas s’approcher plus mais d’effectuer un cercle autour de l’île. Il se mit en route en gardant les yeux rivés vers le fond, même s’il ne pouvait pas le voir.
L’odeur de la fumée qui provenait des barils se faisait de plus en plus tenace, et il avait de plus en plus envie de tousser. Mais il refusait de renoncer avant d’avoir fait au moins un demi-cercle autour de la dragonne. Il éviterait toutefois de passer du côté de sa tête.
Stebän sondait des yeux le fond du lac. À sa droite, il semblait plus profond, l’eau étant d’un vert plus sombre, alors qu’à sa gauche, un marron plus lumineux lui indiquait un sol plus proche de lui. C’est de ce côté là que, subrepticement, il lui sembla voir une lueur bleue. Il s’immobilisa, et prit le temps de calmer son souffle accéléré par l’excitation. Il ne pouvait pas prendre le risque d’actionner son soufflet trop souvent. Mais le sol brilla à nouveau, et son cœur se remit aussitôt à battre à tout rompre. Là ! Il y avait bien quelque chose, de tout à fait incongru, de surnaturel.
Il s’obligea à respirer profondément plusieurs fois, se visualisa en triton chauvestre, un amphibien au métabolisme très lent, capable ainsi de survivre au plus froid de l’hiver. Il renouvela son air. Il était prêt.
Dans un mouvement de pirouette, il bascula tête la première, main tendue vers la lueur bleutée qui l’attirait, toujours plus profondément dans le lac. Elle était plus loin que ce qu’il avait espéré. Il avait atteint les sept mètres de profondeur, et cette fois, il pouvait distinguer clairement l’objet lumineux à travers les grains de sable. A cette profondeur, le froid devenait insoutenable, mais il ignora les signaux de son corps comme les limites de son équipement. ll ne s’arrêta pas, filant encore vers le fond, cessant de respirer. Enfin, ses doigts touchèrent le sable, s’y enfoncèrent, et se saisirent de ce morceau lumineux qui contenait tous ses espoirs. Stëban fit immédiatement demi-tour, sans même jeter un œil à sa trouvaille, ne rêvant que d’une chose : retrouver sa plagette, et ouvrir les doigts pour la contempler avec ses parents.
Mmh… j’ai encore une question… est-ce que Steban est un dragon ? 😏 Un dragon qui aurait déjà été tué et qui serait revenu sous une autre forme ?
Très bon chapitre, très intéressant.
Merci pour cette lecture !
Question interessante, mais je vais lever le suspens juste pour cette fois : je n'avais pas vraiment envisagé cette piste narrative était donné que la forme humanoïde des dragons est quand même bien remarquable (oreilles pointues ou ailées, grande taille... on est plus proche de l'elfe que de l'humain dans l'idée).
Je vais un peu plus fournir la description de la dragonne histoire qu'il n'y ait pas de suspens pour rien (et on comprendra mieux aussi pourquoi Anaynari ne peut pas aller tuer elle-même les dragons aussi : elle ne passe vraiment pas inaperçue!)
J'ai pas envie qu'il arrive du mal au petit dragon :'(
Petite remarque : Bien sûr, il s’agissait de flash, d’images, de fragment de voix --> je trouve que flash est un peu trop moderne (je le lie à la photographie ou au cinéma) ; peut-être "souvenir soudain" ou "éclat de souvenir"/"bribe de souvenir" suivant le sens qui t'intéressait? J'aime bien "fragment de voix"
Je file lire la suite ;-)
Ah oui les combinaisons de plongée j'y ai pas mal réfléchi (on y voit tout le réalisme de mon esprit scientifique ;) ), alors je suis contente si ce passage t'a plu.
Contente de voir aussi que mon petit dragon est attachant (à voir par la suite si j'ai l'esprit sadique ou pas, mouhahaha!)
Assez d'accord pour le terme de flash, j'étudie la question tout de suite.
A bientôt