Partie 5 : Le coeur de Galabin - Chapitre 1 : Le choix de Galabin

Par Phémie
Notes de l’auteur : Et c'est parti pour un long chapitre, riche en révélations...
Merci d'être encore là ^^

En pénétrant dans la forêt Ghascale, Joël et Galabin entraient en territoire nouveau. Eux qui allaient de région en région, se galvanisant de connaître et d’habiter le monde entier, avaient pour la première fois la sensation d’arriver en pays étranger. Et ils devaient bien admettre que, contre toute attente, le monde avait encore bien des surprises à leur réserver.

La première cascade qu’ils virent était très belle ; haute, puissante, vrombissante. Même à une centaine de mètres, elle les avait assourdis et brumisés. Croyant avoir vu là le joyaux de la forêt, ils reprirent leur route dans une rêverie silencieuse et respectueuse, prêt à retrouver le calme de paysages plus communs. C’est alors qu’ils arrivèrent dans le cirque d’Ughasc, où les cascades qui les entouraient étaient si nombreuses qu’elles ne pouvaient être comptées. Accrochées partout aux montagnes comme des rubans éparpillés par les vents, elles s’étiraient, atterrissaient, bouillonnaient, trouvant toujours un chemin pour surmonter les dentelles rocheuses qui leur barraient la route. Il n’était pas difficile, dans ces conditions, de comprendre pourquoi leur clan n’avait jamais pu traverser cette forêt.

En cette saison, la pluie épargnait peu la région, tombant avec régularité et abondance. Aussi, ce qui ressemblait, sur leur carte, à une belle route carrossable était en réalité dans un état de délabrement avancé. Les dallages qui avaient été faits, sans doute il y a quelques décennies, se soulevaient sous les racines puissantes des arbres qui poussaient de manière outrancière, en largeur comme en hauteur. À d’autres endroits, le pavé était complètement enseveli sous une boue épaisse. Plusieurs fois, la charrette s’était coincée ou embourbée, et les garçons et les chevaux avaient ensuite avancé avec patience et prudence pour éviter de nouveaux désagréments.

Aussi, lorsqu’ils arrivèrent dans le cirque d’Ughasc, ce fut d’un commun accord qu’ils décidèrent de faire une pause. L’herbe grasse semblait tout à fait aux goût des chevaux, et les garçons les laissèrent en liberté pour se repaitre et s’abreuver tant qu’ils voulaient. Savane était maintenant suffisamment bien dressé pour revenir lorsque Joël l’appelait. De leur côté, les garçons s’allongèrent dans la carriole en ouvrant son toit pour profiter de la vue sur les montagnes. Elles dégorgeaient des centaines de milliers de litres d’eau, bien plus que ce que Galabin ne pourrait en transporter en toute une vie. Bien plus que toute sa famille réunie n’en transporterait jamais.

– Je ne pensais pas voir ça un jour, finit-il par dire avec beaucoup d’émotion.

– Je ne pensais même pas que ça pouvait exister, compléta Joël.

Ils restèrent ensuite silencieux, un long moment, si bien que Joël finit par s’endormir. Il serait réveillé, bien plus tard, par une averse soudaine, dont il n’avait décelé aucun signe précurseur : ni le changement de lumière lorsque les nuages vinrent masquer le soleil, ni les bourrasques de vent qui venaient lui faire découvrir l’odeur de l’air chaud et humide. En se levant dans un cri de surprise, persuadé de s’être reçu un sceau d’eau sur la tête, il se rendrait alors compte que Galabin n’était plus à ses côtés.

 

En effet, son ami avait fini par se lever pour aller explorer la zone, et s’en était vite félicité. Il remplissait à présent son ventre et, dans une moindre mesure, son sac, de myrtilles, framboises et mûres qui poussaient ici en abondance. Cela n’avait pas non plus échappé aux chevaux, qui étaient venu brouter à ses pieds, aussi, Galabin s’éloigna vers les flancs de la montagne la plus proche afin de poursuivre tranquillement sa cueillette.

Il était posté dans un équilibre précaire pour saisir une branche haute de mûrier particulièrement bien garnie lorsqu’il entendit le premier grognement. Un long râle d’animal blessé. Sa première pensée alla vers les chevaux, mais en se retournant, il put les voir, en contrebas, tous trois occupés à brouter les myrtilliers. La plainte reprit, et il se figea, essayant de repérer d’où elle pouvait provenir. Au-dessus de lui, le terrain était escarpé. Des falaises entrecoupées de terre-pleins le surplombaient, et il lui semblait qu’il devait bien en gravir trois pour parvenir jusqu’à la source du cri. Seul et sans corde, c’était imprudent. Et pourtant, quelque chose dans l’intonation de la bête le poussa à faire un pas vers la roche, et à tester sa résistance. Elle n’était pas friable. Il avait déjà gravi des murs plus abrupts, avec moins d’anfractuosités.

Galabin grimpait, sans doute ni regret, de manière aussi décidé que s’il était en mission pour sa propre tribu, en quête d’une source cachée au détour d’un rocher ou au fond d’une caverne. Et c’est finalement bien une caverne qu’il trouva. Une belle ouverture en forme d’éclair, invisible depuis le sol, mais dans laquelle il pouvait entrer debout sans peine. Il prit garde aux endroits où il posait les pieds car son sol consistait en un énorme éboulis de pierres mobiles.

Il avança prudemment, laissant ses yeux s’habituer progressivement à l’obscurité dans laquelle le trou tombait rapidement. Le bruit de la bête était proche, il pouvait même percevoir le souffle rapide et bruyant d’un animal souffrant. Ses gémissements lui parvinrent également plus nettement. Galabin aussi avait envie de geindre tellement la peur lui tenaillait le ventre, et pourtant il ne reculait pas. Il se figeait, écoutait son sang battre à ses tempes et sentait ses membres se figer, puis il guettait le moment où son corps se calmait légèrement, le laissant à nouveau avancer d’un ou deux pas.

En progressant ainsi au fond de la petite cavité, il découvrit une énorme masse sombre. Il ne comprit pas tout de suite que celle-ci n’était pas la source du grognement mais un énorme bloc de roche. L’animal, lui, était dessous, pour son plus grand malheur. Écrasé, brisé, pris au piège par l’effondrement de la paroi. Un ours.

Il grogna à nouveau, et son regard triste croisa celui de Galabin. Le garçon analysa la situation encore et encore, avisant la taille du rocher, les blessures de la bête. Devant son inactivité apparente, l’ours poussa un rugissement plus puissant et plus coléreux que les précédents, qui le fit sursauter. Une de ses pattes, aux griffes encore plus longues que les paluches du père d’Ondine, balayait le sol dans sa direction en laissant de profondes entailles dans le sol. Il était effrayant. Même dans cette position, sa puissance était incontestablement supérieure à la sienne et pourtant, Galabin pouvait lire dans ses yeux qu’il le suppliait de l’aider. « Mais je ne sais pas comment t’aider, je ne sais pas comment te sortir de là », pensa le garçon sans toutefois parvenir à desserrer sa mâchoire crispée. Comme s’il pouvait lire dans ses pensées, l’ours poussa une longue plainte triste, puis posa sa tête au sol et ferma les yeux. Galabin pouvait encore entendre sa respiration plaintive, ses gémissements souffrants. Il étudia la situation une dernière fois, et prit une décision. S’il s’était agi d’un cheval, jamais il ne l’aurait abandonné dans cette situation, face à une longue agonie. Galabin porta la main à sa ceinture, et décrocha la machette de la naine, qui avait démontré une efficacité redoutable face aux racines et aux branches les plus coriaces de la forêt. Il avança cette fois sans s’arrêter. S’il commençait à se figer, il sentait que jamais il ne trouverait le courage de repartir. L’ours ouvrit les yeux, regarda l’arme dans la main du garçon, et ce dernier sentit une vague de panique déferler sur lui. Mais il n’y céda pas, et continua d’avancer. L’ours soutint son regard durant quelques secondes qui lui parurent durer une éternité, puis, comme s’il acceptait son sort, il referma les yeux docilement.

Galabin agit, sans hésitation et sans culpabilité. Seule sa compassion lui arracha des larmes lorsqu’il contempla ensuite le corps sans vie de l’animal magistral étendu devant lui. Il essuya le couteau dans les plis de son pantalon et ses joues dans ceux de ses manches, puis se dirigea vers la sortie de la caverne. Lorsqu’il passa le coude qui la lui cachait, il vit alors, dans l’embrasure de la porte, une silhouette haute qui s’y découpait, à contre jour. Quelqu’un l’attendait.

 

– Bonjour, humain, dit une voix profonde.

Galabin était sur ses gardes, la machette toujours à la main, et cette salutation curieuse ne le rassurait pas. Il en oublia de regarder où il mettait les pieds, trébucha sur une pierre et dut poser les mains au sol pour se rattraper. Il essaya toutefois de demander d’un air assurée :

– Bonjour. Qui êtes-vous ?

Plus il avançait et plus la silhouette lui semblait étrange. Très grande et élancée, avec une coiffe et une tenue particulière, comme si elle était vêtue de feuilles et de branchages.

– Je me nomme Anaynari, répondit-elle en s’inclinant. Je viens en paix.

Galabin atteignit la sortie de la caverne, et découvrit les traits sublimes mais inattendus de son interlocutrice. Ce qui le marqua en premier ne fut ni sa peau émeraude marbrée de veines plus sombres, ni ses yeux d’un vert éclatant, ni même les écailles d’écorce qui couraient sur l’arrière de ses bras, mais plutôt la forme de ses oreilles longues et pointues qui dépassaient de sa chevelure marron. Une forme qui n’était pas sans rappeler celle des ailes de dragons !

Percevant l’objet de son trouble, Anaynari porta la main à ses oreilles pour écarter ses cheveux en même temps que tout doute possible :

– Oui, je suis une dragonne, même si j’ai renoncé à mon ancienne forme. Et nous avons beaucoup à nous dire, jeune humain.

 

Galabin s’était effondré au sol, abattu par cette rencontre impossible et ces aveux improbables alors qu’il venait de subir une épreuve qui l’avait vidé de toute son énergie. Sa tête lui tournait, tout son corps tremblait. Celle qui s’était présenté à lui comme une dragonne respectait son silence, et semblait attendre patiemment qu’il soit disposé à l’écouter, mais Galabin ne voyait pas où il allait trouver la force de s’adresser à elle. C’est alors qu’un déluge soudain s’abattit sur la forêt. La pluie, qu’il n’avait jamais connue, se déversait sur lui avec force et intransigeance, giflant ses joues et trempant ses habits comme s’ils venaient d’être plongés dans un torrent d’eau.

Galabin leva ses yeux et vit le ciel gris à travers les centaines de rayures vives des gouttes. Pour la première fois de sa vie, la pluie tombait sur lui. Alors, malgré tout ce qu’il venait de vivre, il tendit la main devant lui, et en voyant sa paume se remplir comme par enchantement d’une petite flaque d’eau pure, il sourit jusqu’au plus profond de lui-même. Lorsqu’il entendit la dragonne l’appeler, derrière lui, pour lui suggérer de venir s’abriter dans la caverne, il bondit sur ses pieds avec aisance et se dirigea vers elle, trempé jusqu’à l’os mais sans se défaire de son air béat. En le voyant ainsi arriver, Anaynari ne put s’empêcher de rire aux éclats, et Galabin l’accompagna sans se faire prier, évacuant toute ses peines et ses craintes à travers les flots revigorants de la pluie et de l’hilarité.


 

Un peu plus tard, leur rire était retombé, à la différence de la pluie qui arrosait toujours abondamment le cirque en dessous de la caverne. Galabin espérait que Joël et les chevaux avaient trouvé refuge. Il se séchait auprès du petit feu qu’il avait allumé grâce à des vieilles racines et des petites branches qu’il avait trouvé à l’entrée de la grotte, tandis que la dragonne, installée à une distance prudente des flammes, lui posait des questions sur lui et sur sa vie. Il lui répondait avec sincérité, sans toutefois entrer dans les détails et elle respectait ses mots comme ses silences. La sagesse et la douceur qui se dégageait de cette femme lui inspirait confiance. Lorsqu’elle n’eut plus de questions, il attendit à son tour qu’elle lui livre en retour ce qu’elle voudrait de son histoire. Lorsqu’elle commença à parler, il mit du temps à réaliser l’importance de chacun de ses propos, puis petit à petit, il fut saisi par l’ampleur de ses révélations.

– Les dragons étaient sur terre bien avant les hommes, disait-elle. Nous avons vécu en maître incontestés durant des millénaires, allant où nous voulions aller, mangeant ce que nous voulions manger. Et puis, est venu le temps où, en quelques milliers d’années, à peine le temps d’un battement de paupière, votre espèce à évoluée. Vous avez découvert le langage, les outils, la magie. Certains d’entre nous se sont plu à vous observer de loin, à vous étudier. D’autres voulaient vous approcher, faire de vous des alliés. Les plus fous cherchèrent à nouer des amitiés. Mais pour un grand nombre d’entre nous, vous étiez une menace, à éradiquer le plus vite possible.

Galabin avait ouvert son sac dans l’intention de picorer quelques petits fruits, mais son geste avais été suspendu par sa stupeur. Devant son air béat, la dragonne poursuivit :

– Un soir, cinq de ces dragons les plus méfiants et virulents s’allièrent, et décidèrent de ne pas attendre la fin des délibérations ; qui peuvent, il faut l’admettre, parfois prendre plusieurs centaines d’années. Ils passèrent à l’attaque, bien décidés à éradiquer le genre humain en une seule nuit. Mais la magie était puissante en vous, et la seule chose qu’ils anéantirent, c’est toute possibilité d’alliance et de paix.

Lorsqu’elle s’interrompit enfin, Galabin dut bien admettre qu’il lui faudrait du temps pour accepter ce récit comme une version de la réalité. Il regarda, autour de lui, la lumière du feu de bois danser sur les parois irrégulières de la caverne, la pluie qui continuait à tomber à l’extérieur, et la dragonne, qui attendait patiemment qu’il se remette de ce qu’il venait d’entendre. Au dessus de son sac à dos, sa main était toujours suspendue. Après un moment d’hésitation, il le tendit à Anaynari pour l’inviter à partager son butin. Acceptant volontiers, elle en saisit une petite poignée et le remercia en inclinant la tête dans un sourire. Galabin l’imita par automatisme, puis réalisa vite que manger lui faisait du bien. Le sucre des fruits diluait l’amertume des révélations de la dragonne.

– J’ignorais tout de cette histoire, dit-il en avalant une baie.

– Bien évidemment, répondit Anaynari. Nous n’avions pas encore élaboré de moyen de communication avec vous pour vous expliquer la situation. De votre point de vue, tout ce que vous avez pu constater, c’était qu’une troupe de dragons furieux fondait sur vous pour prendre chacune de vos vies. Et dans cette bataille, il n’est pas un homme qui n’ait pas perdu un être cher. Nous ne réécrirons pas l’histoire. En revanche, je ne souhaite pas que mes frères prisonniers aient à souffrir plus longtemps. Je souhaite que la paix entre nos deux espèces puisse régner. Mais pour cela, il nous faut évoluer à notre tour. Les dragons doivent partir, pour revenir sous une forme différente, plus compatible avec la vie telle qu’elle est sur terre aujourd’hui. Une forme moins volumineuse, moins effrayante, une forme capable de communiquer avec vous et de gagner votre confiance. Il est venu le jour nouveau de la renaissance des dragons, conclu-t-elle d’une voix solennelle.

– Le jour nouveau de la renaissance des dragons… répéta Galabin, abasourdi. Ce sont les mots exacts de la fin d’un dicton de chez moi !

– Dicton, prophétie, légende, poème, mise en garde… Quelque soit le nom qu’on lui donne, et quelque soit les transformations que ce texte ait pu subir en fonction des peuples et des périodes, les deux derniers vers restent intacts : le jour nouveau / de la renaissance des dragons. C’est le seul message qui compte, qui vous conte. La vérité. L’évidence. Cachée dans chacune de vos comptines, et à côté de laquelle vous passez depuis des centaines de générations, tandisque vos chamans s’amusent à guetter partout des signes futiles, des goûtes de lumières au zeste de fenouil en passant par le chant d’une rivière… La vérité.

Galabin observait le visage énigmatique de la dragonne à travers les flammes. Elle semblait attendre qu’il devine seul cette vérité, mais il n’avait vraiment pas compris où elle voulait en venir.

– Quelle vérité ? finit-il par demander.

– Réfléchi, Galabin. Pour renaître, ne faut-il pas mourir ?

– Mourir ? s’écria-t-il.

Il regarda d’un air pantois cette soi-disant dragonne, qui semblait ignorer la faculté première des dragons.

– Mais… balbutia-t-il, c’est impossible… les dragons sont immortels ! S’il y avait un moyen de les tuer, on l’aurait trouvé !

– Je peux comprendre ta réaction. En six-cent ans de guerre, puis quinze mille ans de captivité, les hommes ont tout essayé. Chacun de mes frères a été noyé, brûlé, transpercé, étouffé, des centaines de fois.

Galabin eut le souffle coupé par l’horreur de ce qu’il venait d’entendre. Bien sûr, d’une certaine façon, il le savait. Mais le discours à la fois implacable et serein de la dragonne s’était abattu sur lui avec fracas. Il ne comprenait pas qu’à cette évocation, elle n’ait pas envie de se jeter sur lui pour lui faire subir ne serait-ce qu’un centième de ce que ses semblables avaient subis. Elle semblait même avoir un sourire bienveillant envers lui lorsqu’elle lui confia :

– Et pourtant, il existe un moyen de tuer les dragons. Un moyen assez simple, de surcroît. Un moyen que je vais te révéler aujourd’hui, à toi, Galabin.

De plus en plus mal à l’aise, le jeune poursolien eut un mouvement de recul. Il posa ses mains au sol derrière lui, prêt à se relever d’un bond :

– Pourquoi ? Pourquoi vouloir me dire cela ? Pourquoi à moi, pourquoi maintenant ?

– Galabin. J’ai vu le choix que tu as fait aujourd’hui dans la caverne. Il s’agissait d’un test, d’une illusion que je propose à toute personne qui traverse cette foret depuis des décennies. L’ours n’était pas réel. Regarde ta lame.

Galabin découvrit avec stupeur que la lame de la machette, encore marquée de traces de sang une seconde plus tôt, était à nouveau immaculée, tout comme son pantalon.

– Je n’ai pas tué d’ours ? C’est… c’est impossible...

La dragonne le rassura d’un sourire tendre avant de reprendre son discours :

– La plupart des gens ne montent même pas jusqu’à la caverne. Cela faisait si longtemps que j’attendais le passage de celui qui prendrait la décision que tu as prise. Tu as un grand cœur, mais tu as aussi assez de courage pour affronter la réalité et faire les choix qui s’imposent.

Comme s’il n’était pas déjà assez déstabilisé, Galabin assista alors à une scène encore plus absurde. Cette femme-dragon immense, puissante, magnifique, s’approcha et se prostra devant lui. À genoux, mains jointes, elle l’implora :

– Galabin, je t’en prie, je t’en supplie, accepte de mettre un terme aux souffrances de mon peuple. Trouve dans ton cœur le pardon et la force d’accompagner mes frères dans la mort, vers une vie future sans souffrance.

Galabin n’osait comprendre cette requête.

– Ce que vous me demandez, c’est de tuer les dragons ? Tous les dragons ? balbutia-t-il.

– De les tuer, afin qu’ils puissent renaître ! Libres et heureux, heureux comme je pourrais l’être si je ne les savais pas tous en proie aux pires souffrances.

Anaynari leva la tête et révéla un sourire exalté à l’idée que son projet puisse enfin aboutir, et cela ne faisait qu’accentuer le trouble du garçon.

– Comment pouvez-vous être si sûre qu’ils se réincarneront ? Si ce ne sont que les propos d’un vieux dicton…

– Tu n’as donc pas compris ? Je suis la preuve vivante que nous pouvons nous réincarner.

La dragonne se redressa en écartant les bras, fière d’exhiber son corps humanoïde en pleine santé.

– C’est en mourant que vous avez pris cette forme ? demanda Galabin.

La dragonne acquiesça avec un air songeur. Peiné pour elle, Galabin se leva pour lui faire face.

– Qui vous a tué ? demanda-t-il dans un murmure.

Balayant sa morosité en un instant, Anaynari lui sourit à nouveau avec assurance et posa sa main sur la sienne en lui saisissant les doigts.

– Cette histoire, je te la raconterai. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, je veux que tu gardes ton cœur comme il est maintenant. Bon et courageux. N’oublie jamais cela. Galabin, ressens-tu de la haine pour mon espèce ?

– Non, répondit immédiatement Galabin.

– Tu es sûr ? C’est très important.

La dragonne avait lâché les doigts de Galabin, mais il avait senti sa peau, lisse et fraîche comme la sienne au petit matin. Il n’avait pas eu envie de fuir ce contact, n’avait ressenti aucune gêne, aucun dégoût.

– J’en suis sûr, répondit-il. Même avant de vous connaître, et d’entendre votre version de l’histoire, je crois que je ne ressentais pas de haine pour les dragons. Ils sont… ils font partie de mon quotidien autant que les hommes ou les chevaux, sans eux je n’aura pas la vie que j’ai aujourd’hui.

– Ressens-tu de l’amour pour notre espèce ?

– Non plus.

Galabin connaissait plusieurs personnes dans son clan qui était fasciné par les dragons des lacs qu’ils gardaient. Leur dangerosité, leur mystère. Ils pouvaient parfois passer des heures à les observer se mouvoir pitoyablement sur l’herbe sèche, agonisant comme des poissons hors de l’eau. Galabin n’était pas de ceux-là. Il voyait les dragons comme des sortes de chevaux dangereux dont il aurait la garde. Il en était responsable, sans nourrir la moindre sorte d’affect à leur sujet.

– C’est parfait, approuva la dragonne avec un large sourire. Pour que la réincarnation se passe bien, il est primordial que celui qui poignarde un dragon ne ressente vis-à-vis de lui ni haine, ni amour.

– Celui qui… Quoi ? s’exclama Galabin. Je vais devoir… vous me demandez…

Les questions se bousculaient dans sa tête. Son cœur battait à tout rompre. La dragonne était-elle vraiment en train de lui révéler comment tuer un dragon ?

– Vous dites qu’il suffit de poignarder un dragon pour le tuer ? finit-il par demander.

– Bien sûr, je t’avais dit que ce n’était pas compliqué. Mais pas n’importe comment. Il faut le poignarder en plein cœur, là où ses écailles sont fines et palpitantes, et cela avec un morceau de coquille d’œuf.

Un silence interloqué suivit cette déclaration.

– Avec de la coquille d’œuf ? répéta Galabin, médusé.

– De la coquille d’un œuf de dragon.

– Bien sûr, inutile de préciser, mais enfin c’est tout de même un peu ridicule ! Et aucun humain n’aurait jamais essayé ?

– Ils n’en ont jamais eu l’occasion. Les dragons connaissent tous cette vulnérabilité ; nous avons aussi notre lot de guerre entre dragons, bien avant votre arrivée sur terre. C’est pourquoi, l’emplacement des coquilles de chacun d’entre nous est un secret bien gardé. Aussi, je ne suis pas sûre que beaucoup d’entre vous aient déjà eu l’occasion de contempler ceci.

La dragonne passa ses mains derrière sa nuque et décrocha un des nombreux colliers qui ornaient son cou. En sortant du col de sa robe, la pierre qui se révéla alors était d’une beauté époustouflante, incomparable. D’un vert clair iridescent, elle était marbrée de centaines de sillons profonds, plus foncés et parfois marrons. La dragonne plaça ce médaillon, taillé en forme de longue griffe, dans la paume de sa main, qu’elle tendit ensuite devant elle. En le traversant, la lumière des flammes révéla d’autant plus sa complexité et sa profondeur. Il était d’une beauté que même les yeux aux nuances les plus subtiles n’auraient pu égaler.

– J’ai l’impression de contempler la foret tout entière, s’extasia Galabin.

– C’est tout ce qui me reste de l’œuf qui m’a fait naître, dit la dragonne. Le reste m’a été volé lors de guerres fort lointaines. Ce fragment est à toi maintenant. Prends-en grand soin, et part libérer mon peuple de sa longue agonie.

La dragonne déposa la griffe dans la main de Galabin et il s’inclina avec cérémonie, comme un chevalier qu’on adoube. Il était conscient de l’importance que pouvait avoir cet objet pour Anaynari, cependant cet honneur qu’il recevait était terni par la noirceur de sa mission. Il regarda encore le débris de coquille, d’une beauté incomparable. Mis à part la forme acérée qui lui avait été donnée, il ne ressemblait pas à un objet destiné à donner la mort.

– N’ait pas de peine, lui dit doucement la dragonne. Nous avons ri ensemble, mangé ensemble, cela me remplit de joie et me donne confiance en ce monde en paix dont j’ai rêvé. Je m’en vais à présent, mais je suis certaine que nos chemins se recroiseront. Au revoir, Galabin.

À peine eut-il le temps de quitter des yeux le bijou que la dragonne s’était éclipsée. Tout comme elle, la pluie avait disparu aussi soudainement que ce qu’elle était apparue. Galabin avait pourtant encore tant de questions, de remarques, de doutes à partager avec Anaynari. Tout était passé trop vite, et il se sentait perdu, seul au monde avec un secret et une responsabilité beaucoup trop lourde à porter.

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Solamades
Posté le 19/12/2024
Re !

Mmh… ce chapitre est étonnant. Cette rencontre étrange, cette discussion… Une dragone sous forme humaine a été tuée est a pu renaitre. Elle demande à un parfait inconnu qu’elle a tout juste testé de partir en quête afin de tuer les autres dragons afin qu’ils puissent renaitre. Dans le genre louche 😅
On sent vraiment bien le côté paladin de Galabin, là !
Je me demande… pourquoi ne le fait-elle pas elle-même ? D’ailleurs, si ça peut leur permettre de sortir de captivité, pourquoi les dragons ne se suicident pas eux-même, puis qu’ils savent que leurs œufs peuvent les tuer. D’ailleurs… ça doit être drôlement dangereux pour les nouveaux nés qui doivent casser eux-même leur coquille…
Et donc, si j’ai bien compris, ça veut dire que si le clan de Galabin garde prisonnier des dragons d’eau juste parce qu’ils ne peuvent pas les tuer ?
Finalement, pour moi, ce chapitre amène beaucoup plus de questions que de réponses ! 😂
Hâte de lire la suite !
Phémie
Posté le 19/12/2024
J'aime beaucoup ton résumé/simplifié qui permet vraiment de voir un peu mes petites failles narratives et de réfléchir à comment les renforcer.

La manière dont Galabin se retrouve investit de cette mission énorme est en effet légèrement bancale et mériterait que j'y planche un peu plus (et là je suis pliée de rire parce que mon copain vient de commenter : "oui, enfin, Frodon il a eu sa quête juste parce que son oncle a fait tomber l'anneau")

Sinon tu as bien compris : le clan de Galabin, comme celui d'Amandrille ou de Stëban, gardent les dragons prisonniers car personne n'a jamais réussi à tuer un dragon.

Merci beaucoup pour ton regard et à bientôt :)
Phémie
Posté le 19/12/2024
"D’ailleurs, si ça peut leur permettre de sortir de captivité, pourquoi les dragons ne se suicident pas eux-même"

-> Je sais pas si j'arrive à bien expliquer dans ce chapitre ce qui peut coincer pour le choix du suicide, mais c'était dans mes objectifs :
- en mourant, les dragons renoncent à leur forme draconienne
- un suicide, ça révèle forcément leur point faible aux humains qui retrouveraient leur corps avec l'arme encore dedans (ils y tiennent à leur secret)
- pour permettre la réincarnation il y a cette histoire de neutralité dans les sentiments de celui qui tue le dragon (ni amour, ni haine), je me suis dit que c'était pas évident d'atteindre ça pour soi-même.

Voilà, c'est des petite piste de réponse que je vais essayer de rendre plus visibles dans le texte :)
Solamades
Posté le 20/12/2024
Je suis d’accord avec ton copain, une quête n’a pas forcément besoin d’être posée sur un piédestal. Je suis juste encore dans le flou. (C’est quand même spécial comme quête, ça demande un peu plus de preuves, de sérieux. Dans le seigneur des anneaux, le danger que représente l’Anneau, personne n’en doute. Là… la crédibilité de la dragonne est fragile.)

Ce qui a besoin d’être en béton armé, par contre, ce sont les motivations interne du personnage qui accepte de mener la quête à bien. «Parce qu’on me l’a demandé» ne suffit pas. À ce stade, Galabin n’a pas dit grand chose de ce qu’il pense. On ne sait même pas s’il va accepter, j’ai juste senti que ça le travaillait. Ça ne me pose donc pas de problème si tout cela est amené plus tard.

En ce qui concerne tes pistes de réponses, ça me va, mais il va falloir trouver un moyen de l’inclure dans le texte ! Ton univers est super riche, j’adore.
Phémie
Posté le 20/12/2024
Bien d'accord avec toi, je serai très contente d'avoir ton retour sur la question dans les chapitres qui suivent si tu accompagnes ma petite troupe plus loin dans l'aventure :)
ANABarbouille
Posté le 02/12/2024
Très joli chapitre !
on a envie de voir le cirque d’Ughasc (même si je ne connais pas ce qu’est un cirque à part celui avec le chapiteau, mon imaginaire était un peu étonné haha!)

Je trouve que le moment où la dragonne commence son histoire est un peu abrupte (j’ai l’impression qu’ils rigolent, parlent de la pluie et du beau temps et d’un coup elle parle d’un élément super important) ; peut-être introduire par un questionnement de galabin qui n’avait jamais vu personne de pareille ? Le reste du dialogue est top, galabin qui réalise qu’il y a une autre vision de l’histoire et du traitement des dragons !

Est-ce que la dragonne attendait Galabin ? Est-ce qu’elle connaissait une prophétie à son sujet ? Je me pose plein de questions aussi :)

J’avoue que j’ai trop pas envie que les dragons meurent pour s’adapter aux humains :’(( surtout le petit bout qui est né y a pas longtemps! Mais il faut aussi les libérer de cette prison éternelle ! Beaucoup d’intrigues qu’on a envie de suivre !

Bravo et à bientôt pour la suite :D
Phémie
Posté le 02/12/2024
Merci pour ton retour ! Ce cirque naturel est un clin d'oeil à un de mes plus beaux souvenirs de rando, enfant. Je trouve que ce sont des endroits magiques qui peuvent cacher de beaux secrets.

Tes réactions et retours sur le dialogue avec la dragonne me plaisent bien, et je suis assez d'accord. Je vais voir comment je peux introduire la conversation de manière plus naturelle, sans trop alourdir ce chapitre déjà bien long.

Belle soirée et à très vite
ANABarbouille
Posté le 03/12/2024
Tu donnes envie de parcourir cet espace, merci à ton souvenir pour ce beau partage :D
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