Chapitre 2 : La dot

Notes de l’auteur : Voilà le deuxième chapitre de Perce-Pierre ! Je vous souhaite une très belle lecture et espère vous retrouvez dans les commentaires pour en discuter ensemble. Toute remarque est la bienvenue ! Dites-moi si ce deuxième chapitre vous a plus !

Il y'a sûrement encore des coquilles, des fautes, des maladresses ou répétitions malgré les re-lectures, n'hésitez pas à me corriger, ou à me les signaler.

Je suis très joyeuse de partager cette histoire avec vous tous !

Une petite pousse.

Après avoir effectué le tour du jardin royal, Ignace rencontre sur le chemin les jumelles de la famille Mens, toutes deux couvertes de robes de satin doublées d’une peau de lapin à l’intérieur, un chapeau à plumes à la main. Elles font partie des personnes du château qu’il préfère éviter. Tout comme la sienne, leur famille est une des illustres maisons ayant fondées le royaume. Chacune de ces nobles lignées possède des dons très particuliers. Néanmoins, toute personne sensée de la capitale se tient sur ses gardes autour des Mens.

             Ignace emprunte un chemin derrière les hautes haies et se concentre pour ne pas penser trop fort. Le don des jeunes filles leur permet de s’immiscer dans votre tête et toutes deux sont de vraies fouines. Le garçon les entend glousser de l’autre côté de la roseraie quand il se rend compte que ses mains sont vides. Flûte à bec, j’ai oublié mon livre sur la table de la bibliothèque. Quel idiot !

             Ignace entame son demi-tour quand il entend le clocher sonner neuf coups, il n’a plus le temps. Les aiguilles du clocher le rattrapent toujours sans qu’il n’y puisse rien faire, et Ignace à cette irritante impression de courir après le temps. Vif, il se presse et referme le portillon doré du jardin en le claquant derrière lui. Après avoir dévalé quelques marches, il s’engouffre dans la bouche d’un passage souterrain, faiblement éclairé par des bougies. Les mains dans sa veste d’un velours prune, et le menton dans son col. Il a comme la sensation de s’enfoncer dans une eau froide et sombre ; le chemin est escarpé mais c’est aussi le plus court jusqu’au centre de la capitale. En écho contre les parois le son de ses pas se répercute. Il entrevoit le soleil sur sa remontée et presse un peu l’allure pour palier son retard. Le chemin débouche sur une petite rue qui longe la place du marché, l’odeur toute matinale du pain chaud lui chatouille les narines. Les bruits se mêlent entre eux, les sabots cliquètent en boucle sur les pavés et le poissonnier s’étrangle à vanter les mérites de sa pêche à qui mieux mieux.  

            Ignace sursaute quand un carrosse lui coupe le passage prestement. Je ne l’avais pas vu venir celui-là. En y regardant de plus près, il n’a jamais croisé le blason de la maison qui est peint sur sa portière. Le garçon n’a pas la prétention de connaître personnellement toutes les familles nobles qui vivent à Aleria mais il est certain de n’avoir jamais vu ce blason auparavant.

- Curieux, lâche-t-il.

 La voiture se dirige tout droit vers les beaux quartiers, il emprunte le même chemin remontant la rue pavée.

 

             Sans trop se soucier de son apparence, il pousse l’imposante porte en bois de chêne à l’arrière du banal petit château qu’il habite, un château bourgeois d’honnête facture, avec deux petites tours élégantes et une belle coupole en verre en son centre. Ignace entend déjà le souffle exaspéré de son père en voyant sa tenue. Il avait pris au matin le premier veston qui lui était tombé sous la main sans trop se soucier de l’assortiment de celui-ci avec sa chemise et son gilet. Tentant de boutonner ce dernier afin d’être un peu plus présentable, il repousse ses cheveux défaits vers l’arrière ; la même mèche lui résiste encore et vient chatouiller l’arrête de son nez, tant pis.

            En entrant dans la plus grande salle du château, les lustres brillent de mille feux, flottant dans la pièce comme des libellules, leurs ailes en aluminium profilées. Le parquet est resplendissant et la moquette comme l’écume le recouvre d’une jolie mousse. Ignace aperçoit ses parents en haut des quelques marches qui dominent la pièce et croise le regard irrité de ses deux parents. Manque de pot, en plus de sa tenue négligée, il est bien en retard. Le dôme de verre au centre de la pièce est aveuglant ; la lueur matinale qui s’y reflète en de multiples rayons colorés lui rappelle les lumières de l’océan, à quelques centimètres de la surface, à l’endroit exact où le soleil pénètre l’étendue d’eau salée.

Ses parents ne sont pas seuls en haut de l’escalier, une garde autour d’eux ainsi qu’un homme au front dégarni et à la barbe plus grisonnante que brune détaille le jeune homme de pied en cap. Derrière lui, une femme élégante couverte d’une soie aux nuances jade, se tient droite, un peu en retrait à côté d’une plus jeune fille aux joues empourprés. La robe rouge vif au col carré dont elle est vêtue semble s’accorder à son humeur, elle replace une mèche sur son front avant de chiffonner l’endroit où elle tient ses jupons, apercevant Ignace à son tour, indifférente. Aucune émotion sinon l’inconfort ne semble traverser son visage en forme de lune. Elle détaille le garçon rapidement et replonge ses yeux dans le vide.

Une voie bourrue fait frémir le château et coupe court aux œillades. 

- Ignace mon garçon ! Viens par ici.

            Les yeux ronds et l’estomac noué par toute cette attention, le jeune homme gravit les quelques marches qui le séparent du petit rassemblement. Il semble être le dernier grain de sel à ajouter avant de servir le repas. Tout le monde observe un silence solennel en attendant la suite des évènements.

- Je te présente la noble famille Aquifera, elle nous vient du port de Lamare dans les terres du nord-est.

            Sa voix vibre à travers la salle et ricoche sur les pierres du château. Lamare se situe très loin d’Aleria, séparé par un désert bordant le nord de la ville. Ignace le sait bien ; il se souvient y être allé plus jeune en passant par les plaines et la mer, pour y étudier leurs dons. Il faut dire, bien différents de ceux des familles de la capitale. Les bras dans le dos il acquiesce sans mot dire.

- Mon fils, je te présente ta futur épouse : Agnès Aquifera.

            Cette dernière s’avance et salue Ignace d’une légère révérence. Ignace incrédule ne bouge pas d’un cheveu avant de se pencher à son tour.

- Le mariage est arrangé pour l’hiver prochain, enchaîne-t-il, en attendant les Aquifera résideront dans l’aile gauche du château. Vous demeurerez donc fiancés jusque-là.

- Je compte sur votre devoir et votre honneur pour respecter les usages jusqu’au mariage et vous somme de prendre connaissance du contrat liant nos familles, articule avec raideur l’homme dégarni qui doit être le représentant de famille des Aquifera, à la suite du père d’Ignace.

Cette remarque lui est directement destinée. Ignace

ne pipe mot, médusé par la nouvelle. Quand bien même il le pourrait, il ne saurait pas quoi répondre. Si le garçon n’est que rarement surpris de la tournure que les évènements ont tendance à prendre, on dirait bien qu’aujourd’hui le vent tourne et la barque coule à pic. Un mariage diplomatique. Tu ne l’avais pas senti venir, andouille. Et moi qui croyais qu’il allait me féliciter pour mes recherches.  

- Puisque c’est entendu, annonce son père à l’adresse d’Ignace et de la jeune fille, je suppose que nous nous reverrons ce soir pour le banquet.

D’une voix plus ténue, il ajoute :

- Allons continuer cette discussion dans mon bureau. Par ici, Monsieur Aquifera.

- Ignace, tâche d’être présentable. Ce soir la fête célèbre votre union et tu n’auras pas manqué de constater que tu en es l’invité d’honneur, me glisse ma mère avec malice.

 

             Ignace n’est pas en colère. C’est à lui qu’il en veut de ne pas avoir vu le cataclysme arriver. Il sait que la chose devait advenir et vite, il ne s’était juste pas attendu à ce que ce soit si rapide. Il pousse la porte de sa chambre, et ne fait qu’un pas avant de se laisser choir sur son lit. Sa sœur, entrée à pas de loup, s’approche en silence du lit et lui tapote l’épaule.

- Par tous les Saints, Tamara ! S’exclame-t-il en sursautant. Tu pourrais toquer avant de surgir comme une disamare.   

- J’ai conversé avec maman tout à l’heure, elle était tellement enthousiaste par la nouvelle de tes fiançailles que je ne l’ai pas retenu longtemps d’aller vaquer aux préparatifs, mais j’ai compris l’essentiel, déclare-t-elle dans un souffle.

            Elle garde le silence un instant avant de continuer :

- Je l’ai croisée à l’instant, ta fiancée. Elle n’a pas l’air affreuse, ni même pénible, continue-t-elle. Et puis, il me semble que les nobles de Lamare ont des pouvoirs très intéressants, je te cite ! Un mariage diplomatique… ça pourrait être bien pire.

Tamara regarde son frère les yeux dans le vague.

- Tu rêvasses, poète ?  

- Comment ? murmure-t-il, absorbé dans ses pensées.

- Ce que je dis Ignace, c’est que tu n’as aucune raison d’être malheureux de cet arrangement.

- C’est vrai, admet-il, mais ça me fait une belle jambe d’être fiancé alors que je dois parcourir le royaume d’Est en Ouest pour mes recherches. Et tu oublies que je ne vivrais plus ici avec toi, déclare-t-il en arquant un sourcil de défi.

- À la bonne heure ! lâche-t-elle avec un grand sourire.

            Ignace lui adresse sa moue boudeuse puis tous deux rigolent en chœur. Le visage de sa sœur est radieux. Sur son teint olive se reflète l’iris de ses yeux bleus, les mêmes que leur père. Ses cheveux sont bruns et bouclés et ses pommettes taillées dans le granit.

            La cour aime les femmes, elle les fait murir plus vite et même si Tamara n’a que quelques mois de moins que lui, elle en fait au moins cinq de plus. Tous deux ne sont pas vraiment égaux non plus sur le plan de la mémoire. Sa sœur a cette qualité, ou ce défaut, de se souvenir de chaque détail, et pas d’une façon très commune. De la couleur du veston d’Ignace lors de leur premier jour à l’Académie, au napperon qu’avait installé leur grand-père le jour où il s’était écorché le genou en tombant dans le jardin du château, près des cyprès. Chaque mot, chaque expression, chaque visage et lieu sont sculptés dans son esprit : une ville entière modelée par le passé, burinée dans les détails.  Une faculté bien singulière dont peu de gens de leur famille peuvent se targuer, appelée mémoire absolue.

Quant à Ignace, ses souvenirs font leurs cartons passé quelques jours, à croire que son ciboulot est troué comme un emmental.

Contrairement à Tamara, lui n’est pas très beau. Trop rachitique et sec. Pourtant les gens lui prêtent quelques qualités vertueuses. Une intelligence émotionnelle, du type qui fait presque peur. Ignace a souvent l’impression de ressentir l’énergie que dégage les personnes autour de lui, mais cela n’a rien d’un don. Il a beau faire partie d’une des plus illustres famille du royaume presque tous dotés, lui n’a pas l’ombre d’un aptitude qui sorte de l’ordinaire.

Le garçon n’est pas féru d’Histoire parce qu’il est le meilleur pour la retenir, loin de là, avec son hippocampe en gruyère ; mais il comprend les gens et leurs vestiges mieux que personne. Alors il a travaillé d’arrache-pied, peu brillant mais obstiné et la curiosité a fait le reste : le voilà désormais simple palabreur de la Couronne. Les dates et les détails s’échappent encore de sa tête de linotte, même après toutes ces années d’études acharnées. Des années de routine, de lectures et d’études consciencieuses d’ouvrages de géologues mal dégrossis, de géographes, d’historiens et d’archéologues désuets, pour quelques éclats, trois prouesses et un sujet sur les dons disparus d’anciennes populations du val.

            Son manuscrit a obtenu son point final il y’a quelques jours, après huit ans à gribouiller les pages à l’encre noire. Finalement accepté à la bibliothèque de la Couronne, dans la section pauvre du département. Ignace doit à son ami Aloïs une fière chandelle, sans lui son livre n’y aurait jamais été accepté. Son ami est censeur à la bibliothèque, et bien-sûr, cela lui donne le droit à quelques faveurs. Ça et le fait que son père soit le plus grand négociant de la capitale.

Le manuscrit qu’il a écrit a été classé ouvrage historique d’Aleria, sans plus de courbette ni mention spéciale. Ignace pensait que son père l’avait mandé ce matin pour sanctifier l’évènement.  

            À l’âge de huit ans, le préfet des études qui formait les quelques apprentis palabreurs d’Aleria, leur avait demandé de parcourir par monts et par vaux le royaume et d’y rencontrer ses différentes populations, d’y renseigner globalement leurs habitudes et leurs cultures dans un carnet pour motiver leur curiosité et approfondir leur savoir. Le carnet d’Ignace était plein et sa curiosité piquée à vif mais quand les autres enfants avaient, eux, respecté parfaitement la consigne et renseigné des régions entières, le garçon n’avait parlé que de choses très précises sur les lignées et leurs ancêtres, des histoires contées par les familles des différentes régions. Son étude n’avait que peu d’objectivité et les témoignages ne se référaient à aucune autre étude sur le sujet. Néanmoins, le garçon ne s’était jamais arrêté de documenter son bouquin corné, faisant le tour du royaume. À l’âge de treize ans Ignace avait fini par recueillir un nombre stupéfiant d’histoires sur les dons des familles à travers les terres. Il était donc le premier palabreur à avoir précisément renseigné l’École d’après des recherches de terrain et le compte-rendu de son travail venait enfin d’être publié par les imprimeries du royaume.   

 

            Couvrant leurs rires, un oiseau chantonne depuis le jardin du château une mélodie portée par la brise

- Ça doit être fantastique d’être ménestrel, déclare Ignace toujours assis sur le lit, Tamara à ses côtés.

Il fredonne quelques mesures d’un air songeur, imitant le martinet perché, sa seule sœur pour audience. La satisfaction qu’elle exprime à l’écouter l’enchante, il continue donc à bourdonner, note après note à tâtons. Les souvenirs de leur enfance affluent et il vogue entre ces souvenirs troubles sous le soleil qui jaunis la pièce et sa peau.

- De voyager à travers le royaume, de chanter pour les gens et pour la reine, renchérit-elle.

Ignace désire s’envoler avec l’oiseau hors les murs du château.

- Tu reviendrais au solstice d’hiver, nous régaler de tes chansons apprises en traversant les terres.   

Ce sont les derniers mois qu’Ignace et sa sœur partagent dans le foyer familial, et à cet instant, il ne peut pas s’empêcher de penser que son tour viendra bientôt à elle aussi. Ignace ne doute pas de la faculté de son père à lui trouver rapidement un mari fortuné et une fois le bon parti dégoté, on lui mettra entre les pattes et on attendra tranquillement qu’elle enfante.

- J’ai promis à mère que je jouerais du clavicorde ce soir. Je te retrouve au banquet, dit-elle, déjà sur le pas de la porte.

            En voyant sa sœur s’éloigner et prendre le corridor qui mène à l’escalier de la tour, Ignace s’étend de tout son long.

Il passe le reste de l’après-midi à filer longuement par la fenêtre les nuages, la brise de fin d’été agitant le volet de sa chambre. C’est une journée de travail comme les autres et Ignace observe les hommes des champs s’occuper des récoltes et du bétail comme autant de petites fourmis. Un peu plus loin, les lavandières font la bue à la cendre de bois et à l’eau claire du lavoir. Le linge est ensuite essoré deux fois puis étendu à des cordes, tirées au vent comme de grandes voiles. Avec le soleil qui tape, les draps seront sûrement secs d’ici quelques heures. Même le grand troupeau de moutons de Roland passe en bas des pentes d’Aleria, là où commence la vallée. Ignace les observe déambuler un moment.

Après un instant, il prend une bouffée d’air et se relève. Du lait de vache encore mousseux tiré fraichement d’un seau ce matin par Constantine, voilà ce qu’il lui faut.  

En dévalant les marches vers les cuisines, le garçon en profite pour passer chercher sa veste et son gilet de soirée, ses préférés, couleur coquille d’œuf. Il aura fière allure ce soir au banquet, se dit-il. Il tire sur un fil du gilet qui dépasse. Un doux parfum sucré remonte des cuisines et embaume les couloirs : le four et des odeurs de pâte, de ragout et de miel. C’est Constantine et le vieux chef qui doivent s’affairer dans les fourneaux depuis le début de la journée. Il se fait tard maintenant et le garçon hésite à aller la déranger pour son petit caprice.

Il caresse du bout des doigts le velours de sa veste en songeant à sa future fiancée. Dans quelques mois, ils seront mari et femme et ça, Ignace n’ose pas trop y penser. Son regard implacable l’a laissé de marbre et il ne s’était certainement pas imaginé femme à son bras avant encore quelques années d’indépendance. En se rappelant ses recherches à Lamare, il a de ça bien cinq années, il décide d’aller jeter un œil à ses carnets, pour y dénicher les dons qu’il y avait recensé. Ils sont dans la chambre d’Aloïs ! Tant pis, il ira demain, ce soir les bibliothécaires ont déjà quitté leur bâtiment, fermé ses portes à double tour, et son ami vie à l’intérieur. Rien ne sert de les parcourir maintenant, il me reste encore quelques semaines devant moi.

Le clocher de la ville retentit à nouveau. Il est déjà en retard. Ni une, ni deux, il traverse des escaliers et corridors chichement éclairés par un ciel encore clair et file se changer pour les festivités.

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