Lassée d’attendre, Lundiva était montée elle-même au grenier pour y retrouver les deux enfants rebelles, juchés sur le toit.
— Je vais au QG demander quelques explications, leur annonça-t-elle en passant une tête par la lucarne. Je serai de retour dans quelques heures. Soyez sages et ne restez pas trop longtemps là-haut, vous allez attraper froid.
— Oui, Madame, répondit Nevra en prenant un ton fayot. On sera sages comme des images, Madame.
La gouvernante fronça les sourcils, leva les yeux au ciel, puis capitula en secouant la tête. Après son départ, Nevra était redescendu pour présenter Rena aux autres enfants. Il s'entendait bien avec tout le monde, même s'il n'était proche de personne en particulier. Il espérait que la jeune fille deviendrait vite amie avec eux. Elle était très timide et méfiante, et, malgré les encouragements de son tout nouveau camarade, elle était restée cachée dans son dos.
En comptant Rena qui venait d'arriver, ils étaient onze enfants à vivre ici : cinq filles et six garçons. Ohran, un ondin, était le plus âgé ; il avait presque seize ans. Il avait déjà commencé à chercher un maître d'apprentissage dans la cité et quitterait l'orphelinat dans quelques mois. Arganthaëlle était la plus âgée des filles, elle avait quinze ans. C'était une elfe assez hautaine qui restait à l'écart des autres enfants, préférant passer tout son temps libre à lire dans la bibliothèque. Hidan, dix ans comme Nevra, était un yôkai de la race des Hiderigami, les yôkais de feu. De ce fait, il s'emportait assez facilement et se bagarrait souvent avec les autres enfants.
Azilis, une brownie aux attributs félins, et sa meilleure amie Senya, une jeune Tahuan thérianthrope* des Terres Oubliées, avaient toutes les deux dix ans. Elles étaient inséparables et passaient leur temps à embêter les garçons. Mayu, sept ans, était la sœur cadette de Senya. Konan, treize ans, et son petit frère, Malivan, âgé de neuf ans, étaient originaires du peuple des Norses qui vivaient dans les Terres Blanches. Ce peuple était divisé en deux grands ordres déterminés par la nature profonde de chaque individu : les Aesirs et les Vanirs. Les Norses destinés à devenir de féroces guerriers qui faisaient de l’honneur et du courage leur apanage étaient appelés Aesir. Ceux qui se reposaient sur la puissance de leur esprit, et qui avaient une affinité avec la magie et les forces arcaniques, rejoignaient l’ordre des Vanirs.
Konan avait la carrure et le tempérament belliqueux d'un Aesir et se battait souvent avec Hidan. Malivan compensait son corps chétif par son esprit rusé et un penchant certain pour la magie, ce qui confirmait son ascendance Vanir. Il n'était pas en reste quand il s'agissait d'élaborer toutes sortes de bêtises, toutes plus créatives les unes que les autres, que les autres exécutaient à sa place, ce qui lui évitait bien souvent d'être puni. Le plus jeune orphelin de la maisonnée s'appelait Aedion, c'était un loup-garou de six ans qui avait toujours faim.
Enfin, il y avait Moïra. Du haut de ses treize ans, c'était la plus étrange du groupe et les autres enfants – à l’exception de Nevra qui la trouvait fascinante – en avaient peur, probablement parce que la jeune banshee aimait torturer toutes les créatures, mortes ou vivantes, qui lui passaient sous la main, et qu'elle s'amusait à terroriser ses camarades en mettant toutes sortes de vermines dans leur lit. Son comportement plus que malsain inquiétait Lundiva qui ne savait pas quoi faire de cet enfant hermétique aux punitions qui ne faisait pas la distinction entre le bien et le mal.
***
La matriarche était rentrée en fin d'après-midi. Elle fit aussitôt venir Nevra dans son bureau. Il s'attendait à un nouveau sermon de sa part, mais après avoir refermé la porte derrière lui, il remarqua qu'elle avait l'air tendue et appréhensive.
— Je ne crois pas que l'on va pouvoir garder Rena ici.
— Pourquoi ? C'est parce que ses parents ne sont pas des gardiens d'Eel ? On ne peut pas faire une exception pour elle ?
— Non, ce n’est pas pour cela. Son père faisait partie de la garde de l'Ombre, mais il y a eu un accident, chez eux. Ses deux parents ont perdu la vie. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé exactement, ils n'ont pas voulu me dire grand-chose au QG, mais apparemment celle qui aurait causé cet accident, c'est Rena. Elle aurait perdu le contrôle de son pouvoir et causé involontairement la mort de ses parents.
Nevra reste silencieux un instant. Il voyait où Lundiva voulait en venir et l’idée de devoir livrer Rena à la garde lui déplaisait fortement.
— Qu'est-ce qu'il va lui arriver si elle ne peut pas rester ici ?
— Je ne sais pas... soupira sa marraine en massant l'arête de son nez, l'air fatigué. Ce sera à la Garde d’Eel de décider. Elle sera probablement envoyée dans les Terres du Crépuscule, ses pouvoirs seront scellés, et elle sera surveillée par les Sentinelles. Dans tous les cas, c'est trop dangereux de la garder ici, elle pourrait te blesser, toi ou les autres enfants.
— On garde bien Moïra, alors qu'elle n'a pas toute sa tête ! Rena aurait pu me tuer lorsqu'elle a perdu le contrôle de son pouvoir tout à l'heure, mais elle ne l'a pas fait, elle s'est arrêtée avant. Je ne pense pas qu'elle ferait du mal à quelqu'un sans raison.
— Moïra est un cas à part, mais elle se soigne et les médicaments qu'elle prend ont l'air de faire effet. Et justement, elle est déjà assez difficile à gérer comme ça, je ne peux pas m'occuper de deux enfants à risques.
— Rena n'a pas besoin de prendre de médicaments. Elle n'est pas malade, et elle n'est pas dangereuse.
— Elle pourrait perdre le contrôle de ses pouvoirs à tout moment. Et une telle instabilité des flux naturels n'est pas normale. Ce n'est pas le signe d'un corps magique en bonne santé.
— Dans ce cas je resterai avec elle et je la surveillerai, je ferai en sorte qu'elle ne perde pas le contrôle.
— Nevra, je n'ai pas envie de la jeter dehors non plus, mais ta sécurité et celle des autres enfants passent avant tout. Je me suis promis, en mémoire de tes parents, que je ne laisserais rien t'arriver, lui rappela sa gouvernante avec gravité.
— Tu dis toujours que j'ai hérité du caractère obstiné et fougueux de maman, et que lorsque j'ai une idée en tête, je ne lâche pas l'affaire !
— Oui, et tu as aussi hérité du caractère dévoué, généreux et affectueux de ton père, même si j'aurais voulu que tu hérites un peu plus de sa prudence aussi, répliqua Lundiva en soupirant. Je vois que quoi que je dise, tu ne vas pas en démordre, alors très bien... Elle peut rester pour le moment. Je vais essayer de convaincre le général Aetherwülf de me laisser m’en occuper. Mais si tu remarques quoique ce soit d'anormal chez elle, ne prends pas de risques. Éloigne-toi d'elle le plus vite possible et viens me prévenir immédiatement. C'est bien compris ?
— Oui ! Merci ! Tu verras, tout se passera bien !
Nevra ignorait ce qu'il s'était passé exactement avec les parents de Rena, mais il était certain qu'elle n'était pas aussi dangereuse que ce que les adultes semblaient croire. Ce n'était qu'une petite fille qui avait besoin de se sentir en sécurité, comme n'importe quel enfant. Il ne pensait pas qu'elle puisse perdre le contrôle de son pouvoir si elle ne se sentait pas réellement menacée. Il n'aurait qu'à la protéger et faire en sorte qu'elle ne se sente jamais en danger, comme ça tout irait bien. Elle pourrait vivre normalement, en compagnie des autres enfants.
***
Le soir, ils avaient dîné tous ensemble, et même si le repas fut frugal, ils avaient mangé à leur faim. Après dîner, comme chaque soir, Lundiva les avait rassemblés dans la grande bibliothèque du premier étage pour la séance de lecture. Elle prit un livre sur une des étagères, elle en lut le premier chapitre, puis fit lire les plus grands chacun à leur tour. Rena n'y échappa pas. Le vampire pensait qu'elle allait bégayer et buter sur chaque mot, mais sa lecture était fluide et agréable à l'oreille. Lundiva la complimenta, ce qui sembla lui faire plaisir, car elle sourit timidement en rougissant. C'était la première fois que Nevra voyait son sourire.
Après la lecture, les deux gérantes envoyèrent les enfants se coucher. Le dortoir se trouvait au troisième étage, juste en dessous du grenier. C'était une grande pièce avec une dizaine de lits superposés. Une des filles proposa à Rena de partager un lit avec elle, mais Nevra lui répondit qu'il lui avait déjà réservé une place. Elle parut d'abord étonnée et déçue, puis lança un drôle de regard à Rena, entre suspicion et jalousie.
Après s'être assuré que Lundiva et Emilia étaient retournées au rez-de-chaussée, Nevra sortit son sac rempli de pommes qu'il distribua aux enfants. Sa marraine, trop occupée par l'affaire de Rena, avait oublié de les lui confisquer. Chacun prit son fruit doré en silence, un sourire béat aux lèvres. C'était leur petit rituel secret qu'ils se gardaient bien de révéler à la directrice. Le vampire volait toujours les mets les plus exquis et les plus nutritifs, ceux qui étaient cultivés sur les terres les plus riches en maana, notamment dans le Verger ou le Potager d’Eel qui bénéficiaient de la proximité du Grand Cristal pour y faire pousser des fruits et légumes particulièrement riches en nutriments. Ainsi, ils fortifiaient aussi bien le corps physique que le corps magique. Ceci dit, la qualité avait un prix, et seuls les plus fortunés pouvaient se permettre de garnir leurs tables avec des aliments aussi prisés. Une seule de ces pommes coûtait cinq pièces de cuivre.
Il manquait deux pommes, celle dont il s'était servi pour faire distraction et celle qu'il avait donnée à Rena plus tôt dans la journée. Azilis proposa de partager la sienne avec Nevra qui refusa poliment. Il préférait céder sa part à Rena. La petite brownie hocha la tête. Docilement, elle tendit sa moitié de pomme à la nouvelle en lui adressant un sourire encourageant, mais la yôkai refusa poliment l'offrande.
— J'ai assez mangé, tu peux tout prendre.
Vexée par ce rejet, Azilis repartit avec ses deux moitiés de fruit, la mine boudeuse. Les enfants s'empressèrent de ronger le fruit jusqu'au trognon et de faire disparaître les preuves, avant que Lundiva ne monte pour l'extinction des feux. Nevra indiqua le lit inférieur à Rena avant de grimper à l'échelle pour rejoindre le confort de son propre matelas, mais elle l'attrapa par la manche en lui jetant un regard suppliant de chaton transi par la pluie.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Je... je ne veux pas dormir toute seule...
— Tu n'es pas toute seule, je suis juste au-dessus.
Rena secoua la tête. Ce n'était pas suffisant pour la rassurer. Il avait promis à Lundiva de veiller sur elle, mais il trouvait la fillette un peu trop collante à son goût. Pourtant, même si son comportement l'agaçait, il ne pouvait pas résister à ce regard humide et suppliant.
— D'accord, mais juste pour cette nuit parce que tu viens d'arriver.
Elle hocha la tête. Elle se tassa dans le fond du lit qui n'était pas bien large, mais n'étant pas bien gros non plus, ils ne se sentaient pas trop à l'étroit. Lundiva vint leur souhaiter bonne nuit peu de temps après. Elle embrassa les enfants les uns après les autres. Lorsque ce fut au tour de Nevra et Rena, la gouvernante sourit avec attendrissement en les voyant blottis l'un contre l'autre comme deux petits chiots dans leur panier.
— Venez-là que je vous fasse un bisou !
— Je ne veux pas de bisous ! Je suis grand !
— Ça n'a rien à voir avec l'âge. Même quand tu auras sept cents ans, tu seras toujours mon petit bout de chou d'amour.
— Ne m'appelle pas comme ça ! protesta le jeune vampire en lui jetant un regard outré.
Lundiva se contenta de rire avec légèreté aux réticences du garçon. Elle se pencha par-dessus lui pour embrasser Rena qui était bien plus conciliante que son camarade. Elle leur souhaita à tous une bonne nuit et de beaux rêves, puis éteignit les lumières d'un claquement de doigts. Nevra avait une bonne vision nocturne, d'autant plus que les rayons de la lune d’Opale filtraient à travers les rideaux de tulle blancs, ce qui lui permettait d'y voir assez clairement. Rena, en revanche, ne semblait pas aussi rassurée.
— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu as peur du noir ?
— Tu... tu peux me tenir la main, s’il te plaît ?
— Je suis juste à côté de toi, tu n'as pas besoin que je te tienne la main.
— C'est juste que ma maman me tenait toujours la main pour que je m'endorme, confia-t-elle d'une toute petite voix étranglée par les sanglots.
Nevra ne s'était pas attendu à ce qu'elle parle de sa famille, pas si tôt après l'accident. Être directement responsable de la mort de ses parents devait être un véritable calvaire à vivre. Il n'imaginait pas à quel point elle souffrait, déchirée entre la culpabilité et la solitude. Il prit sa main, menue et tiède, dans la sienne, puis posa son front contre le sien.
— Ne pleure pas.
Il aurait voulu lui poser des questions sur ses parents, sur ce qui s'était vraiment passé, mais ce n'était ni l'endroit ni le moment. Il attendrait qu'elle s'ouvre à lui.
***
Apaisée par la bienveillance du jeune vampire, Rena avait fini par s'endormir. Nevra pouvait entendre son cœur battre lentement. Elle devait être épuisée pour dormir si profondément malgré la tragédie qu'elle avait vécu. Bercé par le souffle régulier de sa camarade, il s'endormit à son tour.
La nuit suivante, il avait laissé Rena dormir seule, mais une heure plus tard, elle l'avait rejoint dans son lit. Il lui avait tenu la main jusqu'à ce qu'elle s'endorme, puis il était discrètement descendu pour dormir dans le lit du bas. Dix minutes plus tard, elle s'était réveillée en panique. Elle avait réveillé tout le dortoir en criant et en appelant sa mère, si bien que Nevra avait été obligé de passer la nuit à la dorloter pour apaiser ses peurs.
Les terreurs nocturnes étaient fréquentes chez Rena, mais elle se calmait rapidement et se rendormait bien vite quand Nevra était à ses côtés. Il avait donc pris l'habitude de dormir avec elle pour qu'elle puisse profiter d'un sommeil paisible. Il avait encore du mal à croire que cette petite fille apeurée et pleurnicharde avait tué trois hommes de sang-froid. C'était la première fois que quelqu'un dépendait autant de lui. Ce sentiment de responsabilité n'était pas si désagréable, il avait l'impression d'être un véritable grand frère devant protéger sa petite sœur, et il en tirait une certaine fierté.
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*thérianthrope : c’est ainsi qu’on nomme les faeries capables de passer d’une forme animale à semi-animale ou complètement humaine. Contrairement aux brownies dont la forme semi-animale est figée, les thérianthropes passent aisément d’une forme à une autre selon leur envie. Les Tahuan sont tous liés à un animal-totem qui détermine la forme animale qu’ils peuvent prendre. De ce fait, les loups-garous, par exemple, sont également considérés comme des créatures thérianthropes.
Pour l'instant le passé de Rena est énigmatique. Peut-être que ce qui dérègle ses pouvoirs aujourd'hui aurait une importance dans le futur / présent
« Elle aurait perdu le contrôle de son pouvoir et causé involontairement la mort de ses parents. » JE LE SAVAIS
Très dark, comme origin story. Ca rend le fait que l'antagoniste en parle à Rena un peu... cruel, aussi. Il doit bien savoir que Rena a causé leurs morts.
Pauvre Rena quand même... Elle est complètement traumatisée ! Mais j'aime beaucoup que tu gardes ce côté enfant et innocent chez elle, parce qu'un trauma n'efface pas ce côté-là, au contraire. Je trouve que tu décris très bien le point de vue de Nevra, d'ailleurs, on a encore rien eu du point de vue de Rena ! Ca change de la narration habituelle sans choquer, et c'est très intéressant de tout voir à travers les yeux de Nevra. Ca permet aussi de voir qu'il a quand même une certaine maturité, pour son âge !!
Le fameux antagoniste qui sait tout. x)
J'ai essayé, mais c'est pas forcément facile de se mettre à la place d'un enfant, traumatisé qui plus est. Nevra est assez mature, notamment grâce à l'éducation et l'influence de Lundiva, mais bon pas tout le temps non plus. x) Des fois, au contraire, il peut être très casse-pieds aussi. x)