Nevra attendait le retour de Lundiva avec impatience et appréhension. Il réfléchissait déjà à ce qu’il ferait si Rena ne pouvait pas rester, mais ses idées étaient toutes plus farfelues et irréalisables les unes que les autres. Il était allé jusqu’à envisager de se faire bannir avec Rena dans les Terres du Crépuscule pour qu’elle ne soit pas seule là-bas, mais avait-il seulement le courage de quitter sa famille adoptive pour une enfant qu’il venait tout juste de rencontrer ? Il savait que dans le fond, il n’en ferait rien. Il se sentait impuissant et condamné à se résigner au sort que la Garde réservait à la jeune yuki-onna. Alors il priait avec ferveur et dévotion. Il suppliait l’Oracle d’épargner la jeune fille et de la laisser rester avec lui. S’il en avait eu le temps et les moyens, il serait même allé déposer une offrande au Temple de la Trinité.
Véritable miracle ou simple hasard de circonstances, ses prières avaient été entendues. Lundiva était rentrée à la fin de la journée en leur annonçant que Rena pouvait rester à l’orphelinat. Ces trois gardiens qui l’avaient pris en chasse étaient des amis de son père. Ils avaient agi de leur propre chef, par désir de vengeance. La garde s’était donc dédouanée de toute responsabilité dans cette affaire. En revanche, ils souhaitaient interroger Rena pour avoir sa version des faits. Ils enverraient quelqu’un directement à l’orphelinat, dans les jours à venir, pour lui poser quelques questions, sous la supervision de Lundiva qui tenait à s’assurer qu’ils n’exercent aucune pression pour tirer de faux aveux à une jeune fille vulnérable et impressionnable. Nevra voulait être présent à l’interrogatoire, lui aussi, mais sa marraine le lui avait formellement interdit.
— Cet interrogatoire est indispensable pour comprendre ce qu’il s’est passé et lui donner une chance de s’expliquer, mais cela ne te regarde pas. Si Rena veut se confier à toi et t’en parler un jour, elle le fera. Sinon, tu dois respecter son silence.
Le vampire savait que sa marraine avait raison. Il avait donc dû prendre son mal en patience et faire taire sa curiosité maladive, notamment en se retenant d’écouter à la porte alors que la yôkai racontait ce qui s’était passé aux enquêteurs de la Garde. Son récit avait dû les convaincre, car elle avait été blanchie de tout soupçon, et les enquêteurs étaient repartis sans elle. Nevra les avait vaguement entendu parler de légitime défense et de malchance alors qu’ils se dirigeaient vers la sortie de l’orphelinat. Le vampire les avait interpellés dans la cour.
— Attendez ! J’ai quelque chose à vous demander !
— Qu’est-ce qu’il y a petit ? dit un des enquêteurs en se retournant. Tu veux nous dire quelque chose concernant cette affaire ?
L’homme le fixait de ses yeux émeraude, un sourire bienveillant aux lèvres. Son visage était doux et son regard avait quelque chose d’étrangement mélancolique et un peu rêveur.
— Est-ce que c’est vrai que Rena peut rester ? Vous n’allez pas la punir pour avoir tué ces trois hommes ?
— Non. Ces trois hommes ont déshonoré la Garde en agissant de la sorte, sans en informer leur supérieur et sans ordre de mission. Ils ont manqué à leur devoir qui est de protéger les citoyens d’Eel. Ils auraient subi un châtiment moins sévère s’ils avaient été arrêtés par la Garde, c’est vrai, mais nous ne pouvons pas condamner une enfant qui a essayé de se défendre face à trois hommes adultes, des combattants aguerris qui plus est. Nous avons jugé qu’elle n’était pas responsable de ses actes. C’est également ce que souhaitait le général Aetherwülf, et je ne peux être que d’accord avec cette décision.
Il y avait donc des gens bien dans la garde d’Eel. Nevra avait retrouvé un peu d’espoir en cet homme qui incarnait tout ce qu’il admirait chez les gardiens qui protégeaient la cité et le Grand Cristal.
— C’est quoi votre nom ?
— Leiftan Falkenback. Je suis inspecteur dans la garde Étincelante. Et toi, comment t’appelles-tu ?
— Nevra. Nevra Dragoman, et un jour, moi aussi, j’aimerais devenir gardien d’Eel !
— Eh bien, Nevra, j’espère que tu pourras réaliser ton rêve et qu’on se recroisera un jour, en tant que collègues cette fois-ci.
L’inspecteur l’avait quitté en le saluant de la main et en lui adressant un dernier sourire énigmatique dont lui seul avait le secret. Nevra se sentait plus léger après cette conversation. Non seulement était-il plus déterminé que jamais à devenir gardien d’Eel, mais en plus de cela, Rena allait pouvoir vivre à l’orphelinat avec lui, sans avoir à craindre d’être chassée, arrêtée ou condamnée pour avoir causé la mort accidentelle de ses parents et de ces trois gardiens.
***
Après l’intégration de la jeune yôkai, la vie à l'orphelinat suivait son cours. Rien n'avait changé, du moins en apparence. Pourtant, les choses n'étaient plus tout à fait pareilles pour Nevra depuis l'arrivée de Rena qui avait bousculé ses habitudes, et occupait tout son temps du matin au soir.
Tous les matins, lorsque l'horloge sonnait huit heures, Emilia montait pour tirer les enfants les plus paresseux du lit, puis elle aidait les plus jeunes à se débarbouiller, se coiffer et s'habiller, après quoi tous se rendaient dans la bibliothèque où les attendait Lundiva. Les plus petits apprenaient à lire et à écrire, tandis que les plus grands les aidaient avec leurs leçons ou se plongeaient dans des études plus complexes. La directrice de l'orphelinat leur enseignait l'histoire, la géographie, la sociologie, l'éthique et les principes fondamentaux de la magie et de l'alchimie. Ceux qui avaient un talent pour la magie s'entraînaient à tracer des cercles, les autres s'adonnaient à la musique, la peinture ou la broderie. Après les cours, les enfants participaient aux tâches ménagères, puis ils avaient quartier libre le reste de l'après-midi, jusqu'à l'heure du dîner – le seul et unique repas de la journée qui leur assurait une bonne nuit de sommeil.
En temps normal, Nevra profitait de ses après-midi libres pour se balader dans la cité, faire un peu de repérage, subtiliser quelques vivres au marché, ou s'entraîner secrètement sous l'aile d'un vieux tanuki qui répondait au nom de Maître Sakumo, mais la présence de Rena avait quelque peu bouleversé ses plans, et cela faisait plusieurs semaines qu'il n'avait pas mis les pieds au dojo. D'autant plus que Lundiva lui avait formellement défendu d'y retourner lorsqu'elle avait appris qu'il prenait des leçons d'arts martiaux. Le garçon ne comprenait pas pourquoi elle s'y opposait si catégoriquement, mais il avait décidé de faire profil bas quelque temps pour endormir la vigilance de sa marraine.
Malgré les avertissements de Lundiva, le jeune vampire ne pouvait pas renoncer à son rêve de suivre les traces de ses parents et entrer dans la Garde d'Eel. C'était la seule chose qui le liait encore à eux, la seule façon pour lui d'honorer leur mémoire. Il voulait pouvoir se tenir fièrement face à leur tombe et leur montrer qu'il était devenu le digne héritier de la famille Dragoman.
Afin que sa marraine ne soupçonne rien, le jeune vampire avait passé un pacte avec Rena pour qu'elle lui serve d'alibi. La yôkai lui avait solennellement juré fidélité et loyauté. Elle lui avait promis de garder le secret et s'était même engagée à mentir pour le couvrir s'il le fallait. Nevra s'était laissé séduire par la déclaration de la fillette, suffisamment pour lui accorder sa confiance et faire d'elle sa complice.
***
Le dojo se trouvait dans le quartier voisin du Fer-Luisant, à une trentaine de minutes à pied de l'orphelinat. C'était le quartier de la Guilde des Armuriers et des Marchands d'Armes – GAMA pour les initiés – où venaient s'approvisionner gardiens, mercenaires et chasseurs de primes. Les marchands ambulants parcouraient le royaume pour vendre leurs armes à qui en voulait. C'était aussi dans ce quartier que se trouvaient les divers terrains et salles d'entraînement pour le maniement des armes, ainsi que quelques écoles d'arts martiaux occultes, dont faisait partie celle de Maître Sakumo.
Le dojo du vieux tanuki était entouré d'un muret en pierre, surmonté d'une palissade en bambou. Une arche soutenait deux lourdes portes en bois de cyprès lasuré, ornées chacune d'un heurtoir en bronze. Nevra se glissa dans la cour ombragée, au centre de laquelle trônait un grand cerisier en fleurs. Le garçon fit signe à sa camarade de le suivre jusqu'au bâtiment principal. Nevra prit une profonde inspiration avant de faire coulisser la porte en papier de riz. Il allait très probablement se faire tirer les oreilles après toutes ces semaines d'absence.
***
Maître Sakumo, assis en tailleur sur le tatami beige, au centre de la pièce, était plongé dans une profonde méditation. Le vampire fit signe à Rena de rester silencieuse. Ils attendirent patiemment que le tanuki sorte de son état méditatif. Au bout d'une dizaine de minutes, Sakumo entrouvrit enfin les yeux.
— Tiens, tiens... mais qui voilà donc ? Ne serait-ce pas mon jeune ami Nevra qui, s'étant soudainement rappelé l'existence de son pauvre maître, daigne enfin l'honorer de sa présence ?
Le garçon grimaça. Son maître avait l'air de mauvais poil. Quel mauvais tour allait-il lui jouer pour le punir de son absence prolongée ? La réponse ne se fit pas attendre, le châtiment tant redouté ayant pris la forme d'un kunai volant dans la direction du vampire. Nevra s'était préparé à esquiver le projectile lorsqu'il réalisa que Rena se tenait juste derrière lui. Il se figea, faisant barrage entre le kunai et son amie. Il serra les dents, retenant un cri de douleur lorsque la lame frôla son visage, lui entaillant légèrement la pommette, et emportant quelques mèches de cheveux au passage.
— Non, mais ça va pas la tête ! s'emporta le jeune vampire, oublieux du respect qu'il devait à son maître. Vous auriez pu la blesser !
Maître Sakumo dressa un sourcil sévère. Ses yeux gris bleu, plus froids et affûtés que le plus tranchant des aciers, le jugeaient avec condescendance.
— La discipline est au corps et à l'esprit ce que l'affûtage est à la lame. Si tu négliges ton entraînement, ils s'émousseront.
— Je sais, bougonna Nevra, j'aurais bien voulu revenir plus tôt, mais j'ai eu... un imprévu.
— Es-tu revenu pour m'assommer avec tes excuses dont je n'ai cure, ou pour continuer ton entraînement ?
Maître Sakumo s'empara de deux sabres en bambou accrochés au mur. Il en jeta un en direction de son disciple qui l'attrapa à la volée, puis lui fit signe de se mettre en garde. Alors que Nevra essayait de se remettre en tête les principes de bases que lui avait enseignés son maître, celui-ci avait adopté une position défensive. Il voulait que son disciple attaque en premier.
Le vampire se concentra sur son adversaire. Les dents serrées, il s'élança vers le tanuki. Les gestes de son maître étaient lents et nonchalants ; il parait ses coups sans le moindre effort alors que Nevra y allait de toutes ses forces et de toute son âme. Il vit enfin une ouverture. Il fendit l'air de la pointe de son sabre, mais ce fourbe de tanuki l'esquiva avec agilité. D'un croche-pied, il l'envoya s'étaler de tout son long sur le tatami.
— Ce n'est pas juste ! s'insurgea le malheureux disciple en frappant le sol du poing, mortifié par l'humiliation et la frustration. C'est un combat de sabres !
— Je n'enseigne pas le combat à la loyale ici, répondit Maître Sakumo sévèrement. Le Style des Mille Lunes Fantômes est subversif, c'est un mirage destiné à tromper l'ennemi. Le sabre, le poignard, le kunai, le shuriken, et j'en passe, mais aussi ton corps et la magie, sont autant d'armes que tu devras apprendre à maîtriser à la perfection, si tu espères un jour devenir mon égal et obtenir le titre de guerrier de l'Ombre.
— Je ne veux pas d'un titre aussi ringard ! rétorqua Nevra avec amertume. Je veux juste apprendre à me battre.
— Et c'est pour cela que tu échoues à chaque fois. Tu veux apprendre à te battre, mais tu as perdu avant même que le combat commence. Tu frappes fort, mais tu vises mal et tu redoutes les coups de ton adversaire. Tu es trop tendu, tu fonces tête baissée, mais au fond, tu ne crois pas à la victoire. Ce n'est pas ainsi que tu progresseras.
— Vous dites cela comme si c'était facile...
Maître Sakumo secoua la tête, dépité par le manque de vision de son élève. Il se tourna alors vers son amie.
— Et toi, jeune fille ? Dois-je supposer que tu es venue pour recevoir mon enseignement ?
— Elle n'est pas là pour ça, s'empressa d'expliquer Nevra. Elle m'accompagne, c'est tout.
— Ton amie est-elle dépourvue de langue, contrairement à toi et moi, pour que tu doives ainsi répondre à sa place ?
— Non, mais...
Maître Sakumo le fit taire d'un regard, puis il ramassa le shinai du vampire pour le tendre à Rena.
— Allons-y, jeune fille ! lança le tanuki en se mettant en garde. Montre-moi de quoi tu es capable.
Rena interrogea Nevra du regard, l'air perplexe, mais son ami ne pouvait pas s'opposer à son maître. Il se contenta d'un hochement de tête encourageant tout en croisant les doigts pour que Sakumo se montre indulgent avec elle. La yôkai tenait fermement le sabre en bois dépourvu de garde. Sa posture était correcte, ses appuis semblaient solides, et la façon dont elle avait placé ses mains autour du manche du sabre laissait deviner que ce n'était pas la première fois qu'elle maniait une arme de ce type. Son regard, en revanche, trahissait son appréhension et elle était bien trop crispée.
Maître Sakumo porta le premier coup qu'elle para maladroitement. Elle avait une bonne réactivité, mais la technique laissait à désirer. Le tanuki la ménageait, ce qui lui avait permis de bloquer quelques coups, mais alors qu'elle commençait à prendre confiance en elle, Sakumo la désarma en un tour de main.
— Tu as de bons réflexes défensifs, la complimenta-t-il malgré la déconfiture de la yôkai. Quel est ton nom ?
— Re- Rena… bégaya-t-elle, impressionnée par la prestance du tanuki. Rena Yukihira, monsieur.
— Eh bien, Rena. Félicitations ! À partir d'aujourd'hui, tu seras mon élève et je te t'entraînerai avec Nevra.
— C'est une blague ?! s'exclama ce dernier qui n'en croyait pas ses oreilles. Je croyais que vous ne preniez qu'un seul disciple à la fois et que vous ne preniez que les meilleurs ? J'ai dû camper pendant des semaines devant votre dojo pour que vous acceptiez de m'entraîner, et vous la prenez comme disciple en deux minutes ? C'est quoi cette embrouille encore ?
Sakumo plissa les yeux avec désapprobation, sondant le vampire quelques secondes avant de retrouver son air insouciant.
— C'est moi le maître de ce dojo, je fais ce que je veux, déclara-t-il unilatéralement. J'aime bien Rena. Elle est mignonne.
— Pff... souffla Nevra en secouant la tête d'un air dépité. C'est du favoritisme ça !
— Tut tut tut ! Doutes-tu de la clairvoyance de ton maître pour ainsi remettre en cause ses choix ? On dit que les vampires ont une vue redoutable la nuit, mais sont-ils si aveugles le jour qu'ils ne voient pas la pépite qui brille juste sous leurs yeux ?
— Mouais... je ne suis pas convaincu, fit son élève qui laissait sa jalousie parler pour lui. Elle n’est pas si douée que ça. Je suis bien meilleur qu'elle.
— Hé ! Ça se fait pas de dire ça, alors que tu ne sais même pas de quoi je suis capable ! protesta Rena, piquée au vif par le dénigrement de son camarade. Vas-y, viens, on va voir qui est le meilleur ! Et si je gagne, t'as intérêt à t'excuser !
Aveuglé par la jalousie, les mots avaient dépassé la pensée de Nevra, mais il ne s'attendait pas à une réaction aussi virulente et immédiate de la part de son amie, elle qui était si timorée d'ordinaire.
— Hm, hm... fit Sakumo en hochant la tête. Il n'y a aucun différend qu'un bon coup de sabre ne puisse trancher. Aux armes, mes enfants ! Si Rena l'emporte, tu devras t'excuser comme elle te l'a demandé, et elle aura également l'honneur de devenir ma disciple, tout comme toi. En revanche, si elle perd, je reconnaîtrai qu'elle est moins douée que toi, et je ne la prendrai pas comme disciple. Cela vous convient-il ?
Rena hocha gravement la tête en jetant un regard lourd de défi à Nevra. Le vampire lui répondit par une grimace gênée. L'idée d'avoir mis la yôkai en rogne le mettait étrangement mal à l'aise, et il se sentait coupable d'avoir déclenché cette querelle qui semblait grandement divertir le tanuki. Il réfléchissait déjà à un moyen de rattraper le coup alors qu’il s’élançait sur le tatami, sabre en main, pour affronter son amie.
Mais en vrai let's GO. Après peace and love slash and peace. Je l'aime bien maître Sakamoto. Par contre j'avoue que c'est triste les dojo avec un seul disciple. La présence de Rena pourra diversifier les entraînements.
Après Sakumoto est vraiment un bon maître, mais il a aussi ses raisons d'accepter ou refuser des disciples, parce que ce qu'il enseigne n'est pas à la portée de tout le monde et puis faut que ce savoir tombe entre de mauvaises mains non plus.
Sakumo, je l'aime. Drôle et sage, un maître parfait !! Vraiment, tous les nouveaux personnages que l'on découvre sont supers, et on s'attache à eux très facilement !
Et cette fin ahah ! D'un côté, c'est assez drôle, parce que tout vient à la base d'une réaction normale pour un garçon de 10 ans. De l'autre, Sakumo n'y va pas de main morte avec ses conditions ! Je pense que Rena va gagner, mais elle semble quand même avoir une certaine connaissance, donc là aussi c'est intéressant d'en apprendre plus sur elle !
Mais j'ai fait des parallèles exprès entre les deux situations du coup.
Sakumo c'est un peu le comic relief de service, mais cela dit je me suis beaucoup amusée à écrire le personnage, surtout avec ses proverbes bizarres là qu'il a clairement inventés. x)
J'avoue Sakumo en mode "vous êtes pas d'accord ? battez-vous !" xD Et après il sort le pop-corn.