L'aube se levait déjà sur la lande. Un rayon de soleil perça la vitre de la chambre et vint se déposer sur l'édredon du lit, puis glissa jusqu'au visage laiteux de la jeune fille pour réchauffer sa peau. D'autres le suivirent bientôt et elle les sentit embraser sa chevelure de blé avec délectation. De la pulpe de ses doigts, elle effleura les draps rugueux qui l'enveloppaient et dégageaient une odeur entêtante de lavande.
Ce fut à ce contact chaud, parfumé et douillet que ses paupières s'ouvrirent enfin. C'était comme émerger d'un nuage ; tout semblait si lointain.
Tandis qu'elle accommodait ses yeux à la lumière du jour naissant, un carillon lui chatouilla les oreilles. Elle s'appuya sur son coude droit et jeta un œil par la fenêtre. Une carriole attelée à une mule s'était arrêtée près du perron où se balançait encore la cloche de cuivre qu'on venait d'agiter. L'esprit encore embrumé, elle regarda décharger sur le palier la cargaison de bouteilles de lait matinale, le bruit du verre résonant jusqu'à elle. La vitre n'était décidément pas bien épaisse.
Son regard se détacha et glissa à hauteur de ciel, là où s'élevait déjà le soleil. Une muraille d'un mélange étonnant de vert profond, d'orange et de rouge ondoyait sous la brise : la lisière d'une grande forêt en proie à l'automne bouchait l'horizon.
Ses observations s'arrêtèrent là, coupées court par la porte qui s'ouvrit à la volée face à elle. Elle eut la sensation soudaine de recevoir une douche glacée. Des bribes de souvenir éclatèrent dans son esprit.
La fuite. La lande. La pluie. Le froid.
Elle se ratatina dans ses draps, l'estomac noué, la gorge sèche, et observa la nouvelle arrivée. C'était une jeune femme habillée simplement, un tablier de service noué à des courbes généreuses. Autour de son visage, d'épaisses boucles rousses ramenées en un chignon modeste chatouillaient ses joues roses pleines de vie. Et dans ses mains habiles un plateau garni dégageait une odeur divine.
— Je suis heureuse de voir que tu vas mieux ! lança la jeune femme avec entrain. J'apportais ça à Aaron, mais il ne m'en voudra pas de te le laisser à la place.
— Me... merci.
Sa voix était enrouée et sa gorge la tirait affreusement. Il n'y avait rien là de bien étonnant. Cela faisait combien de temps qu'elle n'avait pas parlé ? Se comptait-il en heures ? En jours ? Elle tenta de chercher dans sa mémoire, mais tout ce dont elle se souvint fut une lueur vacillante au cœur d'une terrible tempête.
Ce ne fut toutefois pas ce qui la troubla le plus. De l'autre côté de son lit, là où son regard n'avait pas encore porté depuis son réveil, se tenait un garçon, assis tout près d'elle, qui se frottait les yeux en bâillant ; elle venait à peine de remarquer sa présence. Avait-il passé la nuit à la veiller ?
Avant qu'elle n'ait le temps de s'en rendre compte, le plateau se retrouva entre ses mains. Elle jeta un coup d'œil gêné au garçon qui la fixait toujours, puis se décida à avaler son repas. C'était une situation extrêmement malaisante : aucun garçon ou homme hormis son père ne l'avait jamais vu autrement parée de sa toilette, les cheveux ramenés en un élégant chignon, et jamais, au grand jamais, allongée dans un lit à peine vêtue d'une chemise de nuit ! Aurait-il été un petit garçon que cela ne l'aurait pas gênée, mais celui-là semblait avoir à peu près son âge...
Comme il ne paraissait pas disposé à la laisser seule, elle laissa son regard vagabonder dans la pièce, détaillant méticuleusement chaque recoin de la chambre ; de la fenêtre où perçait le soleil, jusqu'à la porte où était entrée la jeune femme, désormais affairée à faire un brin de ménage. Tout ici semblait avoir été sculpté dans un bois rustique de hêtre ou peut-être de châtaignier. Il lui sembla que la pièce entière chuchotait à chaque craquement de plancher. Quelle étrange demeure c'était.
Une chaleur curieuse commençait à revivifier son corps. Les odeurs de vieux bois de la chambre se mélangèrent à celles de son petit-déjeuner. Le pain chaud qu'elle trempait dans son lait frais croustillait et fondait sur sa langue. À chaque bouchée, elle avait la sensation de reconquérir des forces perdues depuis longtemps. Son cœur se serra et une larme perla au coin de son œil. Ces gens ordinaires qu'elle ne connaissait pas l'avaient recueillie et soignée comme si elle était des leurs.
Elle voulut essuyer ses yeux, mais un geste maladroit lui fit lâcher sa cuillère qui dégringola sur le plancher. Avant qu'elle n'ait le temps de réagir, le garçon s'était précipité pour la ramasser. Au lieu de lui rendre, il lui tendit un mouchoir tout droit sorti de sa poche. Sur le coup, elle ne sut pas ce qui la surprit le plus : le geste en lui-même ou la finesse de la broderie de l'objet. Le tissu soyeux dissonait avec son propriétaire. Un nom y était inscrit dans une élégante écriture : Eleanor. Ce n'était pourtant pas le genre d'objet qu'on retrouvait chez des aubergistes, des paysans ou des fermiers...
Elle attrapa le mouchoir en le remerciant d'un sourire embarrassé.
— Aaron ? Peut-être vaudrait-il mieux la laisser seule maintenant.
La voix de la jeune femme rousse lui fit reprendre ses esprits.
— Je vais te chercher une autre cuillère, lui dit-elle en se retournant.
La jeune fille ne répondit rien, mais après avoir essuyé ses yeux, elle tendit une main timide vers le garçon pour lui rendre son mouchoir.
— Garde-le, dit-il en se levant. Je n'en ai pas besoin.
Il saisit le livre resté ouvert sur l'accoudoir de son fauteuil, tourna les talons et s'arrêta subitement.
— N'essaye pas de te lever, tu t'es tordu assez méchamment la cheville, lui apprit-il en se retournant vers elle. Le médecin a dit qu'elle devrait guérir en quelques semaines.
Elle se rendit alors compte qu'elle parvenait à peine à bouger son pied gauche. Elle grimaça ; une douleur lancinante remontait le long de sa jambe.
Le garçon lui lança un dernier regard perçant de ses yeux d'azur, puis disparut de la pièce aussi vite qu'un renard en fuite. Elle ne comprit pas pourquoi, mais elle se sentit soudain très triste.
*
Qui était cette inconnue apparue dans la lande comme un spectre des histoires de veillée ? Une jeune fille de son âge ne voyageait pas seule et encore moins en-dehors des sentiers battus. S'était-elle perdue ? Et cette valise... Était-ce une fugueuse ? Qu'est-ce qui avait bien pu la pousser à abandonner son foyer et sa famille ? Avait-elle seulement une famille et un foyer ?
Aaron se savait bien ignorant. Il n'avait encore rien accompli dans la vie. Après tout, il n'était qu'un simple garçon d'auberge. Ce qu'il connaissait du monde lui venait des conversations du Vieux-Chêne, des heures distraites d'école qu'il avait eues jusqu'à ses quatorze ans et des histoires du vieux Morvan. Pourtant, quelque chose chez cette fille détonait. Depuis son arrivée, l'impression bizarre qu'un orage se préparait ne le quittait pas. Ou bien était-ce une lubie ? Était-il obnubilé par elle, comme Maïwenn et son amoureux Erwan ?
Non, c'était autre chose. Quelque chose de sombre et d'enfoui. Ses cheveux, son regard et même sa voix résonnaient dans son esprit comme un écho lointain dont il ne discernait pas encore le sens.
Une impression de déjà-vu le hantait.
Le soleil du début de journée disparut bientôt pour laisser place à des amoncellements de nuages grisâtres et à un air glacial, comme si l'hiver avait décidé de venir plus tôt cette année-là. En fin d'après-midi, boussole en poche, Aaron s'était échappé de l'auberge, prétextant se charger de ramener du petit bois qui manquait. Bien sûr, c'était une excuse pour aller vagabonder dans la lande et surtout près de la forêt.
Il décida de chasser de ses pensées la jeune fille. Cela faisait près d'une semaine que les Feginn l'avaient recueillie, malade et inconsciente. Durant tout ce temps, Aaron n'avait cessé d'élaborer moult théories à son propos. Or, maintenant qu'elle s'était réveillée et semblait avoir laissé sa pneumonie derrière elle, le mystère la concernant s'éluciderait bien de lui-même quand elle se déciderait à parler. Par contre, celui qui avait trait à sa boussole, c'était une autre histoire. Il était plus que temps de s'y atteler.
L'aiguille pointait encore la forêt. Plus il se rapprochait de la lisière, plus elle semblait secouée de sursauts incontrôlables. Ce qui la déréglait ainsi se trouvait certainement caché au fond des bois. L'idée d'y pénétrer en aurait effrayé plus d'un vu ce qui se racontait à leur propos. Aaron avait toujours affirmé qu'il s'en fichait, comme la plupart des gamins du village de Dervenn. Pour autant, en-dehors des défis d'écoliers qui consistaient à y récupérer quelque branche pour prouver qu'on y avait mis les pieds, il ne s'y était pas plus aventuré qu'un autre. Ce jour-là plus que jamais, il regretta que la plupart de ses copains soient partis en apprentissage si loin. Tant pis, il n'aurait personne pour attester de son exploit.
Il délaissa la lande qui s'étirait derrière lui pour longer les premiers arbres, cherchant à savoir si l'aiguille réagirait. Il marcha d'abord en direction de Dervenn, mais au bout de quelques dizaines de mètres la boussole s'affola. Il rebroussa alors chemin et partit à l'opposé jusqu'à perdre de vue le Vieux-Chêne. Après plusieurs minutes de marche, des éclats de voix lui parvinrent. D'instinct, il s'abrita dans les premiers buissons et s'approcha avec précaution, comme s'il jouait à une partie de cache-cache avec Elouan.
Les voix retentirent de nouveau et cette fois-ci Aaron aperçut clairement les hommes qui parlaient, sans toutefois comprendre ce qu'ils racontaient à cause de la distance. C'étaient des miliciens. Exactement les mêmes qui avaient surpris tout le monde le jour des morts avec leur histoire de conscription. Il se rappela simplement que Morvan lui avait dit de ne pas se faire de mouron puisque ça ne le concernait pas. Il était encore trop jeune pour s'engager. Et avec l'arrivée de la fille de la lande, ça lui était tout simplement sorti de l'esprit.
Il devait être tombé sur le campement de la milice, ce qui n'arrangeait pas ses affaires. La boussole pointait comme par hasard dans leur direction et Aaron doutait qu'on lui laissât la possibilité de se balader comme si de rien n'était au beau milieu de cet étalage militaire. Après un instant d'hésitation, il décida de s'approcher d'un peu plus près. Les miliciens étaient rares à Kerlann en temps normal. En général, on ne faisait qu'apercevoir les aéronefs militaires qui survolaient le comté pour se rendre en Mer du Pôle où ils partaient protéger les installations pétrolières du pays. Ces machines volantes restaient toutefois rares ; l'occasion de les observer ne se présentait pas tous les jours. Aussi Aaron ne résista-t-il pas à se rapprocher encore davantage, piqué par la curiosité.
Des tentes avaient été dressées en bordure de forêt, à un endroit où la lisière formait une sorte de U, renfonçant ainsi le camp dans un espace à demi-clos. De manière surprenante, il n'aperçut que peu de miliciens, du moins trop peu pour le nombre de tentes qu'il dénombra grossièrement. Où étaient passés les autres ?
— … ça là ! aboya soudain une voix.
Aaron tourna la tête vers la forêt et aperçut un gros bonhomme rougeaud qui commandaient deux soldats de déplacer une caisse de bois.
— Vous emmènerez le reste directement là-bas.
Aaron observa les deux hommes se diriger vers un amoncellement de caisses plus petites, en prendre une chacun et disparaître parmi les arbres.
— Tu fais quoi ?
Aaron crut qu'il allait s'étrangler. Le visage d'Elouan venait de surgir devant lui comme un diable en boîte. Aaron le força à s'accroupir avec lui, colla aussitôt sa main sur la bouche du petit garçon pour le faire taire, puis lui fit signe de rester silencieux. Frétillant d'excitation, Elouan s'exécuta, imitant les moindres faits et gestes de son aîné, ratatiné dans un buisson, les mains en visière pour observer le camp.
Un nouveau coup d'œil jeté à la boussole ne laissa plus la place au doute. La direction dans laquelle venaient de partir les deux miliciens correspondait exactement à celle qu'indiquait l'instrument. La milice était-elle à l'origine de ce dérèglement ? Aaron voulait en avoir le cœur net et pour cela, il n'y avait pas trente-six solutions.
Il se leva prudemment, fit signe à Elouan de le suivre, toujours en silence, et tous deux emboîtèrent le pas aux deux miliciens, en restant toutefois à bonne distance. Au bout de quelques mètres, Elouan agrippa soudain le bras d'Aaron.
Ce ne fut que lorsque ce dernier entendit des grognements enragés derrière lui qu'il comprit. Il se retourna aussitôt, le petit garçon restant soigneusement caché dans son dos. Un énorme chien au pelage noir se dressait entre les premiers arbres de la forêt . Le cœur d'Aaron s'emballa. Pétrifié comme une statue, il se força à ne pas faire de geste brusque, bien que l'envie de prendre ses jambes à son cou le démangea furieusement. Le monstre les fixait d'un regard si dément et avec des crocs si gros qu'il ne donnait pas cher de leur peau s'il lui venait à l'esprit de leur sauter dessus.
— Aaron... murmura la voix terrifiée d'Elouan.
— Ne bouge pas.
Les grognements se transformèrent soudain en aboiements féroces. Le chien allait rameuter les autres miliciens si ça continuait comme ça. Aaron recula d'un pas, mais cela ne fit qu'amplifier la colère du molosse.
— Aaron... Aaron, répéta le petit garçon d'un ton où perçait presque des sanglots.
Il se passa alors une chose étonnante. Des branches se mirent à craquer derrière Aaron et Elouan, puis le regard furibond du chien s'éteignit subitement. Ses aboiements cessèrent et il continua sa route dans la forêt comme si de rien n'était, suivant le sentier qu'avaient commencé à tracer les miliciens. Lorsque les deux garçons se retournèrent, il n'y avait rien dans les feuillages. Qu'est-ce qui avait bien pu calmer l'animal ainsi ?
Vers le camp, des voix ne tardèrent pas à s'élever. Aaron n'attendit pas que quelqu'un arrive ou que le chien se décide à rebrousser chemin. Il empoigna Elouan avec fermeté et retourna au Vieux-Chêne par là où il était venu, sans qu'aucun d'eux n'échange un mot.
Aaron eut pourtant une certitude à partir de ce moment-là. Quelque chose se tramait dans la forêt. Il fallait absolument qu'il raconte au vieux Morvan ce à quoi il avait assisté et le plus tôt serait le mieux.
*
Plusieurs semaines s'étaient écoulées depuis cette fameuse tempête où elle était arrivée à l'auberge au cœur de la nuit. Sa cheville, presque guérie, lui permettait enfin de se lever. Ses problèmes étaient pourtant loin d'être résolus. Alors qu'elle avait œuvré à garder son identité secrète, les broderies délicates de ses vêtements, qui portaient tous le prénom d'Evanna, l'avaient trahie. Elle avait improvisé une perte de mémoire pour dispenser les aubergistes d'avoir à écrire à sa tante, dont elle avait d'ailleurs préféré taire l'existence. Elle n'était toutefois pas certaine que son mensonge tînt la route. C'était de ce garçon, Aaron, dont elle se méfiait particulièrement. Elle avait d'ailleurs insisté pour lui restituer son mouchoir ; sans pouvoir se l'expliquer, ce bout de tissu la mettait extrêmement mal à l'aise, presque autant que son propriétaire. Le regard de ce dernier la troublait à chaque fois qu'elle le croisait. Il y avait quelque chose au fond de ses yeux bleus qui la plongeait systématiquement dans une profonde mélancolie.
Cela n'avait aucun sens, elle le savait, mais elle n'y pouvait rien.
Aussi Evanna essayait-elle de ne pas y penser. Elle devait utiliser son énergie à continuer ce qu'elle avait commencé. Elle avait perdu de précieuses semaines, mais quand on lui avait appris que la milice s'était installée à proximité du Vieux-Chêne, une partie de son inquiétude s'était dissipée. Elle avait suivi la bonne piste et ne s'écartait pas trop, pour l'heure, de son plan initial. Maintenant, il fallait qu'elle attende, qu'elle guette. Il arriverait bientôt, elle en était certaine et c'était pour cette raison qu'elle se tiendrait prête.
Poussée par une fringale, la jeune fille avait été contrainte de descendre pour manger quelque chose en cuisine ce jour-là. Après tout, sa tante n'était pas là pour imposer son impitoyable discipline concernant les grignotages.
La matinée était déjà bien engagée, et quelques commis s'activaient sous les ordres pressants de Mme Feginn. L'auberge était presque déserte, sans doute à cause de la foire qui prenait place à Dervenn, le bourg d'à côté. Voilà pourquoi elle s'était laissée convaincre de descendre de sa chambre. En temps normal, elle préférait rester discrète. Son plan tomberait à l'eau si elle était découverte par les mauvaises personnes.
— Ça fait plaisir de t'voir ici, cousin !
De la porte entrouverte de la cuisine avait pourtant jailli cette voix rocailleuse à l'instant même où Evanna portait à sa bouche une appétissante tartine de confiture de framboises. Le cœur battant, elle manqua de la faire tomber en s'étranglant à moitié avec sa salive. Reprenant contenance, elle se tassa au fond de son siège et baissa le plus possible son visage. Mme Feginn, qui n'avait pas relevé son attitude curieuse, fit signe à un commis de s'occuper de ces nouveaux clients qui – si l'on en croyait le raclement de chaises sur le plancher – s'attablaient déjà.
— Et ramène donc un sac de pommes de terre du cellier, ajouta la cuisinière d'un air concentré comme si elle effectuait quelque obscur calcul dans sa tête, j'ai changé d'avis, ce sera une soupe de panais au menu ce soir ! Et qui dit soupe, dit pommes de terre.
C'était là un principe sage qu'Evanna n'aurait jamais pu soupçonner, le monde de la cuisine lui étant aussi impénétrable que l'eût été l'art de la conversation en bonne société pour Mme Feginn.
Elle regarda le commis grommeler une réponse inaudible tout en s'essuyant les mains de manière nonchalante sur son tablier. Lorsqu'il termina sa triste besogne, il traîna son corps dégingandé hors de la cuisine.
Les clients s'étaient assis tout près, aussi Evanna put-elle les entendre distinctement et apercevoir leurs têtes dans l'embrasure de la porte en se penchant un peu. Le commis prit leur commande, les servit rapidement, puis s'éloigna de la pièce avant de revenir d'un pas lourd quelques instants plus tard, traînant paresseusement le fameux sac à patates derrière lui.
Pendant ce temps, la jeune fille écoutait la conversation des deux hommes. D'après ce qu'elle comprenait, l'un était un local, et l'autre un proche cousin qui lui rendait visite à l'occasion de la foire. Ils étaient justement en route pour les festivités, mais avaient décidé de s'arrêter à l'auberge pour étancher leur soif.
— C'est un pays étonnant quand même ici.
— Ah ? Pourquoi qu'tu dis ça ?
— Bah, ça ressemble pas à ce que j'ai par chez moi, dans le Mervor. Ici tout est sauvage et perdu. Vous avez pas de route pavée, pas de ville digne de ce nom, et les services de diligences laissent un peu à désirer. C'est drôle, on dirait que la civilisation vous touche pas, vous autres.
L'autre grogna – sans doute un peu vexé par la remarque – puis avala goulûment une rasade de bière.
— Ouais, ben en attendant, nous autres, comme tu dis, on connaît la vraie valeur du travail et d'la communauté.
— Si tu le dis.
Evanna s'aperçut que le commis s'était arrêté et prêtait l'oreille à la conversation des deux hommes – à moins qu'il ne fût quelque peu froissé par le mépris de l'étranger, ou tout simplement peu enthousiasmé à la perspective de peler plusieurs kilos de pommes de terre. Toujours est-il qu'il faisait mine de ramasser des pommes de terre – qu'il avait certainement fait exprès de faire tomber – en écoutant d'une oreille distraite les deux autres.
— Mais votre forêt elle est bizarre quand même. Je suis pas un expert en arbres et tout ça, mais... sont pas censés perdre leurs feuilles ? Avec l'arrivée de l'hiver, voyez ?
Il avait pris à témoin le commis qui se releva aussitôt, ravi de prendre part au débat.
— Perdre leurs feuilles ? s'étonna le commis. Depuis quand les arbres perdent leurs feuilles en hiver ? Ils en perdent jamais vraiment puisqu'ils en ont toujours.
L'étranger marqua un temps d'arrêt, interloqué, puis éclata d'un rire tonitruant, avant de se rendre compte que les deux autres avaient en réalité l'air très sérieux. Il jeta des regards successifs à son cousin et au commis de cuisine.
— Vous vous fichez de moi, là, c'est ça ?
— Bah, cousin, pour être honnête, j'ai vécu jusqu'ici plus d'trente-cinq hivers, et j'ai jamais vu un seul arbre sans feuilles autour de Dervenn.
— Faut dire, avec c'qu'on raconte sur c'te forêt aussi...
Le commis prit délibérément un air mystérieux. Il attendait avec délectation que l'homme lui demande des précisions. Il ne faisait aucun doute qu'il adorait être l'objet de toute cette attention.
— Et bien quoi ? capitula l'autre. Qu'est-ce qu'on raconte ?
Le commis s'approcha plus près, abandonnant son sac de pommes de terre au sol.
— C'est que, elle est pas comme les autres c'te forêt. Enfin, pas comme les autres... C'est pas comme si j'en connaissais d'autres en fait.
L'homme du Mervor s'impatienta :
— Et alors ?
— Bref. Ici, on dit que des esprits habitent les arbres.
— Foutaises !
— Ouais, ben en attendant, intervint le cousin, y'a personne qui s'en approche, moi j'te l'dis. J'me rappelle de c'gars-là, Jakez, eh ben, une fois il a voulu faire l'malin. Il est allé dans la forêt un soir, après trois ou quat' pintes, eh ben... on l'a jamais r'vu l'pauv' bougre.
— M'est avis qu'il a dû se ramasser dans les bois et se cogner la tête contre un rocher. En gros, t'es en train de me dire que vous l'avez laissé crever.
— Et pourquoi qu'y s'est cogné tu crois ? La faute aux esprits, ça y'a pas d'doute.
— S'il s'est cogné, ce serait surtout à cause de la bière.
— ÇA VIENT CES POMMES DE TERRE, OUI ?
La porte s'ouvrit soudain à la volée, donnant à Evanna l'une des frayeurs les plus foudroyantes de sa vie, si bien que sa tartine tomba tout à fait au sol cette fois-ci – côté confiture, bien entendu.
Le commis soupira en hissant le sac à patates sur son épaule. Mme Feginn le fusilla du regard, puis disparut derrière la porte désormais laissée grande ouverte. Le commis renifla avec nonchalance.
— Croyez bien c'que vous voudrez, mais soyez pas surpris qu'y est des choses pas nettes qui s'y trament autour.
Il quitta la table et se dirigea vers la cuisine, lâchant dans son sillage un dernier sarcasme :
— Des arbres sans feuilles, ah ben ça, y'a pas à dire, on aura tout entendu ! Ha, ha !
Evanna repensa à cette muraille d'arbres qu'elle apercevait chaque matin de la fenêtre de sa chambre. Ils avaient entamé le douzième mois de l'année depuis une bonne quinzaine de jours maintenant et pourtant les feuilles automnales n'étaient pas encore tombées. Cela l'avait interpellée, c'était vrai, mais elle n'avait pas poussé plus loin ses investigations.
Cette forêt étrange était-elle la raison de sa venue ?
— Quand est-ce que tu prends ton service ? fit soudain la voix du cousin étranger.
— Après l'solstice. L'campement est tout près. J'y suis allé pour récupérer mon papier. Et toi ? On vous r'crute pas à Mervor ?
— Non, pas encore, mais sûrement que ça va pas tarder. Je sais pas trop ce que je pense de toutes ces histoires pour être franc avec toi.
Evanna tendit l'oreille, sans un regard pour Mme Feginn qui farfouillait dans ses tiroirs en accusant le lapin de son jeune fils d'avoir dérobé son poivre en grains.
— Ouais, j't'avoue qu'j'suis pas certain d'avoir hâte d'y être, avoua l'homme de Kerlann.
— Ah non ? fit l'autre en lâchant un rot si redoutable qu'Evanna en trembla de dégoût des pieds à la tête.
— Y'a d'ces choses qu'y s'disent. Y paraît qu'on s'ra pas sous les ordres d'un milicien comme y devrait, mais d'un gars d'la haute. Un gars qui fout la trouille aux sous-officiers.
Le silence retomba. Evanna imagina le cousin interroger l'homme du regard.
— Un grand type à la face à moitié brûlée, y paraît, expliqua-t-il. On m'a conseillé d'pas l'contrarier quand j'le verrai.
Evanna sentit son cœur s'arrêter un instant. Se pouvait-il que...
— L'est pas encore là ?
— Non, mais devrait pas tarder. Autant t'dire qu'y peut prendre son temps, moi c'est c'que j'dis !
Les deux hommes se mirent à jurer ensemble. Quelques minutes s'écoulèrent encore avant qu'ils ne partent, laissant l'auberge retomber dans son silence inhabituel. Ou presque. Mme Feginn n'avait toujours pas mis la main sur son poivre et c'était au tour des commis d'en prendre pour leur grade.
Evanna, pour sa part, s'était figée. Ses mains tremblaient et sa gorge nouée l'empêchait d'avaler quoi que ce soit d'autre. Après ces quelques semaines d'errance et d'incertitude, le doute n'avait plus sa place.
*
Ce jour-là, Aaron en oublia presque l'énigme de la boussole et des miliciens. De toute manière, après ce qui s'était passé, Morvan l'avait enjoint à la prudence, lui faisant promettre de ne pas retourner au camp. Ce retournement brusque d'attitude l'avait surpris, mais même s'il avait voulu désobéir, il ne pouvait pas refaire face à ce chien monstrueux qui le terrifiait. Et puis quelque chose d'autre le tracassait.
Aaron se trouvait face à un dilemme. En revenant de la foire de Dervenn, il avait découvert quelque chose dont il ne savait que faire. Alors que la charrette, conduite avec mollesse par le vieux Ferrec, était enfin rentrée au crépuscule, Aaron avait surpris Evanna rôder près de la lisière de la forêt. Dès qu'elle l'avait vu, la jeune fille avait détalé plus vite que le lapin d'Elouan, ce qui n'était pas peu dire. Mais dans sa fuite, elle avait laissé tomber une lettre ; une lettre qui avait été tant de fois pliée et dépliée qu'Aaron n'avait pu faire autrement qu'en lire son contenu. Sauf que le problème était là : son contenu.
Gwazh-Vor, Mordez 6 Ankoumiz
Ma chère petite Eva,
Pardonnez-moi cette entrée en matière si peu conforme aux convenances, mais je ne vais y aller par quatre chemins : votre dernière lettre m'a plongée dans une profonde inquiétude. Je vous conjure de ne rien faire d'irréfléchi. J'imagine bien combien votre quotidien doit être rude. Pour autant, ce que vous envisagez n'est pas une solution. Laissez-moi tenter de convaincre votre tante de...
À partir de là, l'encre s'était effacée, sans doute à cause de la pluie. La dernière inscription visible était la signature de l'expéditrice :
Votre dévouée Nanou.
Qui était Nanou, cela Aaron n'en avait pas la moindre petite idée. En tout cas, son adresse était lisible sur une pliure. Gwazh-Vor, la capitale du Gwernorzh : une ville lointaine qui se situait à des centaines de lieues, dans le Sud du pays. C'était donc de là qu'était originaire Evanna ? Et d'après ce qu'il avait pu lire, elle avait une tante. Vivait-elle avec ? Était-elle si terrible que la jeune fille ait décidé de... fuguer ?
Voilà pourquoi, en cette heure crépusculaire, Aaron faisait face à un dilemme. Devait-il remettre la lettre aux Feginn qui écriraient à cette Nanou pour qu'Evanna rentre chez elle ? Ou bien devait-il confronter la jeune fille et jauger lui-même de la situation ? Son ventre se noua. Il se souvenait de Loïg, un de ses copains d'école, qui venait parfois en classe avec des bleus sur le visage. Le village avait fini par comprendre que le pauvre garçon se faisait battre par un père constamment ivre. Il se rappelait aussi la peine qui avait accompagné cette découverte et le déchirement quand Loïg avait disparu un jour. À l'époque, Aaron avait préféré croire que son ami s'était enfui pour s'enrôler dans un navire de pirates qui sillonnait les mers. Car la question était là. En écrivant à cette dame, les Feginn mettraient-ils en danger la jeune fille ?
Ma chère petite Eva.... Votre dévouée Nanou... ces formules cachaient-elles pourtant quelque chose de terrible ? Ou bien cette Nanou était-elle la chance que Loïg n'avait pas eue ?
À l'heure du souper, Aaron n'avait toujours pas pris de décision. Le repas avait lieu dans une petite pièce privée attenante à la cuisine. Les Feginn mangeaient toujours à 6 heures tapantes du soir de manière à pouvoir ensuite s'occuper de leurs pensionnaires.
Cette salle à manger, qui faisait aussi office de petit salon, s'accordait bien au reste de la demeure : mêmes parois boisées à l'odeur piquante, même cheminée en pierres grises, même ambiance chaleureuse. Elle y réunissait toutefois les objets les plus chers aux Feginn et était sans doute l'une des pièces les plus garnies en tapis qui existaient. Si l'aubergiste avait exilé quelques portraits de famille qui lui déplaisaient dans la salle commune aux pensionnaires, il avait accordé une place de premier choix à celui de son père, au-dessus de la cheminée de leur pièce privée. Ce tableau, tout aussi austère que les autres aux yeux d'Aaron, dépeignait un grand homme, copie conforme du M. Feginn qu'il connaissait, quoique ses traits fussent beaucoup plus sévères et sa bedaine moins ronde.
La pendule sonnait tout juste ses six coups quand Aaron et Elouan arrivèrent, trempés jusqu'aux os, les cheveux en bataille et le nez rouge.
— Où diable êtes-vous encore allés traîner ? maugréa Mme Feginn, se débarrassant vivement de son tablier pour essuyer sans délicatesse le visage du petit garçon.
Pour toute réponse, Aaron émit un reniflement sonore, ce qui eut l'effet immédiat d'arracher un éclat de rire à Maïwenn à côté de laquelle il s'assit. M. Ferrec grommela quelques mots incompréhensibles tout en s'installant au plus près du feu qui ronronnait dans son foyer. On avait beau rouspéter contre la tenue d'Aaron, l'homme à tout faire ne donnait pas vraiment l'exemple avec ses vêtements sales qui empestaient la boue et ses manières rustres. Elouan gloussa de plus belle en se tordant dans tous les sens. Lasse, la cuisinière se laissa tomber sans grâce dans son siège.
M. Feginn ignora la scène, se contentant de servir les assiettes en sifflotant ; car, comme son père le lui avait si sagement appris, il est bon de ne pas se reposer entièrement sur la maîtresse de maison – d'autant plus lorsque l'épouse est de nature à s'enflammer à la moindre contrariété. Néanmoins, Aaron soupçonnait M. Feginn d'avoir arrangé à sa sauce ce soi-disant principe.
Ce ne fut qu'à ce moment que le garçon vit Evanna, ses cheveux blonds brossés et tirés en arrière tombant en cascade sur ses épaules. Propre, les joues roses, vêtue d'une robe que Maïwenn avait ajusté à sa taille. Il se sentit aussitôt honteux de son apparence et se tassa sur son siège pour disparaître.
— Il paraît que la milice se rassemble, dit alors d'un ton enjoué M. Feginn.
Avec lui, n'importe quoi semblait passer pour une bonne nouvelle.
— Sais-tu si ton Erwan a été mobilisé ? ajouta-t-il à l'adresse de Maïwenn qui se mit instantanément à rougir comme une tomate.
— Ce n'est pas mon Erwan, papa, répondit-elle d'un ton gêné. Mais la réponse est oui.
Le silence tomba, seulement brisé par les raclements de cuillère dans les assiettes. Aaron adressa un sourire compatissant à la jeune femme.
— Sais-tu quand il doit partir ? demanda Mme Feginn.
— Il viendra nous dire au revoir pour Genvred. Le camp devrait se lever juste après.
— Hm, grommela la cuisinière, c'est charitable de leur part de laisser passer les fêtes.
Au sourire crispé que Maïwenn lui adressa, Aaron songea qu'elle n'avait pas l'air de trouver à toute cette histoire quelque chose de charitable.
— Et cette mémoire, alors ? lança soudain M. Feginn en se tournant vers Evanna. Elle va mieux ?
Evanna sursauta et manqua de s'étouffer avec sa soupe. Elle était toujours comme ça. À chaque fois qu'on lui parlait, elle ressemblait à un animal apeuré ou à une enfant prise en flagrant délit de bêtise. Aaron se demandait souvent si les autres l'avaient remarqué.
La jeune fille esquissa un sourire maladroit, voulut répondre, mais aucun mot ne parvint à se former.
— Enfin, M. Feginn ! intervint sèchement sa femme. Où sont vos manières ? Vous pensez bien que le jour où tout reviendra à la petite, elle nous fera signe ! N'est-ce pas, mon enfant ? ajouta-t-elle d'un ton plus doux à l'adresse d'Evanna. Il ne faut que vous hésitiez à nous faire part du moindre élément.
Mme Feginn s'adressa à elle en la vouvoyant, comme elle s'obstinait à le faire avec quasiment tout le monde, y compris son mari. Il n'y avait que ses enfants qui en réchappaient. Evanna esquissa un nouveau sourire en acquiesçant.
Le silence s'installa de nouveau, seulement rompu de temps à autre par le ronronnement de la cheminée. Mme Feginn échangea un regard avec son mari et sa fille, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis se ravisa.
De son côté, Elouan observait leur convive d'un œil curieux. La bouche encore dégoulinante de potage, il lança :
— En tout cas maintenant je sais que c'est pas toi la Dame blanche.
La jeune fille manqua bien d'en perdre sa cuillère cette fois. Elle le fixa l'air interdit.
— Ne raconte pas de sottise, voyons, répliqua Mme Feginn d'un air agacé en assenant une tape sur le crâne de son fils.
— Mais c'est vrai ! protesta le petit garçon. C'était comme dans les histoires d'Aaron !
À cette précision, l'intéressé s'affaissa encore plus sur son siège, comme si le pichet de céramique qui trônait devant son assiette avait la prodigieuse faculté de le faire disparaître aux yeux des autres.
— Voilà qui est malin, marmonna M. Feginn à son intention.
— Excusez-moi, mais... qui est la Dame blanche exactement ? intervint Evanna, visiblement ravie de changer de conversation.
Elouan ouvrit des yeux ronds comme des billes.
— Quoi ? Tu la connais pas !
— Elouan ! fit Mme Feginn dans un murmure courroucé. Un peu de tenue, voyons !
— Tout le monde connaît cette histoire par chez nous, affirma Maïwenn. C'est une légende au moins aussi vieille que cette auberge.
— Et même plus.
Tout le monde se tourna vers M. Ferrec. Il parlait en de si rares occasions que l'entendre était toujours une surprise. L'homme bourra sa pipe et, lorsqu'il eut fini, plongea, sombre, son regard dans celui d'Evanna qui cilla légèrement.
— La Dame blanche est la messagère de la Mort, la compagne du Faucheur de vie. Elle fut fiancée autrefois, mais son promis disparut avant le mariage, l'abandonnant à une vie de solitude et de regrets. Certains disent qu'il mourut, d'autres qu'il l'abandonna. Depuis lors, elle erre, habillée de sa toilette de mariée, dans la lande et près des chemins pour annoncer de funestes messages aux malheureux qui ont l'infortune de croiser sa route.
Sa voix rocailleuse mourut dans le crépitement du foyer. Elouan acquiesça vigoureusement. Les autres ne disaient mot. Le silence s'abattit de nouveau sur la pièce, tandis que M. Ferrec reprenait ses impénétrables méditations.
*
Evanna s'était éclipsée à la fin du repas prétextant être encore éprouvée par la fatigue et qu'un peu de repos ne lui ferait pas de mal. De retour dans sa chambre, elle s'enferma à double-tour.
La jeune fille se laissa tomber sur le lit moelleux sans même se changer, ni prendre la peine de se glisser sous les couvertures. Elle tâcha de faire le vide dans son esprit. Elle n'avait de rien d'autre que de goûter au son du silence. Rien ne bougeait. Et aucun bruit ne vint troubler sa torpeur.
Elle prit une profonde inspiration. L'odeur du bouquet séché qui trônait sur sa table de nuit flottait dans l'air. Ces fleurs, Evanna les connaissait bien. Les heures passées le nez fourré dans les gros volumes de sa Flore continentale du Pays Vert sauvage lui avaient apportées des connaissances pointues sur les plantes qui parsemaient toute cette partie du pays ; elles lui avaient aussi usé les yeux jusqu'à la contraindre à porter des lunettes. Bien sûr, depuis, elle les avait perdues, comme bien des choses de son ancienne vie qu'elle avait dû abandonner derrière elle. Sentant des larmes lui piquer les yeux, elle se força à ne plus songer au passé et ferma ses paupières épuisées. Elle se roula en boule avant de sombrer dans un sommeil léger.
Ce fut un son lointain qui la tira de sa sieste. Un coup d'œil à la fenêtre lui apprit que la lune s'était levée ; la nuit devait être déjà bien avancée. Elle se concentra quelques instants, aux aguets. Un murmure montait du rez-de-chaussée. Sans réfléchir, Evanna s'échappa de sa chambre et descendit à pas de loup.
Quelques clients étaient toujours là malgré l'heure tardive, tournés vers la cheminée de la grande salle commune où se tenaient deux silhouettes voûtées qui fredonnaient. Sans surprise, Ferrec fumait sa pipe au coin du feu, les jambes croisées aux côtés de son chien qui somnolait. Près de lui avait pris place Mme Feginn et le petit Elouan, serrés l'un contre l'autre, tous deux bercés par le mouvement régulier de leur chaise à bascule. L'aubergiste, lui, dodelinait de la tête en nageant au milieu de ses papiers qu'il avait étalés en pagaille sur une table – certainement des feuilles de compte. Aaron était là lui aussi, la tête posée avec tendresse sur l'épaule de Maïwenn.
Le fredonnement des deux silhouettes se répandit dans l'assemblée comme une traînée de poudre, chacun reprenant du fond de sa gorge la mélodie lancinante – à l'exception de M. Feginn qui s'était écroulé dans ses papiers. Envoûtée, Evanna s'approcha, sans toutefois sortir de l'ombre qui la dissimulait aux yeux des autres. La corde d'un violon vibra, bientôt rejoint par la mélopée plaintive d'un violoncelle qui se mit à marteler l'air d'un rythme retenu.
Quand le murmure de l'assemblée s'éteignit, les deux voix rattrapèrent les notes en les parant de mots :
Sous les vents, les vents levants,
Il était une fille et son amant,
Qu'un malicieux korrigan
Avait fait s'éprendre tendrement.
Sous les vents, les vents dansants,
Fleurissait cet amour insouciant
Des deux jeunes gens imprudents,
Embrasés par leurs baisers ardents.
Sous les vents, les vents tournants,
La marée engloutissait l'estran,
Et de la mer se languissant,
Il quitta sa belle et son enfant.
Sous les vents, les vents fuyants,
Des flots déchirés de l'océan,
Il vogua des années durant
Vers des airs embaumés de safran.
Les instruments retinrent leur souffle. Pendu à ces voix gutturales, mais étonnamment douces, le tempo se modéra.
Sous les vents, les vents hurlants,
Ô rude Mer, tisseuse de tourments,
Qu'as-tu volé à ces jeunes gens
Pour tes rives du lointain Orient ?
Sous les vents, les vents d'antan,
Insensible et sourd s'écoule le temps,
Des jours passés et riants
Aux vestiges du soleil couchant.
Et au loin, au loin des terres
De son pays et des bruyères,
Et au loin, au loin il erre,
Loin de son amour de naguère.
Lorsque violon et violoncelle se turent, la dernière syllabe resta suspendue dans l'air un court instant. Puis tout le monde siffla et l'on applaudit les musiciens. Très vite s'y substitua une gigue entraînante que les quelques spectateurs accompagnèrent de joyeux battements de mains.
Evanna resta pourtant figée, comme si elle ne parvenait pas à se remettre de ce dont elle avait été témoin. Ces usages ruraux n'avaient toujours été pour elle que de simples légendes d'un autre temps ; des légendes qui n'existaient que dans les contes et les livres d'histoire jusqu'à ce soir-là. C'est sans doute la raison pour laquelle elle ne vit pas arriver Maïwenn. Elle sursauta. Sans s'en rendre compte, Evanna avait quitté sa cachette pour entrer tout à fait dans la pièce.
— C'était beau, n'est-ce pas ?
Evanna acquiesça.
— Qui est-elle ? osa-t-elle demander au bout d'un moment. La fille de la chanson ? La fille de la lande ?
— Elouan te dirait que c'est la Dame blanche !
Maïwenn pouffa en regardant le petit garçon avant de reprendre, mélancolique :
— Pour moi, c'est une pauvre âme dont l'homme qu'elle aimait a mis trop de temps à prendre conscience de ses propres sentiments. Et il a laissé passer sa chance.
— C'est triste...
Maïwenn lui adressa un sourire plein d'une tendresse maternelle. Gênée d'avoir laissé échapper cette dernière phrase, Evanna le lui rendit mais détourna les yeux, rougissante. De l'autre côté de la pièce, Aaron croisa son regard. Quelque chose dans ses yeux qui la fixaient sans ciller la déstabilisa ; forma un nœud dans le fond de son estomac.
Pourquoi avait-elle le sentiment incongru qu'il avait la faculté de lire au fin fond de son âme et de percer son secret ?
La vache, j’ai pris une tonne de notes, je vais avoir du mal à ne pas écrire un roman… ^^ Tu me diras ce que tu aimerais comme genre de commentaire ? D’ordinaire, j’ai tendance à tout relever : points positifs, négatifs, mes réactions lors de la lecture, ce qui m’a surprise et mes questionnements. Mais ce n’est peut-être pas ce qui t’intéresse.
J’aime beaucoup le prénom d’Evanna. Bon ça ne t’apporte pas grand-chose que je te le dise, mais je le trouve beau. ^^
J’ai été un peu perdue à son réveil, par contre. C’est sans doute dû à ma propre sensibilité, mais elle émerge dans un lieu qu’elle ne connaît pas et y réagit tardivement, je trouve. Au début, elle m’a donné l’impression que tout était normal pour elle, et du coup, même si j’avais deviné de qui on parlait, ça m’a fait douter, je me suis demandé si, finalement, je ne me trompais pas de personnage. J’ai bien compris qu’elle était désorientée, ce qui est parfaitement normal, mais j’avoue que le délai de réaction m’a un peu déstabilisé.
La jeune fille joue donc les amnésiques, mais je ne suis pas certaine que les aubergistes et Aaron soient dupes, surtout qu’elle parle de sa région natale, ce qui prouve qu’elle n’a pas perdu toute sa mémoire.
Je me suis posé beaucoup de questions sur ce chapitre.
Le mouchoir d’Aaron semble de belle facture… C’est celui de sa mère ? Il est de haute naissance ? Quel est son lien avec Evanna ? Je me demande s’ils ne seraient pas de la même famille…
Au début je me suis demandé si ce n’était pas Evanna qui faisait dérailler la boussole, mais non. ^^ Du coup, Aaron a attendu le réveil d’Evanna avant de se lancer dans le mystère ? Pourquoi ? Il est plus patient que moi ! ^^
Elle est curieuse ta forêt ! J’aimerais beaucoup y faire un tour ! Ou pas… ^^ C’est un esprit qui était derrière les garçons et à fait fuir le chien ? Il y a un petit indice dans le titre. ^^
J’ai relevé quelques broutilles au fil de ma lecture :
Je me demande comment Aaron peut savoir que Nanou est la tante d’Evanna : ce n’est pas précisé dans ce qu’il peut voir de la lettre et il avoue lui-même ne pas savoir qui elle est ;
Je me suis planté sur l’âge d’Aaron : j’étais convaincu qu’il venait de fêter ses douze ans ;
Evanna s’endort puis se retrouve dans la salle de l’auberge juste après. J’ai d’abord cru à un rêve. Il ne manquerait pas une petite ellipse ?
En tout cas, ton auberge a un côté chaleureux et familier je trouve. Tu nous en as présenté des clients habituels qui reviennent, et je pense que c’est ce qui crée cette agréable atmosphère.
J’ai beaucoup aimé la chanson aussi. Avec les prénoms de tes personnages, elle raisonnait bretonne à souhait. Elle est très jolie.
Je précise que mes questions et réflexions sont avant tout pour toi. Évidemment, tu n’es pas obligé d’y répondre, surtout si c’est dit par la suite. ;)
À bientôt ;)
Celui-ci soulève beaucoup de questions ! Il y a d'ailleurs une phrase au début qui me parait de trop :
"Quelque chose de sombre et d'enfoui. Ses cheveux, son regard et même sa voix résonnaient dans son esprit comme un écho lointain dont il ne discernait pas encore le sens.
Une impression de déjà-vu le hantait."
C'est le "une impression de déjà-vu"
Il est déjà pas mal fait allusion au fait qu'Aaron et la jeune fille semblent se connaitre. Aussi bien avant qu'après. Du coup cette phrase ci fait trop "forcé", du genre "retenez bien qu'ils semblent se connaitre !"
je pense qu'amener les choses plus doucement ne rend la surprise qu'encore meilleure
Mise à part cela, je serais là pour la suite :)
Je note ta remarque concernant cette phrase. J'ai toujours une hésitation sur ce genre de choses : est-ce que j'en dis assez ? Est-ce que j'en dis trop ? Pas évident de trouver le juste milieu encore une fois, c'est pour ça que les retours sont si précieux. Effectivement, si ça fait forcé, ça risque de gâcher l'effet, ce qui serait dommage.
Un grand merci pour ta lecture et ton retour :) j'espère que la suite continuera à te plaire. N'hésite pas encore une fois à me souligner des éléments qui te paraissent améliorables, c'est super de les avoir pour améliorer son texte !
"Pourquoi avait-elle le sentiment incongru qu'il avait la faculté de lire au fin fond de son âme et de percer son secret ?"
La aussi c'est peut-être trop d'un coup
Plutôt que de parler de ses pensées, peut-être le faire au travers de ses impressions ?
Par exemple avec : "elle ne put soutenir son regard" ; "son ventre se serra quand leurs regards se croisèrent"
Bon, il a déjà une phrase comme ça juste avant, mais c'est l'idée qui compte X)
Je me suis posé tellement de questions durant la lecture, et j'ai eu quelques réponses qui ont fait naître encore plus de questions x) Je trouve ça fabuleux !
Je me demandais pourquoi Evanna était parti de chez elle, j'ai eu une partie de la réponse en découvrant sa tante, mais depuis, je me demande pourquoi elle suit les miliciens, qui est Nanou et pourquoi elle n'est pas allé chez elle si elle voulait être en sécurité ?
Puis, quel est lien entre Aaron et elle ? Elle semble venir d'une famille assez noble, elle évoque son père et sa tante mais jamais sa mère, pourquoi ? Est-elle morte ?
Et pourquoi suit-elle les miliciens alors qu'elle semble effrayée par l'homme au visage brûlé ? D'ailleurs, qu'est-ce que font les miliciens là, si ce n'est pour engager quelques recrues ? Pourquoi la boussole s'affole près d'eux ? Qu'est-ce qui a fait fuir le chien ?
La forêt aussi, elle m'intrigue : elle est assez étrange puisque ses arbres ne perdent pas leurs feuilles mais tout le monde semble trouver sa normal, pourquoi ? Et la dame blanche que vient elle faire dans tout ça ?
Comme tu le vois, ton chapitre m'as beaucoup intriguée haha, le tout écrit avec un style que j'aime beaucoup et des personnages attachants, j'ai vraiment envie de découvrir la suite et d'avoir des réponses !
Je ne dirais rien au risque de trop en dire hihi, mais j'espère que cette foule de questions ne te fera pas trop languir. Surtout que les chapitres suivants en rajoutent une couche xD petite précision par contre, Evanna parle de sa tante mais ne mentionne pas son père. Cela dit, c'est peut-être une maladresse de ma part dans le texte. Saurais-tu me dire ce qui t'a fait pensé ça ? Ce serait chouette pour que je puisse retravailler ce passage (si tu as le temps et que tu le retrouves évidemment)
La forêt va apporter son lot de mystères également, mais c'est elle qui sera le cœur de l'intrigue par la suite. J'espère que ça continuera à te plaire. La dame blanche en revanche n'est qu'un légende de villageois, mais Elouan les prend toujours au pied de la lettre et y croit dur comme fer. Encore une fois, c'est sans doute une maladresse de ma part dans l'écriture, il faudra que je repasse sur ça en correction !
Encore merci <3
J'ai relu de travers pour retrouver le passage où Evanna parlait de son père, j'aurais très bien pu me tromper haha ! c'est ce passage la "C'était une situation extrêmement malaisante : aucun garçon ou homme hormis son père ne l'avait jamais vu autrement parée de sa toilette"
mais j'ai peut être fait des conclusions hâtives en pensant qu'elle avait vécu avec son père x)
Comme mon pseudo l'indique, je suis parfois un peu trop dans la lune x)
C'est super gentil à toi d'avoir recherché ça en tout cas ! Je te remercie ♥
Et on entend parler de l'homme au visage brûlé, il y a le chien... Tu as carrément regroupé les éléments !
On perçoit aussi très bien le lien étrange à double sens que partagent Aaron et Evanna. Comme tu l'as mis dans chacun des pov, c'est très clair.
La scène avec les deux cousins et le commis qui parlent des arbres est très sympa, et la chanson toujours aussi belle, tu as bien fait de garder ces ingrédients-là ! Et moi qui te disais dans mon commentaire précédent que je regrettais un peu la douce ambiance de l'auberge, me voilà servie ♥ !
L'alternance entre les pov d'Eva et d'Aaron marche bien. On a plus de mal à s'attacher à Eva, mais c'est normal : elle est mystérieuse et méfiante, alors ça viendra plus tard.
J'ai juste quelques minuscules petites remarques : j'ai cru comprendre qu'Evanna avait "dormi" tout une semaine ? Même sous l'effet d'une pneumonie, ça me paraît bizarre. Déjà, ça voudrait dire qu'elle n'a pas mangé pendant tout ce temps... Peut-être qu'il faudrait que la scène où elle se réveille avec Aaron à ses côtés fasse quand même comprendre qu'elle s'est réveillée, mais que sous l'effet de la fièvre, elle n'a que des souvenirs très flous ?
Ma seconde remarque, c'est que j'ai reconnu un de tes petits tics d'écriture ;) Il y a beaucoup de phrases qui commencent par "C'était" ou "Ce fut" ou "C'est" : C'est pourquoi, C'était pour cette raison... Cette syntaxe en elle -même ne me déplaît pas du tout, mais je pense que c'est comme tout : il faut en user avec parcimonie.
Et enfin, tu as pris le parti de couper le passage de la foire (qui était très sympa mais pas indispensable, en effet) donc c'est plus difficile sans ce contexte là, mais je regrette un peu que la première mention de l'homme au visage brûlé ne soit pas en direct. Son apparition était saisissante ! Là, dans la conversation des deux cousins, on sent bien qu'il a l'air terrible, mais ça ne fait pas le même effet en discours rapporté. Ceci dit, attends de voir d'autres retours : ma vision est sans doute un peu déformée parce que je compare sans arrêt entre les deux versions.
Bon, voilà, c'est du pinaillage, hein. Sinon, je trouve que c'est très agréable à lire et que ça donne envie de poursuivre très vite ! Et je suis épatée par le boulot que tu as fait. C'est pourtant si difficile de faire des coupes de passages entiers (la scène de la foire, par exemple), là, tu y es allée sans concessions ! J'admire !
A bientôt pour la suite !
Oui ce sont vraiment ces premiers chapitres qui m'ont pris le plus de temps à réorganiser. Tes remarques et celles d'Elia étaient sans appel : il fallait que j'accélère ces premiers chapitres, quitte à couper drastiquement. Du coup c'est vrai qu'au début je me suis un peu arraché les cheveux en me demandant ce qui me ferait le moins mal de couper, et finalement j'ai laissé passé du temps, beaucoup beaucoup de temps. En m'y replongeant bien plus tard, j'avais les idées plus claires et je me suis rappelée de ton conseil de ne garder que ce qui avait un impact direct sur l'intrigue. Ben c'est redoutablement efficace. Bon cela dit, on ne va pas se mentir, j'ai un peu triché quand même, mes chapitres sont un peu plus longs haha ! (chuuuut, on va dire qu'on a rien vu)
Effectivement le problème s'est posé pour la rencontre avec Aaron à la foire. Du coup, je l'ai adaptée et transposée dans le chapitre 3. Le seul truc qui me titille encore c'est qu'en raison d'un autre changement que j'ai apporté (encore une autre volée d'indices qui seront assez gros à saisir je l'espère - c'est pas facile de semer des indices je trouve ah la la), je suis obligée de passer d'abord par Evanna pour l'introduire une première fois, je n'ai pas réussi à tourner le truc autrement. Cela dit, j'espère que cette rencontre que tu avais trouvée saisissante le sera toujours face à Aaron. De toute façon c'est primordial que ces deux-là se voient avant la suite. Bref, là je suis un peu hésitante, on verra comment ça passera.
Bien vu pour l'histoire de la pneumonie et du sommeil et ta suggestion est chouette. Je vais modifier ça ! Merci pour ton œil de lynx ;)
Aaaargh ces maudits tics d'écriture. C'est terrible, on ne les voit pas soi-même sur le moment. J'avais l'impression de leur avoir fait la guerre mais y'en a plein qui sont passés à travers les mailles du filet, les coquins ! Il faut vraiment que je fasse attention à ça. Je vais me faire une grille de correction avec un quota à pas dépasser par paragraphe et par chapitre, je vois que ça xD
Mon défi pour les chapitres qui suivent c'est de rendre Evanna attachante, l'un des points noirs de la version précédente. J'espère que ça viendra !
Merci encore pour ta lecture, ton temps passé à me faire part de tes réflexions et à me souligner tout ce qui t'a plu, c'est si précieux, merci !!!
Bon j'ai compris que Aaron n'a pas trois ans et cela me semble plus logique ! Il va falloir que j'aille voir dans le précédent chapitre pourquoi je me suis trompée à ce sujet...
Le lien qui existe entre Aaron et Evanna me rend vraiment curieuse !
J'ai aussi hâte d'en apprendre davantage sur ce qui détraque la boussole ...
Pour ce qui est du mystérieux lien entre Aaron et Evanna, je peux te promettre que tu sauras ça dans ce tome héhé ! Et en ce qui concerne la boussole, ça ne tardera pas trop à se débroussailler ;)
Merci encore Shangaï !