Chapitre 3 : La nuit où rôdent les fantômes du passé

Par Luna

— Un véritable désastre ! ne cessait de geindre Mme Feginn.

La plus grande confusion régnait au Vieux-Chêne ce jour-là, et pour cause : on devait y fêter le soir même Genvred, le solstice hivernal. Selon une coutume ancestrale, on célébrait chaque année l'arrivée des esprits de la morte-saison et l'on implorait leur clémence pour que l'hiver ne soit pas trop rude. Dans le temps, le Vieux-Chêne avait été la demeure d'une ancienne grande lignée souveraine de la région. Les années passant, il s'était transformé, sans que l'on sache trop comment, en une grande auberge. Depuis, les festivités villageoises le prenaient d'assaut à chaque occasion ; chacun venait se rencontrer avec plaisir, en particulier le jour de Genvred. On festoyait ensemble, du soir au matin, accueillant à bras ouverts les amis comme les voyageurs de passage.

Mais en ce jour décisif, le tonnerre s'était abattu sur le Vieux-Chêne. Comme souvent, il avait pris la forme de Mme Feginn. Dès l'aube, la farouche cuisinière s'était mise aux fourneaux, assistée de son armée de commis au garde-à-vous. Elle exigeait d'avoir la main-mise sur l'ensemble des préparatifs, mais n'y parvenant pas, elle fulminait en répétant sans cesse que rien ne serait prêt à temps.

M. Feginn, stressé par les multiples injonctions de sa femme, s'essuyait le front toutes les cinq minutes. C'était pourtant chaque année la même rengaine : une foule de villageois venait prêter main forte et tout finissait par s'arranger.

Peu téméraire, le vieux Ferrec n'avait pas tardé à disparaître avec son chien Herbert, préférant l'orage qui risquait d'éclater au-dehors à la tempête qui sévirait toute la journée à l'intérieur. Bien décidé à suivre ce sage exemple, Aaron s'était enfui dans la lande, indifférent à l'atmosphère glaciale qui y régnait.

Il avait marché tout l'après-midi, s'arrêtant çà et là, hypnotisé par ses pensées, ressassant la scène de la veille qui le tracassait. Il se revoyait donner la lettre d'Evanna aux Feginn. Ces derniers s'étaient empressés dans la foulée d'écrire à la mystérieuse expéditrice, sans rien dire à Evanna. Pourtant, maintenant que c'était fait, Aaron ne cessait de se demander s'il avait pris la bonne décision.

Arrivé sur une petite éminence, là où l'on pouvait apercevoir en contre-bas l'auberge et son arbre centenaire, Aaron s'arrêta.

Il y avait quelque chose de mystique dans l'air : une aura, un tressaillement inquiet apporté par le vent plaintif, des nuages amoncelés dans un ciel prêt à éclater. Imprévisibles, des éclairs fendaient l'horizon grisâtre. Ici, les bourrasques secouaient la bruyère avec rage, tandis que le Vieux-Chêne était comme protégé, gardé par l'ancienne Forêt aux Esprits qui tenait lieu de sentinelle ; cette forêt maudite tant redoutée à Kerlann, où rôdaient, disait-on, les âmes tourmentées des hommes qui s'y étaient jadis égarés. Elle fascinait Aaron autant qu'elle l'effrayait. Il savourait l'odeur des arbres et se gorgeait de la rosée déposée par l'aurore, sans jamais s'y aventurer bien loin. Il aimait par-dessus tout l'arrivée de l'automne. Elle transformait les bois en un lieu surnaturel, où virevoltaient partout des feuilles aux couleurs chatoyantes. Sitôt évanoui, un feuillage nouveau s'épanouissait. Ici, les arbres ne laissaient jamais leurs branches à nu ; la forêt était pleine de promesses et d'ingéniosité.

La lande, à première vue, n'offrait qu'une pâle comparaison : âpre et indocile, soumise aux bourrasques les plus folles, mais pas stérile pour autant. Elle regorgeait de secrets. À celui qui ne savait pas regarder, elle n'était qu'un désert aride. En vérité, elle fourmillait de vie. La mort, elle aussi, s'y épanouissait en sourdine. Un monticule se dressait là depuis douze ans, entre les bruyères sauvages. Chaque printemps, il revêtait une parure de fleurs à la blancheur diaphane. Et sous ces fleurs se trouvait Eleanor, morte trop jeune, abandonnant son tout petit garçon à un passé nébuleux.

Eleanor. Ce nom avait toujours parut dissonant aux oreilles d'Aaron. Ce n'était qu'un écho. Il savait qu'il l'avait connue. Il revoyait des gestes, des baisers, des sourires. Pour le reste, elle demeurait une étrangère ; une étrangère qu'il n'avait pas envie de connaître et qu'il ne connaîtrait de toute façon jamais.

Quelques minutes s'égrenèrent, peut-être plus. Dans une lamentation morbide, le vent glacé vint fouetter son visage au teint lunaire. Il s'arracha à la contemplation des pousses gelées qui tapissaient la tombe, et s'éloigna, sans un regard en arrière.

Ses pas le menèrent bientôt à la lisière de la forêt. Sans conviction, il sortit la boussole de sa poche et observa machinalement la petite aiguille rouge tressaillir en direction des arbres. Sur un coup de tête, il décida de retourner au camp des miliciens, en restant toutefois prudent et à une distance raisonnable. Aaron n'avait aucune envie de rentrer trop tôt à l'auberge puisqu'il avait lâchement abandonné les Feginn à leurs préparatifs. Pour sa défense, les cris hystériques finissaient par lui sortir par les yeux à la longue et il avait besoin de s'éclaircir les pensées. Il risquait de se faire passer un savon, sans doute bien mérité, mais bon... Autant revenir en douce quand la foule aurait envahi les lieux.

Comme la dernière fois, il franchit la lisière pour se rendre invisible aux regards extérieurs. Cinq minutes de marche à peine lui suffirent pour retrouver l'emplacement en U où les miliciens s'étaient installés. Sauf que quelque chose clochait.

Le camp avait disparu.

*

Evanna n'aurait jamais cru voir le jour où elle accrocherait des lanternes de papier dans une auberge perdue au fin fond du pays. Comme quoi, la vie était pleine de surprises.

Alors qu'elle avait fait de la discrétion sa devise, Mme Feginn l'avait totalement prise au dépourvue en l'enrôlant de force dans les préparatifs des festivités. Vue l'humeur désastreuse de cette dernière, la jeune fille n'avait pas eu le courage de lui opposer un refus. De l'un de ses sourires malicieux dont elle était spécialiste, Maïwenn lui avait assuré : « Ne t'inquiète pas, ça va lui passer ! Et puis, tu verras, c'est rigolo ! » Le problème, que la jeune femme et sa mère n'avaient visiblement pas pris en compte dans leur équation, c'était qu'Evanna ne savait rien faire de ses dix doigts.

Dès lors, la salle commune et le hall d'entrée avaient été sujets aux courants-d'air, ne cessant de s'ouvrir et de se refermer sur un défilé de visages inconnus et de rires tonitruants. À la mi-journée, les va-et-vient avaient cessé, mais les deux filles n'étaient pas encore au bout de leur peine.

L'horloge de la salle commune sonnait 4 heures de l'après-midi lorsque la cloche de l'entrée retentit. M. Feginn en profita pour émerger de la cuisine où il semblait avoir passé un mauvais quart-d'heure.

— Aaron n'est pas revenu ? demanda-t-il à sa fille en s'épongeant le front à l'aide d'un grand mouchoir à pois.

— Pas vu depuis ce matin.

— Où diable est encore passé ce garçon ? maugréa l'aubergiste. J'imagine que Ferrec n'a pas non plus refait surface ?

Maïwenn répondit par un haussement d'épaules et une moue compatissante. M. Feginn se mit à grommeler dans sa barbe touffue tandis que la cloche résonnait de nouveau :

— Tu parles d'un homme à tout faire, y'a des moments vrai...

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Elouan avait déboulé à toute allure dans les jambes de son père, les bras enroulés autour de son lapin Louenn, lui-même occupé à ronger méticuleusement une énorme carotte.

— Hop là ! fit M. Feginn en l'attrapant, affolé. Sors de là, mon garçon, si ta mère voit ça, ç'en sera fini de ton animal !

On secoua si fort la cloche cette fois-ci qu'Evanna fit un bond sur place. Déjà qu'elle n'était pas très habile de ses mains, le résultat de ce sursaut fut pour le moins catastrophique. Elle observa d'un air médusé le trou béant que son doigt venait de creuser dans la lanterne de papier. C'était la cinquième qu'elle ratait.

— Oui, oui, j'arrive, j'arrive ! grogna l'aubergiste en se dirigeant vers le hall d'entrée, entraînant avec lui le petit garçon, le lapin et la carotte.

— Je vais m'occuper des dernières, proposa Maïwenn avec délicatesse en récupérant le désastre que venait de causer Evanna, peut-être que tu pourrais... aller te préparer pour ce soir ?

Maïwenn était surprenante : toujours indulgente, pleine de douceur et d'un tact à toute épreuve. Evanna s'en voulut terriblement. Elle ne cessait de se sentir comme une hypocrite d'avoir à tous leur mentir de la sorte.

— Je... je suis désolée, bafouilla-t-elle sincèrement navrée, je suis vraiment maladroite.

— Ne dis pas ça, tu es venue donner un coup de main, toi, pas comme un certain jeune homme qui ne perd rien pour attendre. Allez, file avant que maman ne te voie !

La voix de Maïwenn, d'ordinaire si pétillante, semblait éteinte ce jour-là. Elle faisait ce qu'elle pouvait pour le cacher, mais elle paraissait soucieuse. Evanna se rendait compte qu'elle pouvait désormais noter des changements dans les attitudes des Feginn, comme si elle les avait toujours connus. Tout semblait si vrai, si réel ici. Avec un pincement au cœur, elle réalisa soudain qu'elle n'avait jamais ressenti cela pour quiconque auparavant. Cette vie dont elle s'était échappée n'avait été peuplée que de fantômes et de chimères ; seize années à ne côtoyer que des simulacres de relations, alors qu'au Vieux-Chêne les spectres n'existaient que dans les récits de veillée.

Esquissant un énième sourire désolée, elle s'arracha à ses pensées et s'éclipsa sans plus attendre. Elle craignait que Mme Feginn ne fasse une entrée théâtrale pour la forcer à éplucher des légumes.

Alors qu'elle montait l'étage, une voix s'éleva derrière la porte entrouverte de la cage d'escalier qui donnait sur le hall. Elle suspendit son ascension dans un battement de cœur. Cette voix... se pouvait-il...

Il fallait qu'elle en ait le cœur net. Un tantinet tremblante, elle descendit quelques marches, grimaçant lorsque le bois grinça, et se cala contre la porte, tout ouïe. Cette position n'avait rien de bien respectable, mais peu importe.

— C'est que vous arrivez à point nommé, mon cher monsieur ! lança d'un ton enjoué M. Feginn. Juste à temps pour les festivités ! Bien sûr, je vous souhaite d'ors et déjà un bon, lumineux et rieur hiver ! Ou comme on dit en vieux gwernorzhique par chez nous : « Nodleg Lawouen ! »

— Combien pour une nuit ?

Evanna sentit M. Feginn hésiter. Sans doute était-il peu accoutumé à recevoir ce genre de réponse glaciale et indifférente.

— Oui... oui, bien sûr, 16 Lur pour une nuit, chambre et petit-déjeuner compris, monsieur, et si vous souhaitez rester un peu plus longtemps en notre compagnie, il est possible de...

— Je ne resterai pas.

Evanna entendit le son métallique de pièces qu'on jetait sur le comptoir.

— Chambre 6, au premier, annonça l'aubergiste dans un bruit de clé. Si vous pouviez avoir l'amabilité de signer ici...

L'embout d'une plume crissa contre le papier du registre.

— J'espère vous voir ce soir avec nous ! tenta de nouveau M. Feginn sans se départir de sa jovialité. Vous savez ce qu'on dit à Dervenn, comme partout dans le comté de Kerlann ? Le soir de Genvred, les esprits de la forêt ouvrent les portes du passé ! Alors, les fantômes ressurgissent et nous happent dans le froid et la brume de l'hiver si l'on ne prend pas garde. C'est pourquoi il faut rester ensemble près du foyer et le maintenir allumé dès la tombée de la nuit du premier jour de l'hiver jusqu'au petit matin. Et surtout, surtout, emplir la nuit de musique et de rires pour les éloigner ! Voyez-vous, c'est précisément la nuit où rôdent les fantômes du passé !

Il rit de bon cœur pour accompagner ses dernières paroles. Evanna dut lui reconnaître qu'il supportait avec panache la plus rude des  impolitesses.

— C'est trop tard pour moi, déclara le client au bout de quelques instants.

— Trop tard ? s'étonna M. Feginn.

— Mes fantômes. Je vis avec eux depuis trop longtemps.

Le silence emplit soudain le hall. On entendait seulement les rires lointains du dehors et le bruissement du papier des lanternes que Maïwenn terminait d'accrocher.

— L'heure tourne, fit la voix du client dans le claquement caractéristique d'une montre à gousset qu'on refermait, montrez-moi ma chambre maintenant.

— Certainement, monsieur. Si vous voulez bien me suivre.

La cœur battant, Evanna se mit à avaler les marches à une telle vitesse que sa cheville la lança de nouveau. Il ne fallait surtout pas qu'il la voit ou tout tomberait à l'eau.

Essoufflée, elle se dissimula au détour d'un couloir, gardant en vue la porte de la chambre numéro 6, tandis que les deux hommes arrivaient. M. Feginn indiqua la pièce qui était déjà ouverte, remit la clé à son pensionnaire et s'en alla après une ultime courbette en se grattant la tête, visiblement déconcerté. L'homme renifla de manière méprisante en inspectant l'intérieur de sa chambre, puis il se retourna et balaya du regard le couloir. Evanna se plaqua juste à temps contre le mur, les mains moites.

Elle n'avait pas réussi à apercevoir son visage, mais elle eut pourtant la certitude à cet instant que celui qu'elle attendait depuis des semaines était bel et bien arrivé.

*

Qu'est-ce que ça voulait dire ? La milice était-elle déjà partie ? Et les conscrits alors ? Le cœur battant, Aaron rebroussa chemin jusqu'à l'auberge dans les dernières lueurs du jour qui sombraient dans un ciel de plus en plus menaçant.

Trouver Morvan. Morvan, lui, saurait quoi faire et quoi penser.

Il pressa le pas. Il lui sembla bientôt apercevoir, près des lampe-tempête disposées autour du Vieux-Chêne, les carrioles des festoyeurs et quelques silhouettes qui discutaient joyeusement près de l'entrée. Il pouvait déjà entendre les rires et les chansons résonner dans l'auberge.

Aaron accélérait encore quand un grognement affreux l'arrêta net. Il ne douta pas une demi-seconde de son origine. La pénombre dessina les contours de l'énorme chien du campement. Affolé, Aaron esquissa un pas sur le côté, mais se heurta de plein fouet à l'obscurité – ou plutôt à quelque chose qui se dressait dans l'obscurité. Sous le choc, il tomba sur les fesses dans une boue pâteuse et collante.

Le grognement se mua en aboiement féroce tandis que la chose sur laquelle Aaron venait de se cogner se mettait à bouger. Les mains enfoncées dans le sol tourbeux, il releva lentement la tête. Devant lui se déployait une silhouette interminable à la carrure taillée en angle droit, vêtue d'une redingote aussi sombre que le pelage de l'abominable bête.

— Eh, là ! Tout va bien ?

Aaron et la silhouette se tournèrent de concert. Le garçon émit un soupir de soulagement en reconnaissant Morvan dans la lueur de la lanterne qu'il tenait à bout de bras. À ses côtés se tenait – vacillait aurait été un terme plus exact – Guénolé, le tonnelier de Dervenn, une bière déjà bien entamée à la main.

— Sale cabot, hein ? lâcha ce dernier en louchant sur le chien qui continuait à montrer ses crocs monstrueusement gros. Je sais pas d'où qu'y sort. L'a rôdé autour d'l'auberge toute la journée.

Personne ne lui répondit. Le silhouette à la redingote avait bougé dans un froissement de manteau, permettant à la lanterne de l'éclairer enfin. L'homme qui apparut alors posa un regard tranchant sur Aaron. Le garçon déglutit. La tête de cet inconnu, quasi inaccessible, était surmontée d'un haut de forme dont il ne pouvait distinguer le sommet. Des cheveux de jais s'en échappaient et glissaient sur sa mâchoire carrée en favoris indomptés. Sa redingote semblait d'excellente facture, mais avait été cousue dans un tissu noir comme la nuit, lui donnant ainsi des airs sinistres de croque-mort. Sauf que le croque-mort de Dervenn n'avait jamais donné à Aaron l'impression d'être une proie face à son prédateur. La moitié de son visage, flétrie comme un bout d'écorce brûlée, était sans aucun doute la partie la plus lugubre de sa physionomie. Son œil droit, rongé par la blessure, ne reflétait plus rien.

— Ex... excusez-moi, bafouilla Aaron avec sincérité en ramassant sa casquette que l'homme avait copieusement piétinée en se déplaçant.

Quelque chose d'étrange se passa dans cet échange de regard. Pendant un fol instant, Aaron crut déceler de l'effroi chez cet homme à l'aura si redoutable, mais cette impression insensée se dissipa aussi vite qu'elle était arrivée.

L'inconnu plissa les yeux, dépoussiéra son manteau d'un air dégoûté – comme s'il avait peur d'attraper quelque maladie – et disparut dans l'obscurité. L'énorme chien ravala aussitôt ses crocs et lui embraya le pas.

Aaron resta immobile, interloqué par la scène surréaliste qu'il venait de vivre. Morvan lui attrapa le bras et le hissa sur ses pieds, tandis que Guénolé esquissait des pas de danse en aspergeant de jets de bière la terre environnante.

— Qui... qui c'était ? articula Aaron avec difficulté.

— 'cune idée, mais te fais pas de mouron fiston, le rassura Morvan, ses sourcils rabougris froncés dans une moue réprobatrice. Pas un type du pays. On dirait un gars d'la haute.

Aaron écarquilla les yeux.

— Un noble ? Ici, au Vieux-Chêne ?

Le vieillard se contenta de hausser les épaules.

— Peu importe. Pas fréquentable s'tu veux mon avis.

Aaron essaya de rassembler ses pensées pendant que Morvan les entraînait, Guénolé et lui, jusqu'au perron de l'auberge. La musique, les rires et les conversations se firent plus intenses à mesure qu'ils s'approchaient.

— Attendez, dit soudain Aaron en l'obligeant à s'arrêter, il faut que je vous parle.

Aaron se tut un instant. Il attendait que Guénolé se fût éloigné. Puis, il planta ses yeux bleus dans ceux du vieil homme.

— C'est au sujet de la boussole.

— 'coute, commença Morvan l'air embarrassé, oublie toute cette histoire d'boussole, c'est rien d'bien...

— Non, vous ne comprenez pas, le coupa Aaron d'une voix plus assurée. C'est le camp. Il a disparu.

Cette fois-ci, ce fut plus qu'un air embarrassé qui se dessina sur le visage du vieux marchand ; il se décomposa sur place.

— Disparu ? marmonna-t-il en articulant chaque syllabe comme il n'en avait jamais l'habitude.

— Il n'y a plus rien. Plus de tente. Plus de milicien.

— Impossible, se reprit pourtant Morvan en secouant tête, les jeunes d'vaient passer les fêtes avec nous. T'as dû t'tromper. Ils auront déplacé l'camp, v'là tout.

Aaron ouvrit la bouche pour répliquer qu'il ne s'était pas trompé, mais se ravisa. Il jeta un coup d'œil à l'intérieur, tentant d'apercevoir Maïwenn, tandis que l'autre se grattait son crâne dégarni. La buée commençait à se former sur les carreaux, mais il parvint quand même à la repérer. Elle était assise toute seule, dans un coin, ses boucles rousses tombant en cascade sur ses épaules. Elle attendait sûrement Erwan.

— Où sont-ils alors ? Où sont ceux qui ont été appelés ?

— 'coute moi fils, dit Morvan, la soirée vient juste d'commencer. Faut pas qu'tu t'emberlificotes les méninges comme ça. Y vont arriver, te fais pas d'mourron.

Aaron resta pantois un instant. C'était tout ? Il ne put s'empêcher de ressentir une certaine déception à l'égard du vieux marchand. D'ordinaire, il était le seul qui l'écoutait et le prenait au sérieux sur les sujets importants. Il jeta un nouveau coup d'œil par la vitre, mais Maïwenn avait disparu dans un flot de danseurs qui sautillaient au rythme du biniou et de la bombarde.

Peut-être qu'il s'était trompé après tout. Et même s'il ne s'était pas trompé, ça ne voulait rien dire. Peut-être avaient-ils juste bougé le campement pour un meilleur emplacement. Un court instant, il entendit la voix de Mme Feginn résonner dans sa tête. Quelque chose à propos de sa curiosité excessive et de son imagination qui avaient autrefois mis la cuisinière en pétard ; une sombre histoire de marmite de soupe à l'oignon qu'il avait renversée afin d'en vérifier son contenu, persuadé d'y avoir aperçu des choux-fleurs.

Morvan lui assena une dernière tape sur l'épaule et s'engouffra dans l'auberge. Il était peut-être surtout temps qu'Aaron grandisse.

*

Evanna n'y croyait presque pas ; elle l'avait enfin. Elle ne cessait de bénir intérieurement M. Feginn de s'être trompé de clé, intervertissant le 6 avec le 9, ainsi que Mme Feginn pour avoir mis son mari dans cet état de confusion, l'obligeant, lui, à sortir de sa chambre. Sans le savoir, ils avaient donné le temps et l'opportunité parfaite à Evanna. C'était presque inespéré.

La partie n'était pourtant pas terminée. Il fallait encore qu'elle parvienne à s'échapper discrètement. Elle hésitait depuis maintenant un quart d'heure, la main suspendue au-dessus de la poignée de la porte. Sa situation était désormais trop dangereuse. Elle avait récupéré ce qu'elle convoitait et il était maintenant trop périlleux de rester dans les parages.
Et puis, elle ne se faisait guère d'illusion. Elle avait surpris les discussions des Feginn qui enquêtaient sur son compte, malgré leurs airs insouciants. Elle ne pouvait pas leur permettre d'approcher la vérité et, plus que tout, elle ne pouvait pas se permettre à elle de les mettre en danger. Elle n'en avait pas le droit ; pas après tout ce qu'ils avaient fait pour elle. Elle eut une pensée fugace pour Aaron. Elle ne comprendrait jamais les sentiments étranges qu'il réveillait en elle, mais tant pis. C'était mieux pour lui.

Evanna tendit l'oreille pour la centième fois. Et pour la centième fois, elle entendit le même manège se répéter : des pas précipités, des injonctions mêlées à des jurons et des éclats de rire, sans oublier les bruits de meubles tirés au sol.

Très bien. Il suffisait de se lancer. Il s'agissait de ne pas rater le moment où tout le monde s'agitait dans tous les sens ; ce moment où elle passerait inaperçue.

Le moment idéal pour disparaître.

*

Ce fut une explosion de sensations, d'odeurs et de couleurs. Lorsqu'il mit un pied dans l'auberge, Aaron chassa de son esprit tout ce qui l'avait travaillé. Il sentit l'exaltation de Genvred lui monter aux joues et un sourire se dessina son visage quand il vit la grande salle. Un tourbillon de guirlandes et de lampions de papier avait envahi les lieux. Les gens du village se mêlaient aux voyageurs de passage, heureux de pouvoir profiter des festivités. Les tables avaient toutes été repoussées près des fenêtres où une épaisse buée s'était agglomérée, laissant le champ libre aux danseurs qui s'agitaient sur les morceaux entraînants des musiciens.

L'air était à la fois enivrant et étouffant. Sa peau s'embrasa sous ses laines, si bien qu'il dut se débarrasser de ses moufles, de son écharpe et de sa casquette pour ne pas se transformer en étuve.

— Où étais-tu passé toi ? Je t'ai cherché partout ! l'interpella soudain une voix familière.

Il fit aussitôt volte-face et vit M. Feginn fondre sur lui à vive allure, le teint blême, l'air désespéré. Aaron ne lui laissa certainement pas l'occasion de l'atteindre, craignant les retombées de son absence prolongée ; en un rien de temps, il s'était volatilisé dans la foule. Tant pis, il ferait face à des réprimandes plus tard. Du moins, après avoir bu un verre de liqueur de pomme. Et mangé quelques gâteaux au beurre salé.

Elouan surgit de la foule et se jeta sur ses jambes, deux autres enfants à ses trousses. Ils tournèrent un moment autour de lui, pris d'un fou-rire contagieux, essayant mutuellement de s'attraper, avant de disparaître aussi vite qu'ils étaient apparus.

Aaron se mit à flâner autour de la piste de danse, écrasé par la foule, parvenant de temps à autre à attraper quelque chose sur le buffet. Quelquefois, il se demandait comment il était possible que l'auberge ne s'effondre pas sur elle-même avec tout ce vacarme qui faisait grincer sa carcasse et trembler ses murs et ses plafonds.

Ses pensées vagabondèrent jusqu'à Evanna qu'il n'avait pas encore aperçue. Ça ne l'étonnait qu'à moitié : elle faisait tout pour éviter les contacts sociaux. Dès qu'elle croisait un client au détour d'un couloir, elle prenait ses jambes à son cou sans dire un mot. M. et Mme Feginn semblaient penser qu'elle était sujette à une sorte de choc, sûrement en rapport avec sa prétendue perte de mémoire – bien commode, soit dit en passant.

Un gâteau en bouche et une bougie en main, il se glissa dans l'entrée et monta au deuxième. Il ignorait ce qu'il allait bien pouvoir inventer, mais c'en était trop, il fallait qu'il comprenne. Les éclats de voix s'atténuèrent tandis qu'il grimpait les marches, et lorsqu'il arriva devant sa chambre, son impatience se transforma en surprise. La porte était entrouverte ; une négligence bien surprenante de la part de la jeune fille.

Aaron hésita quelques instants, la main crispée contre le panneau de bois. Après tout, il ne faisait que vérifier si tout allait bien, non ? Qu'y avait-il de mal à ça ? Il croqua son gâteau, souffla une mèche de ses cheveux miel qui lui chatouillait le visage et poussa la porte. Elle s'ouvrit complètement dans un grincement sourd alors qu'il entrait dans la pièce comme un voleur ; un voleur assez peu discret dont les mastications auraient alerté même la plus dure d'oreille des sentinelles.

Personne. Les rideaux tirés, les draps du lit bien en ordre, et chaque chose à sa juste place. Rien qui ne traînât par terre. Pourtant, quelque chose sonnait faux. Il le sentait.

Il se mit à faire les cent pas. Étaient-ce le vin chaud et la liqueur de pomme qui lui donnaient cette sensation de tournis et de lenteur ? Il n'arrivait pas à réfléchir. Pris d'un léger vertige, il se laissa tomber sur le lit.

C'est à instant précis qu'il découvrit la lettre. Il n'eut pas besoin de l'ouvrir pour comprendre : celle-ci Evanna l'avait écrite de sa propre main, il en était certain. Il sauta sur ses pieds et balaya la pièce de sa bougie, comprenant enfin ce qui clochait : les affaires de la jeune fille avaient disparu. Cette lettre était sûrement une lettre d'adieu.

Aaron bondit jusqu'à la fenêtre et en tira brutalement les rideaux. S'il comptait apercevoir sa silhouette s'enfuir dans la lande, c'était raté : il faisait nuit noire et la lumière de l'auberge enveloppait les alentours d'un épais brouillard fauve. Il dévala alors les étages, attrapant au vol moufles, écharpe, veste et casquette. Il abandonna sa bougie pour une lampe-tempête au pétrole et s'engouffra dans la nuit.

*

Ça ne se passait pas comme prévu. Évidemment : qu'est-ce qui s'était vraiment passé comme prévu depuis le début de cette histoire ? Après tout, les aléas de la météo étaient impossibles à prévoir. D'un autre côté, si ces vilaines bourrasques et cette température polaire ne disparaissaient pas, comment ferait-elle ? Il faudrait qu'elle parte avant qu'ils n'entament des recherches, surtout lui, autrement tout serait perdu.

Elle vérifia une ultime fois le contenu de sa valise à la lueur vacillante de la bougie. Il restait à espérer qu'elle avait vu suffisamment grand dans ses prévisions de nourriture.

Son agitation se figea très vite. Un bruit sourd venait de résonner contre la porte des écuries. Elle souffla la flamme et referma maladroitement sa valise en oubliant le plus important dans son autre main.

*

Le vent glacial lui fit l'effet d'une douche froide. De furieuses bourrasques fouettaient chaque recoin de la lande. Aaron avait des difficultés à avancer. Il espéra ne pas croiser la route du terrible molosse, mais sans doute ce dernier avait préféré aller s'abriter de la tempête.

Aaron erra un peu au hasard jusqu'à apercevoir une lueur pâlotte derrière le carreau de l'écurie. Il marcha aussi vite qu'il le put avant de s'effondrer à l'entrée, poings contre la porte, à bout de souffle. Il ne pouvait pas se résoudre à laisser partir Evanna. Pas comme ça. Pas si tôt. Pas avant d'avoir obtenu des réponses !

La faible lueur qu'il avait aperçue s'éteignit soudain. Il crut entendre le hennissement d'un cheval, des pas précipités. Puis, plus rien. Ici, les cris joyeux des villageois n'existaient plus. Il semblait même incongru qu'Aaron eût pu les entendre à peine quelques minutes auparavant.

Après avoir repris son souffle, il poussa la porte de toutes ses forces et entra, lanterne à hauteur de visage. L'odeur âcre d'une fumée résiduelle le frappa aussitôt.

— Evanna ? lança Aaron à l'obscurité.

Pour toute réponse, un seau rongé par la rouille roula jusqu'à lui. Les atmosphères lugubres n'étaient définitivement pas sa tasse de thé.

— C'est moi, Aaron, tenta-t-il de nouveau en faisant quelques pas, je sais que tu es là, inutile de te cacher. Je... je voudrais juste te parler.

— Ce n'est pas très respectueux de se permettre de tutoyer une jeune femme que l'on connaît à peine sans qu'elle vous en ait donné la permission.

Evanna vint se planter devant lui, un air offensé plaqué sur son visage. Elle parut toutefois presque soulagée de le voir apparaître. Un vieux bonnet de laine rouge enfoncé sur sa tête, qu'on lui avait prêté, laissait s'échapper les longues mèches ébouriffés de ses cheveux blonds, d'ordinaire si soyeux. La cape aux boutons dorés, sauvée par Maïwenn, ainsi que le jupon de sa robe – qu'elle prenait bien soin de ne pas faire traîner par terre – lui donnaient l'air de tout sauf d'une vagabonde ayant perdu la mémoire. Sans parler du fait qu'elle n'était guère crédible avec l'un de ses poings posé sur sa hanche et ses sourcils froncés à outrance. On croyait voir une enfant qui faisait un caprice. Même Elouan ne prenait jamais ce genre d'air froissé.

— Et depuis quand tu fais des manières ? répliqua Aaron, partagé entre la surprise et l'amusement. Où est donc passé le numéro de la jeune fille polie et timide que tu nous as joué ?

Elle resta muette. Aaron nota qu'elle dissimulait son autre main derrière elle.

— Qu'est que tu caches dans ton dos ?

Evanna fit une moue signifiant qu'elle ne comprenait pas, mais il la vit ciller légèrement. D'un mouvement de tête entendu, Aaron désigna sa main droite.

— On ne t'a jamais dit que la curiosité est un vilain défaut ? riposta-t-elle d'un ton cassant.

Aaron fronça les sourcils. C'était la première fois qu'il la voyait se mettre dans cet état-là. Pourquoi utilisait-elle soudain ce ton si accusateur ? Dans le cas qui se présentait là, il ne se trouvait pas spécialement en tort. Certaines questions méritaient tout de même bien qu'on y réponde. Et puis, ce n'était pas lui qui était allé se cacher dans les écuries au beau milieu de la nuit en pleine célébration de Genvred.

Il la jaugea quelques instants à la lueur de sa lanterne. Il y avait plus qu'une pointe de nervosité dans son attitude, et il était certain de ne pas en être la cause. À y regarder de près, son corps la trahissait aussi : ses yeux fuyaient son regard et ses jambes tremblotaient.

— Tu comptais aller où ? Partir en promenade ? C'est pour ça que tu as emballé toutes tes affaires et que tu nous as laissé une lettre ?

Evanna ne répondit pas, mais Aaron vit ses yeux s'agrandir sous le coup de la surprise. Sans doute ne s'attendait-elle pas à ce qu'on la découvre si vite. Aussi Aaron enchaîna-t-il sur le même ton ironique :

— Tu n'as pas dû voir le temps radieux qu'il fait dehors, idéal pour un pique-nique au soleil.

Une fois de plus, Evanna ne répondit rien. Elle regarda derrière lui, comme si elle s'attendait à voir surgir quelqu'un. Comme personne ne venait, elle souffla d'une voix redevenue plus délicate :

— Donc les autres ne sont pas au courant...

— Tu comptes vraiment partir, fit Aaron.

Ça n'était pas une question cette fois, mais un constat. Était-ce à cause de lui ? À cause de sa trahison qu'elle aurait découverte ?

— Je n'ai pas le choix... bredouilla la jeune fille d'une voix faible.

— Le choix ? Quel choix ? Qu'est-ce que tu fuis au juste ? Pourquoi tu ne veux pas nous dire qui tu es ?

— Qu... quoi ? bafouilla-t-elle, feintant assez mal la surprise. Je vous ai déjà raconté tout ce que je savais.

Malgré la pénombre, Aaron vit la main gauche d'Evanna tressaillir, faisant trembler sa petite valise.

— Bon, ça suffit, écarte-toi et laisse-moi partir, ordonna-t-elle d'une voix mal assurée en s'avançant vers la sortie, les yeux rivés sur ses bottines.

Aaron s'interposa. Il ne pouvait pas la laisser s'enfuir comme ça, il se sentait responsable maintenant. Et par-dessus tout, il voulait des réponses. Pourtant, tout se mélangeait dans sa tête. Il ne parvenait pas à articuler autre chose que des piques :

— Qu'est-ce que tu croyais faire ? T'enfuir avec l'un de nos chevaux ? Après tout ce qu'on a fait pour toi, tu voulais partir comme une voleuse ?

— Je... je vous ai laissé de l'argent ! Et je n'allais pas m'enfuir avec si tu veux tout savoir, j'attendais juste ici pour pouvoir m'en aller plus facilement !

— Qu'est-ce que tu caches ?

Aaron s'approcha d'elle, exigeant d'un geste à voir ce qu'elle dissimulait dans son dos, mais elle recula.

— Non...

— Où est-ce que tu crois aller comme ça ?

— Je...

— Toute cette histoire d'amnésie, c'est du bidon n'est-ce pas ?

— Mais...

— Qu'est-ce qui te fait si peur ? Parce que tu as peur, faudrait être aveugle pour pas s'en rendre compte ! Tu es qui au juste ?

Ce furent les paroles de trop. Evanna s'effondra, les larmes aux yeux, le suppliant de la laisser passer. Un gros carnet en cuir sombre dégringola à côté d'elle, s'affaissant sur ses pages.

Un carnet. Aaron avait réussi à la faire pleurer pour un simple carnet.

Il demeura pantois un court instant avant de sentir son cœur et son estomac se serrer à lui en faire mal. Il n'avait jamais fait pleurer personne avant ce soir-là. Il avait toujours été certain qu'en dépit de tous ses défauts la méchanceté n'avait jamais fait parti de son caractère. Était-il allé vraiment trop loin ?

Quelques secondes s'écoulèrent ainsi, peut-être même quelques minutes ; il perdit la notion du temps. Rouge de honte, il posa finalement sa lampe-tempête avant de sortir son mouchoir de poche ; celui qu'il utilisait pour calmer les hoquets de Elouan quand un gros chagrin le prenait, celui qu'il lui avait déjà prêté lorsqu'elle était arrivée au Vieux-Chêne des semaines plus tôt. Sans rien dire, il s'approcha de la jeune fille, souleva avec délicatesse son visage inondé de larmes et en usant de toute la douceur dont il était capable, il essuya ses yeux gonflés. Haletante, elle le regarda faire sans contester. Elle devait comprendre que c'était sa façon maladroite de dire pardon.

Une ou deux minutes passèrent encore dans un silence seulement ponctué de quelques reniflements incontrôlables. Lorsque sa respiration saccadée se fut calmée, Evanna considéra avec mélancolie la broderie du mouchoir.

— Eleanor était ta mère, n'est-ce pas ? demanda-t-elle dans un reniflement peu gracieux.

— Oui, répondit simplement Aaron, un peu surpris qu'Evanna ait pu parvenir à une telle déduction.

Son regard se perdit dans la lueur rassurante de la lanterne, comme si ses yeux fixaient quelque chose de beaucoup plus lointain et de beaucoup plus flou, mais de tout aussi peu saisissable qu'une flamme.

Il se tourna à nouveau vers Evanna et décida de se confier. Peut-être pourrait-il rétablir la balance en lui montrant que lui aussi avait ses propres fragilités.

— C'est un soir d'automne qu'ils nous ont trouvés ma mère et moi, à la lisière de la grande forêt. Elle ne leur a jamais dit autre chose que le nom qu'elle m'avait donné et le sien. Elle est morte ce soir-là après leur avoir fait promettre de veiller sur moi. Je ne saurai jamais qui était mon père, ni d'où je viens.

Il crut voir une nouvelle larme couler sur le visage d'Evanna, avant que ses traits ne se tordent dans une grimace piteuse.

— Mais je... je ne m’apitoie pas sur mon sort, j'ai une vraie famille ici ! s'empressa-t-il d'ajouter, très mal à l'aise.

— Excuse-moi, bredouilla la jeune fille en s'essuyant la pommette, je ne sais pas pourquoi je pleure. C'est étrange, j'ai comme un sentiment... une impression...

— … de déjà-vu ? se hâta de terminer Aaron le cœur battant.

Elle le toisa un instant, surprise, comme si elle commençait à comprendre quelque chose d'important.

— Tu sais que j'ai raison, ajouta le garçon avec empressement, tu l'as senti toi aussi, n'est-ce pas ?

Elle n'eut pas le loisir de répondre. À cet instant, une rafale de vent s'abattit sur l'écurie avec une telle violence que les chevaux se cabrèrent dans des hennissements terrifiés. Les deux jeunes gens se retournèrent vers la porte qui tremblait sous la fureur des bourrasques. De petits flocons s'engouffrèrent dans l'encadrement pour fouetter leurs visages. L'orage qui avait menacé la lande toute la journée s'était mué en tempête de neige.

— Tu ne peux pas partir maintenant, dit Aaron sans quitter des yeux la porte branlante, tu serais piégée dans la tempête. Tu auras plus de chances quand elle se sera calmée. Et puis...

Sa phrase se suspendit le temps de quelques battements de cœur.

— … il faudra que tu sois en forme avant de reprendre la route. Il faut dormir.

Il entraîna la jeune fille au fond de l'écurie et l'installa au chaud dans un nid de paille fabriqué à la hâte.

— Et reprendre des forces, ajouta-t-il en lui tendant une galette au beurre qu'il avait gardée dans sa poche.

Tandis qu'Aaron collectait toutes les lanternes qu'il pouvait trouver et les rapprochait au plus près d'elle, les allumant les unes après les autres, Evanna, l'arrêta d'un geste et lui saisit la main.

— Merci.

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LionneBlanche
Posté le 03/09/2022
Re coucou, Luna !
Ce chapitre se lit très bien, je l’ai dévoré !
bon, par contre, je suis vraiment perdu sur l’âge d’Aaron ^^ Je fais un blocage ^^
Il est flippant le monsieur qu’il a croisé dehors. Je me demande ce qu’il se serait passé si les autres n’étaient pas arrivés… Je pense que c’est lui qu’Evanna attendait et auquel elle a volé le carnet. Mais elle a sacrément de la chance qu’ils se soient trouvés en même temps au même endroit ! Même s’il ne doit pas y avoir beaucoup d’endroits habité dans un endroit aussi sauvage.
Morvan… Je me demande s’il cherche à cacher un truc ou à protéger Aaron de sa curiosité. En tout cas, il y a quelque chose. Je me demande où est passer le camp, aussi, ce n’est pas normal non plus.
Evanna s’écroule de trouille, la pauvre, mais je trouve normal qu’Aaron lui pose ces questions et mignons qu’il lui vienne finalement en aide.
Je vais faire court pour une fois car je n’ai rien noté de particulier.
À bientôt !
Benebooks
Posté le 17/06/2020
Re !
Encore un chapitre très intéressant !

J'ai juste une remarque concernant la tempête : il serait peut-être judicieux d'y faire allusion, on dirait qu'elle vient un peu sans prévenir, surtout que durant la journée, Aaron est sorti sans problème dans les bois, hors le vent naissant aurait dû le faire hésiter ?

Je suis également un peu confuse concernant l'homme qu'Evanna attendait. Elle prévoyait de venir spécifiquement dans cette auberge ? Si non, où l'attendait-elle depuis "toutes ces semaines" comme il est dit le chapitre ?
Je suis peut-être seulement trop impatiente de savoir^^ si c'est le cas et que les réponses viennent plus tard déjà désolée XD et ne me dis rien surtout !
Luna
Posté le 17/06/2020
Re :D

Contente que ce chapitre t'ait plu ! Concernant la tempête, en fait je parle plusieurs fois en début de chapitre d'une tempête qui approche, du vent qui est déjà bien là, mais il est vrai qu'après je laisse un peu cette ambiance de côté pour me focaliser sur le récit en lui-même. Cela dit, tu es la deuxième personne à me faire cette remarque donc je me le note pour mes corrections, j'y réfléchirai :)

Par rapport à Evanna, là je ne dis rien car effectivement tu auras la réponse un peu plus loin. Par contre elle patiente bel et bien à l'auberge, en partie à cause de sa cheville qui est en mauvais état. J'espère que les explications seront à la hauteur en tout cas !

Merci encore pour ce marathon de lecture et tes retours, je suis gâtée !
Isapass
Posté le 08/05/2020
Coucou !
Pour tout te dire, j'ai lu ce chapitre dès que tu l'as publié, mais j'ai traîné pour te laisser un commentaire parce que je n'ai pas grand chose à dire. Effectivement, tu as rallongé la taille de tes chapitres, mais personnellement, ça ne me pose pas de problème (je vais juste avoir la gorge un peu sèche que je vais m'enregistrer, ce que je vais commencer à faire si ça te va, mais c'est juste pour dire quelque chose XD). Il y a une unité qui justifie que tout ça se déroule en un chapitre, donc, nickel.
Et du coup, on ne s'ennuie pas une seconde : l'histoire avance activement, sans pour autant négliger l'état d'esprit des personnages. On sent bien qu'Evanna a des scrupules à l'idée des trahir les Feginn, parce qu'elle a trouvé chez eux quelque chose qu'elle n'avait jamais eu. On sent bien qu'Aaron se pose des questions (ce qui me manquait un peu dans la version précédente est largement corrigé). Bref, le travail sur les enjeux est nickel ! Quant à l'apparition de l'homme au visage brûlé, elle est très bien en effet. Il y a juste une phrase qui m'a moins convaincue (et elle est assez importante) : "Encore que ce n'était rien comparé à la partie droite de son visage entièrement ravagée, flétrie comme un bout d'écorce brûlé. Son œil droit, rongé par la blessure, ne reflétait plus rien." Tu fais une comparaison, mais on ne sait pas bien avec quoi, puisque la phrase d'avant n'a pas vraiment de lien. Peut-être qu'il faudrait utiliser un superlatif plutôt qu'un comparatif, du coup (genre "Le plus saisissant était la partie droite de son visage...", enfin en moins moche).
Et j'avais déjà adoré la partie qui se déroule dans les écuries, qui est toujours parfaite.
J'ai juste deux petites remarques : je ne suis pas complètement convaincue par la conversation Aaron/Morvan, parce que je ne comprends pas pourquoi Morvan minimise les choses alors qu'on sent bien qu'il est inquiet. Or, c'est justement LE personnage qui ne prend pas Aaron pour un enfant. Alors pourquoi ne lui fait-il pas part de ses craintes ? Il pourrait lui dire qu'il est d'accord avec lui, qu'il trouve ça louche, mais qu'il n'en sait pas plus (sauf s'il en sait plus ? Je ne me rappelle pas...).
La seconde remarque, c'est que je trouve qu'on ne voit pas assez venir la tempête et du coup, j'ai eu un peu l'impression qu'elle sortait de nulle part. Ca pourrait être le fil rouge du chapitre, la tempête qui approche ? Parce qu'on imagine que 1) les gens savent prédire la météo et 2) vu la fête qui se prépare, ça peut engendrer des changements (genre, si la tempête éclate avant le début de la fête, les gens ne pourront pas venir)... Et bien sûr, ça peut être une métaphore de la tension qui monte au cours du chapitre.
Bref, je pense qu'il y a quelque chose à faire là-dessus.

Je suis toujours épatée par ton travail de réécriture !

A très vite !
Luna
Posté le 10/05/2020
Salut Isa !

Aie aie aie, je suis démasquée moi et ma parade des chapitres plus longs xD j’espère que tu ne galèreras pas trop en lisant à voix haute. Je voudrais pas que tu attrapes des maux de gorge par ma faute ! (Encore merci d’ailleurs, j’en suis encore toute émue ♥)

C’est chouette que cette réécriture te convainque dans l’ensemble jusque-là, chacune de tes remarques m’a été précieuse pour avancer. Surtout au niveau d’Aaron, en repassant sur ma version précédente je me rends effectivement compte qu’il était passif ce pauvre garçon ! Je suis contente que tu notes également les changements sur Evanna. J’espère que ça contribuera à la rendre d’autant plus attachante.

Je note la phrase qui t’a semblé un peu bancale, je reverrai le début, ça n’a en effet pas beaucoup de sens ce « Encore que ce n’était rien comparé ». Merci de me l’avoir relevée !

Pour ce qui est de la conversation entre Aaron et Morvan, c’était volontaire, mais j’ai peut-être raté mon effet. Morvan expliquera plus tard, dans le chapitre 7, ses raisons d’avoir incité Aaron à arrêter son enquête et aura cette fois-ci une réelle discussion avec lui. Au fond, c’est simplement que lorsqu’il lui avait demandé d’enquêter, il ne se doutait pas que la milice serait impliquée dans l’histoire, il cherche donc à le protéger. J’ai pris le parti de traduire l’étonnement que ça peut générer à travers les pensées d’Aaron qui est un peu déçu de la réponse de Morvan, laquelle s’oppose avec ce à quoi il l’avait habitué. Mais c’est sans doute maladroitement tourné. Il faudra que je me repenche dessus.

Pour la tempête, c’était aussi plus ou moins volontaire. Elle était déjà présente dans l’ancienne version, mais j’en ai davantage développé les « effets » dans le chapitre suivant où l’on comprend (je l’espère du moins) qu’il s’est passé quelque chose qui n’a rien de naturel et donc rien de prévisible. Cela dit, ta réflexion reste très intéressante et je vais cogiter ça quand je repasserai dessus en corrections. Encore une fois, c’est sans doute quelque chose de clair dans ma tête mais que je ne parviens toujours pas à retranscrire… que c’est dur parfois de le faire ! Mais je ne désespère pas, à force d’essayer, j’y parviendrais peut-être un jour héhé ^^

Merci encore Isa !
Shangaï
Posté le 04/05/2020
Salut !
J'ai beaucoup aimé ce chapitre ! Très vivant il se passe énormément de choses. Il y a du mystère aussi !
Il est à la fois gaie et pleins de vie et emplit de souvenirs et de problèmes.
J'ai aimé voir Evanna et Aaron se rapprocher aussi et j'ai hâte de découvrir ce qui les lies comme ça :)
Ta plume est vraiment agréable !
Je n'ai rien à redire sauf peut -être cette petite faute de frappe : "Il sentit l'exaltation de Genvred lui monter aux joues et un sourire se dessina son visage" il "sur son"
Luna
Posté le 04/05/2020
Salut Shangaï ! Je te remercie du fond du cœur pour ta lecture et ton retour qui me font très plaisir et me rassurent. Je suis très contente de voir que ces premiers chapitres te plaisent et qu'ils ne sont pas trop mous (j'avais un gros problème de rythme dans mon ancienne version).
Ravie de voir que tu as apprécié le rapprochement de nos deux héros. Je me demande toujours si c'est assez crédible, donc encore un point qui me soulage. Quant à ce qui les lie, il y aura encore d'autres indices dans les chapitres suivants, j'espère que ça fonctionnera ^^
Ouh la la, la vilaine coquille, merci de me l'avoir relevée !
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