Chapitre 2 - La fille du fossoyeur - Partie 2

Évidemment, Hortensia ne s’était pas trompée. Par voie de conséquence, les espérances, autant celles de Silas que de Colomban, restèrent lettres mortes. Un mois entier s’écoula sans que Silas ne reçût la moindre visite de parents éplorés à la recherche de leur fille chérie. Désormais, lorsque le portillon à l’orée du jardinet grinçait, plus personne n’accourait dans l’espoir d’y trouver un père ou une mère.

Au village, on commença à s’habituer. Et lorsque le village décidait de s’habituer, cela signifiait qu’une situation pouvait durer longtemps, voire s’éterniser. C’était un phénomène particulier, mais bien réel. La pseudo-inconscience de la communauté décidait unilatéralement qu’un fait fût suffisamment établi dans le temps pour qu’il ne fût plus considéré comme étrange. Et, dès lors, il était absorbé dans la masse des réalités immuables, et accepté tel que. En outre, pour résumer : Silas Picsapin avait une fille.
Aussi, lorsqu’on le voyait passer, en grand uniforme de fossoyeur – une longue et épaisse cape noire en cuir - pour se rendre au cimetière voisin, on ne s’étonnait plus du petit panier qu’il portait d’une main.
‘Le Bébé’ l’accompagnait désormais partout.Et puis, dès lors qu’une situation se stabilisait et se mettait à s’éterniser, le temps se mettait à fuir comme un cheval au galop. Ainsi, les semaines passèrent. Un jour, il fut évident que le panier n’était plus adapté à sa taille. Silas alla voir Colomban et passa commande d’un meuble : un petit lit à barreau.
—     Et où tu vas le mettre, ce lit ? demanda le menuisier.
—     J’ai libéré la petite chambre, avoua Silas.
—     Celle que tu utilises comme débarras depuis toujours ?
—     Ouai… ‘Le Bébé’ a besoin d’un espace à elle, j’dirais.
Colomban hocha la tête. Il avait compris. Il n’y avait pas que dans le pseudo-inconscient collectif du village que la situation s’était éternisée. Elle avait aussi aménagé un petit coin confortable dans l’esprit du fossoyeur. Il s’était rendu à l’évidence avant même que de s’en apercevoir : il avait désormais une fille.
Alors Colomban construisit un joli lit à barreau. Il y mit tout son art.
—     Il est très beau, convint le fossoyeur. Combien je te dois ? 
—     Ho ! Rien, l’ami ! C’est pour moi, considère que c’est mon cadeau pour ‘Le Bébé’.
La figure terne et grise de Silas se para d’un rose léger.
—     Ho… Merci Coco, mais c’est trop, je ne peux pas…
—     Écoute, t’auras qu’à me faire un prix sur mon cercueil, comme ça, on sera quitte, t’en dis quoi ?
Silas réfléchit, trouva que c’était juste, et accepta.

Puis ce fut au tour des mois de se lancer dans une danse folle. ‘Le Bébé’ passa du stade de nourrisson à celui de petite fille ; comme cela, sans prévenir. Désormais, lorsque la silhouette encapée du fossoyeur se dirigeait à pas pesants vers le cimetière, elle était accompagnée d’un petit cabri qui voletait autour d’elle. Deux petites couettes noires, dans lesquelles se mêlaient des mèches écarlates se dressaient au-dessus d’un petit minois souriant, aux lèvres roses et aux yeux dorées, comme ceux d’un félin. Les deux couettes étaient le summum de l’art capillaire de Silas. Considérant qu’il s’agissait là de l’apogée de sa carrière de coiffeur de petite tête, il coiffait ‘Le Bébé’ toujours de cette manière. Avec le temps, le résultat était même presque devenu symétrique.

Silas s’accommodait de cette présence. À vrai dire, il ne la remarquait plus. Ce qui l’embêtait le plus, finalement, était que ‘Le bébé’ se trouvait immanquablement sur son chemin.
« Pousse-toi » lui répétait-il sans cesse.
« Pousse-toi, laisse-moi passer. »
« Pousse-toi, faut que je creuse ici. »
« Pousse, allez, pousse, c’est une pioche ça, c’est pas un jouet. »

Si bien qu’un beau jour - qui n’était donc pas un jeudi - Silas se trouvait chez lui. ‘Le Bébé’, espiègle et d’humeur farceuse, lui barrait tout sourire l’entrée de la cuisine d’un air de défi.
—     Pousse-toi, commanda-t-il. Je dois aller faire à manger.
—     Pousse ! répéta ‘Le Bébé’. Pousse pousse pousse !
Silas ouvrit grand la bouche mais aucun son n’en sortit. Il regarda ébahi la petite fille qui venait de prononcer son premier mot. Ce que le fossoyeur n’avait pas encore comprit, c’était qu’il ne s’agissait pas que de cela.
—     Les petits pois vont pas se faire tout seul…
—     Bleurk !
Lorsqu’il se rendit au cimetière, il remarqua que le comportement de l’enfant était différent. Désormais, lorsqu’il lui demandait de se pousser, elle le regardait de l’air d’attendre quelque chose.
—     Pousse ? demanda-t-il.
—     Pousse. 
—     Non, Pousse !
—     Pousse !

Alors, un éclair de compréhension fusa dans son esprit. D’abord ce ne fut qu’une petite graine, mais elle germa et s’épanouit dans un coin de sa tête. Il se dit qu’il allait tenter quelque chose. Une fois rentrés, alors qu’il se trouvait dans la cuisine tandis que ‘Le Bébé’ courrait dans sa petite chambre, il appela.
—     Pousse !
Il entendit les petits pieds cesser d’heurter le plancher, comme un troupeau de pachydermes en pleine transhumance, lors d’une seconde d’hésitation. La cavalcade reprit alors, mais dans sa direction. Les deux petites couettes se plantèrent sous les yeux du fossoyeur.
—     Pousse ? demanda-t-il une dernière fois, afin d’être sûr.
—     Pousse, confirma-t-elle.
—     Misère… T’as décrété que c’était comme ça que tu t’appelles, hein ? Le Bébé, ça te convient pas.
La petite fille hocha la tête, elle se mit à sourire.
—     Pousse, répéta-t-elle, l’air fier.
Silas soupira.
—     Bon. Et ben, très bien. Désormais, tu seras Pousse. Alors, puisque c’est comme ça, Pousse, voici ta première mission en tant que Pousse : vas manger tes petits pois !
—     Beurk !
Quelque part, Silas Picsapin fut rassuré. Certaines choses ne changeaient pas. Il suivit du regard l’enfant se diriger à reculons vers la table de la cuisine.
« Pousse, c’est pas ce que j’appelle un prénom, songea-t-il. Je sens qu’on va se fiche de moi. »

***

—     Ho, mais ne serait-ce pas le jeune voleur de pommes, que je vois-là bas ? Et il est accompagné de son adorable petite fille.
Les yeux verts teintés de cataracte d’Ésmeranda ne perdaient rien de chaque pas qui rapprochaient les deux membres de la famille Picsapin. Dès lors qu’ils fussent assez prés pour l’entendre, la vieille leur cria :
—     Désolée, jeune malandrin ! Point de mort aujourd’hui ! Horty, Még et moi allons très bien ! Tu peux aller voir ailleurs, fossoyeur !
Les deux autres vieilles, Hortensia et Mégane (qui, en ce jour, partageait une tasse d’eau de café avec ses deux consœurs du couvent), rirent sous cape, l’air sévère.
Hortensia, la vénérable doyenne, se leva péniblement.
—     Je vais aller chercher des madeleines, annonça-t-elle.
Devant l’air interrogateur des deux autres – elles avaient levé un sourcil – elle expliqua :
—     Pour la petite.
Elles hochèrent la tête.

Alors que Pousse se repaissait des tendres gourmandises d’Hortensia, Silas prit la parole.
—     J’étais venu vous dire… Enfin, non. On passait par-là, et je me suis dit pourquoi ne pas… Enfin bref. On est là. C’était juste pour vous dire que ‘Le Bébé’ avait changé de prénom.
—     Ah oui ? C’est p’tet pas plus mal, ça, pour tout te dire, rétorqua Mégane.
Le fossoyeur croisa le regard de la vieille avant de détourner le sien. Parmi les membres du trio, c’était elle qu’il craignait le plus. Au « Poney Pochtron », il se disait d’elle qu’elle jouissait de terribles pouvoirs magiques. Un illustre habitué des lieux tenait d’un autre qui avait entendu d’un troisième qu’elle avait une fois fait fuir un ours rien qu’en soutenant son regard. À mesure que les langues de la taverne se déliaient, on apprenait également qu’elle avait en culture dans son potager des plantes qu’on ne trouvait pas dans le coin. Certaines, même, s’animaient la nuit, ou chantaient.
—     Et si elles chantent ! s’écriait-on alors, c’est pour faire venir les gosses !
Car, oui, c’était de notoriété publique, Mégane mangeait souvent des enfants afin de rester jeune. Bien que nul ne fût capable de donner un exemple d’enfant mystérieusement disparu dans les environs, et que Mégane, loin s’en fallait, n’était pas de la toute première jeunesse.
Mais le bruit courait, et il était venu faire une halte dans les oreilles du fossoyeur.
Aussi, Silas se méfiait-il de Mégane.
—     Et comment que tu l’as appelée, alors, cette chère petite ? s’enquit Hortensia.
—     Elle a bon appétit, en tout cas, remarqua Ésmeranda, à mesure que le tas de madeleine se réduisait comme neige au soleil.
—     Ça la change des p’tits pois, c’est sûr, sourit Mégane.
Silas se mordit l’intérieur de la joue. Qu’est-ce qu’il lui avait pris de venir ici présenter le nouveau nom de sa fille adoptive.
—     Mais ça répond pas à la question, reprit Hortensia.
Les trois paires d’yeux fixèrent le fossoyeur.
—     Pousse, lâcha-t-il enfin. Elle se nomme Pousse.
Hortensia soupira.
—     Pousse, hein ? répéta-t-elle.
—     Oui… C’est pas moi qu’ai choisi ! se défendit l’homme.
—     Ah oui ? Et en ce cas, à qui donc cette charmante petite demoiselle doit-elle un nom aussi… imaginatif ?
Les épaules de Silas s’affaissèrent. C’était le moment.
—     À elle-même. En vérité, c’est elle-même qui a choisi son prénom.
À ces paroles, les dames gardèrent le silence un moment. Le seul bruit provenait des petites dents de Pousse qui mastiquaient les madeleines avec avidité.
—     S’pas banal, commenta Hortensia au bout d’un moment.
Silas ne pouvait qu’en convenir. Les yeux dorés de la petite fille, aux pupilles étroites et allongées, balayaient les quatre visages qui la cernaient de silence.
Elle termina de mâcher le dernier morceau qu’elle avait encore en bouche et prit une grande inspiration.
—     POUSSE ! cria-t-elle à plein poumon.
Les adultes durent se protéger les oreilles devant le choc sonore que leurs tympans ressentirent. Au loin, des corbeaux, dérangés dans un quelconque repos postprandial, prirent leur envol dans de longs coassements indignés.  Puis la petite fille sourit, s’empara d’une dernière madeleine, et l’engouffra dans entre ses deux petites mâchoires.
Les trois vieilles se consultèrent du regard, tout en libérant prudemment leurs oreilles.
—     Elle a du coffre, en tout cas, marmonna Mégane.  
Hortensia garda un moment le silence. Elle hésita une fugace seconde avant de se lancer.
—     Tu sais, fossoyeur, je crois que quand viendra le moment, il faudra que Pousse apprenne à lire.
Silas se gratta la tête. Il voyait mal le rapport qui existait entre sa fille… le fait que, tout à coup, elle s’était découvert une voix tonitruante, et quelque chose d’aussi peu utile que savoir lire.
—     Elle est encore toute petite ! argua-t-il.
Les trois vieilles opinèrent.
—     Certes, certes. Cependant, quand viendra le moment, tu devrais l’emmener faire un tour chez le vieux Malak, tu sais.
—     L’ermite ? – Non. Silas ne savait pas. – Mais il ne nous ouvrira jamais la porte. Personne ne lui a parlé depuis des lustres.
« Et c’est tout aussi bien comme ça, songea-t-il par devers lui. Il est complétement à la masse. D’après ce qu’on dit. »
En effet, il se disait aussi bien des choses sur le vieux Malak. Les conversations du « Poney Pochtron » ne gravitaient pas sempiternellement autour des vieilles. Il y avait aussi le vieux.

Cependant, les vieilles ne cillèrent pas.

—     T’auras pas le choix, m’est avis. Sinon il y aura un accident.

***

—     Z’en pensez quoi ? demanda Ésmeranda alors que le fossoyeur s’en repartait avec la petite.
—     Difficile à dire, jugea Hortensia. Mais une enfant qui choisit elle-même son nom…
—     Et qui a des yeux de materia… commença Mégane.
—     Chut, Még, pas de ce mot-là chez moi.
La vieille se reprit. Elle hocha la tête avant de reprendre.
—     Mais on est toutes d’accord pour dire qu’il s’agit certainement d’une…
—     Une sorcière, oui, continuèrent les deux autres. Elle a le don. C’est certain.
—     On devrait peut-être en parler au fossoyeur, non ?
Hortensia fit la moue.
—     Il nous croirait pas. Laissons-le aller voir l’ermite quand ce sera le moment. Il verra avec lui. Ça, c’est une affaire qui nous dépasse, s’vous voulez mon avis.
Elles restèrent là un moment, contemplant le chemin qui s’emplissait en cette heure matinale des activités du village. Hortensia se tourna vers Ésmeranda.
—     Va donc nous refaire un peu d’eau de café, tu veux ?

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Edouard PArle
Posté le 11/03/2024
Coucou Robruelle !
Très sympa cette construction de chapitre qui part du choix du bébé de son propre nom pour arriver à cette "révélation" qu'il s'agit d'une sorcière. Je me doutais que ce serait un enfant avec un petit peu de magie en lui après avoir lu tes précédents romans et je suis curieux de voir la réaction que vont avoir les habitants du village et surtout Silas.
J'ai bien aimé les premiers paragraphes sur le fonctionnement des rumeurs du village... Je suis curieux de découvrir le personnage du vieux.
Petites remarques :
"Ce que le fossoyeur n’avait pas encore comprit," -> compris
"Je sens qu’on va se fiche de moi. »" -> ficher
"Dès lors qu’ils fussent assez prés pour l’entendre," -> près
Un plaisir,
A bientôt !
robruelle
Posté le 12/03/2024
Hello Edouard !
Merci pour ton commentaire
Oui, y a toujours un peu de magie qui traine, hein ? :)
Merci pour tes retours et tes remarques! Je vais corriger ça :)

À bientôt
Zadarinho
Posté le 11/01/2024
Bon chapitre,
C'est habile la manière dont vous utilisez les vieilles pour coudre l'intrigue et créer le mystère à propos de la véritable Nature de Pousse.
Pas mal non plus votre sociologie du village, où parfois l'anormal devient étrangement normal aux yeux de tous et où chacun à le droit à sa petite rumeur au troquet du coin, au Poney Pochtron donc.
Je me disais bien que "Le bébé" ça sonnait bizarre, bienvenue à Pousse!
robruelle
Posté le 12/01/2024
Oui, Pousse, c'est quand même plus sympa que 'Le bébé'. Heureusement qu'elle a fini par choisir parce que MacPhilis est pas des meilleurs quand il s'agit de trouver un nom.
Merci encore pour votre commentaire :)
Vous lisez