Chapitre 2 - La fille du fossoyeur - Partie 3

Pousse devait avoir six ans lorsque cela se produisit.
Ni lors de son quatrième, ni lors de son cinquième anniversaire, elle n’avait franchi la porte de l’ermite. Silas n’avait pas prêté attention au conseil des vieilles car, finalement, leur avertissement était resté vain. Il ne s’était rien passé de dommageable et cela, bien sûr, lui allait très bien. Aussi, comme tout allait très bien, pourquoi se serait-il embêté à aller voir le vieux demeurant dans la forêt ? Cela tenait en trois mots : rien du tout.
—     Allez ! Avance ! Par la peste !
—     Et celle-ci Papa ? Elle est à qui ?
—     Rah !
Silas ne cessait de s’étonner de la surdité sélective de sa fille adoptive. Lui, ce qu’il voulait, c’était se rendre à la nouvelle fosse afin de terminer de la creuser. Elle aurait bientôt un occupant et il était urgent qu’elle fût assez profonde… et large.

On disait Graisse mourant. Graisse, c’était le cuisinier du « Poney Pochtron ». Enfin, l’ancien cuisinier, car il était tombé malade et avait dû être remplacé. La cuisine de la gargote devait proposer à ses clients des aliments aussi peu nutritifs que salés et gras, et ce n’était pas un talent donné à tout le monde. Le caractère peu nutritif, c’était bien sûr pour que les consommateurs ne fussent que tardivement rassasiés et qu’ils tinssent leur rôle : payer. Le salé, c’était pour la bière. Le salé, ça donne soif, et quand on a soif, on boit de la bière. Nul besoin d’être un génie des affaires pour comprendre cette simple mais infaillible équation. Et concernant le gras ? He bien, le gras, c’est bon ; ce n’est un secret pour personne. Pourquoi se priver de ce bonus gustatif ?

Graisse avait donc ce talent particulier mais recherché de servir ce type de plat. Le remplacer avait été difficile mais malheureusement, Graisse était malade.

Pourtant, cela ne provenait pas de ce qu’il mangeait. Graisse ne se nourrissait exclusivement que de légumes cuits à la vapeur accompagnant du poisson grillé. Une nourriture saine qui aurait dû lui conférer une espérance de vie supérieure à la moyenne. Malheureusement, toutes ces années à œuvrer derrière les fourneaux brûlants de la taverne l’avaient durement atteint. Ce qu’il n’ingurgitait pas, Graisse l’inspirait, jusqu’à en être intoxiqué. Le mal lipidique insidieux s’infiltrait en lui non pas par l’estomac mais par les poumons et par chacun des pores de sa peau. Si quelqu’un avait ne serait-ce qu’entendu le mot ‘cholestérol’, il aurait immédiatement compris que le sang de Graisse en était irrémédiablement gorgé. Quand bien même il n’aurait rien avalé, il aurait grossi, encore et encore. Jusqu’à ce que son cœur n’en puisse plus.

Aussi, c’était un corps énorme, à la respiration dyspnéique qui était allongé chez lui, veillé par les siens. Avant même qu’il ne rendît son dernier souffle, certains des meilleurs clients encore en vie du « Poney » venaient lui rendre une dernière visite, l’air grave.

Silas était un professionnel prévoyant et consciencieux. Dès lors que l’état du cuisinier lui était parvenu, il avait entamé son œuvre : une fosse profonde et assez large pour contenir la future dépouille. Mais c’était sans compter sur Pousse. La fillette suivait le fossoyeur qui remontait lentement les allées de verdure et de pierre du cimetière du village. L’homme avait emporté tout son matériel : il poussait une brouette bringuebalante dans laquelle une pelle et une pioche étaient agitées de soubresauts métalliques et sonores. Le souci, c’était qu’à défaut d’un environnement davantage adapté à son développement, l’enfant s’intéressait à celui qu’elle côtoyait quotidiennement. Et, ce qu’elle avait pu en discerner, au travers de son imagination juvénile, c’était que derrière chaque pierre tombale, il y avait une histoire. Une histoire que, parfois, son père connaissait. Il n’y avait qu’à le pousser un peu pour obtenir un récit. C’était à peu près comme ces bestioles qui hantaient les trous. On les pressait un tantinet et on obtenait un jus peu ragoutant, duquel on pouvait user pour faire des farces. Un exercice dans lequel Pousse excellait.
—     Alors ? Elle est à qui, celle-là ? Elle est à qui ?
Silas se retourna. La fillette désignait une vieille tombe ébréchée à moitié recouverte de lierre.
—     Celle-ci ? Heu… Celle-ci, je ne sais pas… 
—     Ho…
La fillette était déçue. Comment son père osait-il ignorer quoi que ce fût ? Allez ! Il suffisait d’insister.
—     Mais on voit à peine le nom ! s’énerva-t-il. Regarde, il est complétement effacé. Elle est très vieille, cette tombe, c’est tout.
—     Plus vieille que toi ?
—     Ouai… Je sais que c’est difficile à croire, mais c’est possible. J’étais pas né qu’elle était déjà plantée là.
Et ils s’en repartirent, dans les gloussements taquins de Pousse.

Ce quartier-là du cimetière était celui des vieilles pierres. Ils s’y rendaient rarement et c’était tant mieux ! Le fossoyeur ne connaissait pas beaucoup d’histoires les concernant. Les yeux de la fillette fouillaient le décor calme à la recherche d’une pierre sortant de l’ordinaire, persuadée que son père ne pourrait en ignorer l’histoire.

Enfin !

Une tombe s’élevait de terre au-dessus d’un parterre de ronces. Visiblement, l’endroit n’était pas entretenu. Cela ne pouvait signifier que deux choses. Soit celui ou celle qui était dessous n’avait pas de famille, soit celle-ci n’éprouvait pas l’envie de payer pour l’entretien. Cela, Pousse le savait. Ce qu’elle ignorait, et qu’elle comptait bien découvrir, c’était le contexte.
—     Papaaaaaa, et celle-là, alors ?
Rien de pouvait résister à cinq ‘a’ à la queuleuleu suivant le mot ‘papa’, et surtout pas son père. L’homme s’arrêta à nouveau. Il abdiqua.
—     Laquelle ? Montre-moi. Mais je te préviens Pousse, c’est la dernière. On a un trou qui nous attend !
La petite fille opina, tout sourire. Elle avait gagné.
—     Celle-là !
—     Allez, montre voir. Alors…
Silas avança parmi les herbes hautes. Les épines se prirent dans son pantalon. Heureusement, le tissu était suffisamment épais pour qu’il ne craignît rien. De sa main gantée, il écarta les plantes envahissant l’écriture profonde qui serpentait le marbre sombre. Son visage s’assombrit ; encore davantage qu’il ne l’était à l’ordinaire. Pousse s’aperçut du changement dans la physionomie de son père… mais décida que ce n’était pas le plus important.
—     Alors ? s’enquit-elle. Y a marqué quoi ?
L’homme se releva, s’époussetant les mains.
—     Je ne sais pas à qui elle appartient. Elle date d’une époque à laquelle on n’écrivait pas forcément les noms. Y a juste… hum… deux mots que je ne comprends pas.
Des mots mystérieux ! Voilà bien qui était extraordinaire !
—     Mais tu sais les lire, non ? C’est quoi ces mots ?
À mesure qu’il les déchiffrait péniblement, un frisson parcourait l’échine du fossoyeur. Rien qu’à la sonorité qui envahissait sa tête, il reconnut la langue ancienne ; celle de la magie. Presque involontairement, il s’entendit prononcer :
—     Ignis Vorax. Oui, c’est bien ça, c’est ce qu’y a marqué. Allez, on y va mainte…
Mais Pousse ne partageait pas l’empressement paternel. Elle comptait boire à la coupe de sa savoureuse victoire jusqu’à la lie.
—     Et ça veut dire quoi ?
Les sourcils du fossoyeur se froncèrent.
—     Comment je saurais ! C’est de la langue magique !
À peine ces dernières paroles sorties de sa bouche, il regretta de ne pas pouvoir les ravaler. Ce qu’il craignait arriva : les yeux dorés de Pousse s’illuminèrent. Évidemment, prononcer le mot ‘magique’ en présence d’un enfant telle que sa fille ne pouvait qu’éveiller sa curiosité. Il se mordit l’intérieur de la joue, espérant se tromper.
—     Wouah ! Tu crois que c’était la tombe d’un sorcier ?
Les épaules de Silas s’affaissèrent.
« Changer de sujet… changer de sujet… »
—     Ou d’une sorcière… ou de quelqu’un qui aimait bien se faire remarquer en inscrivant ce genre de mots sur sa tombe. Je ne connais pas bien les histoires des tombes de ce quartier-là ! Bon. – il se saisit fermement des poignées de la brouette et se mit à avancer – Allez, viens ! C’est pas intéressant de toute façon. On a perdu assez de temps !
—     T’as pas l’air de les aimer beaucoup, ces mots, en tout cas. C’est interdit ?
—     Interdit ? Non, pas du tout. C’est juste qu’ils sont pas pour nous. Faut les laisser là où ils sont.
—     Ha…
—     Allez. Viens.

L’homme se remit à avancer dans l’allée ceinte d’herbes et de pierres. La cargaison d’outils se remit à bringuebaler au rythme lent de la brouette. Un choc métallique retentissait à chaque fois que la roue heurtait une des dalles qui dessinaient le chemin. Pour lui, l’affaire était close. Il avait un trou à creuser. Il ne prêta qu’une oreille distraite à sa fille restée derrière lui, lorsqu’elle murmura :

—     Ignis Vorax…

Ensuite, le temps se trouva pris de convulsion, à l’instar des pulsations mortifères d’une étoile agonisante. Une seconde dura des heures. Et pourtant, pourtant… tout alla si vite. Tout commença et se termina en un interminable instant.

Battement de cœur.

Le fossoyeur n’entendit plus que le silence assourdissant qui l’entourait. Quand bien même ce fut par la voie de l’adoption, Silas était désormais un parent. Et en tant que parent, il savait reconnaitre cette absence de bruit annonciatrice de malheur, comme une Cassandre muette.

Il se retourna.

Battement de cœur.

Ses yeux s’agrandirent tandis que ses glandes surrénales libérèrent une puissante charge d’adrénaline. De l’effroi envahit son visage comme la houle déchainée s’abat sur une digue fragile et impuissante.
—     Pousse !
—     Papa ! Au secours ! Papa !

Battement de cœur.

Silas se précipita vers sa fille.
Celle-ci se mit à hurler.
—     Ça fait mal ! ÇA BRULE ! HAAAAA !
L’homme ne réfléchit pas. Il courut vers sa fille tout en retirant de ses épaules sa lourde cape de cuire. Des flammes. Du feu. Du feu partout. La main droite de la fillette était prise dans une boule de lumière. La manche de son vêtement était déjà en train de fumer. Autour d’elle, les herbes des tombes étaient devenues autant de torches brûlantes.
—     PAPA ! hurla la petite fille. PAPA ! J’ai mal ! Papa !
Il ne prêta pas attention à ses bottes prises au milieu du brasier. Il se jeta sur sa fille, l’extirpa de ce piège ardent. La main de la petite fille était toujours prisonnière de la combustion qui la carbonisait.

Battement de cœur.

Il allongea la fillette et emmitoufla la main meurtrie sous le cuir épais de sa cape. Ses gestes étaient empressés, maladroits.
—     Ne bouge pas ! cria-t-il. Ne bouge pas ! Il faut éteindre le feu ! Il faut…
Mais les flammes ne mouraient pas.
—     HAAAaaaaa ! J’ai mal ! Papa !
Des larmes envahissaient le visage déformé de souffrance de la fillette.
—     Arrête ça ! Arrête ça ! Papa !
Le cuir commençait à fumer. Des cloques affreuses se formaient à la surface de la toile. Comme sorti de son corps, Silas s’entendait hurler.
—     Au secours ! À l’aide !

Battement de cœur.

Il souleva le cuir. La main de Pousse n’était plus qu’un amas de chaires noires et cassantes.
—     Par tous les Dieux… C’est pas possible, lâcha-t-il entre ses lèvres serrées.
L’appétit du feu qui la rongeait ne semblait pas être amenuisé par la privation d’oxygène. Le poignet était touché. Le feu remontait le long de la manche. Le fossoyeur entreprit de la recouvrir de terre. Ses mains grattaient le sol avec frénésie dans l’espoir ténu de mettre fin à ce cauchemar.
—     Tiens bon ! hurla-t-il. Par les dieux ! Qu’est-ce qui se passe ? AU SECOURS ! AU SECOURS ! Pousse ? Pousse ? Répond !
Ne pouvant plus faire face à la souffrance, la fillette avait perdu connaissance.

Battement de cœur.

Une voix lointaine apparut à l’orée de la conscience de Silas.
—     Du feu ? AU FEU ! Par la peste, il se passe quoi, ici ?
—     PAR ICI ! hurla-t-il. PAR ICI ! À L’AIDE !
L’atmosphère se fit suffocante. Silas sentit l’air lui manquer. Ses poumons saturés et irrités par les fumées le brûlaient. Une violente quinte de toux le prit.
—     À l’aide ! parvint-il encore à appeler. S’il vous plait ! Ici !
Des bruits de bottes accoururent juste à temps. Des silhouettes s’immiscèrent parmi les fumées acres.

Battement de cœur.

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Edouard PArle
Posté le 08/04/2024
Coucou Rob !
Wow sacré changement de ton !! Pourtant, tu préviens le lecteur dès les premières lignes mais je ne m'attendais à quelque chose d'aussi violent au vu du ton général de tes récits (même si j'ai le souvenir de quelques chapitres plus violents).
La tension monte tout doucement au fur et à mesure, tu amènes vraiment bien la magie. On ne le sent pas venir et le moment où la main s'enflamme on pense que ça va s'arrêter assez vite. La violence grandit, tes descriptions sont très efficaces avec quelques phrases crues bienvenues. La scène est choquante, on ressent carrément l'impuissance et la douleur de Silas et on a super envie que la flamme s'arrête.
En tout cas, tout ça risque de bien traumatiser Pousse... Pour un premier contact avec la magie, on a connu mieux... ^^
Petites remarques :
"Graisse avait donc ce talent particulier mais recherché de servir ce type de plat" je n'ai pas compris cette phrase du premier coup, peut-être reformuler
"c’était que derrière chaque pierre tombale, il y avait une histoire." j'aime beaucoup cette idée ! Jolie tournure !
J'attaque la suite !
robruelle
Posté le 17/04/2024
Coucou Édouard,
Désolé de pas avoir répondu plus tôt. J'ai eu des derniers temps un peu chargé et n'ai pas pu trop m'occuper de PA...

J'aime bien les changements de ton inatendus c'est vrai :)
Peut-être que je devrais prévenir en début de chapitre? Mais est-ce que ça gacherait pas l'effet de surprise, justement... je suis toujours un peu ambivalent concernant les avertissements...
C'est vrai que c'est pas le meilleur début pour commencer dans la carrière de sorcière !

Pour la phrase avec Graisse, tu as raison, elle ne me plait pas à moi non plus, je la reformulerai !

Merci :)
Edouard PArle
Posté le 18/04/2024
Coucou Rob !
Pas de soucis. Je suis aussi assez ambivalent sur les fameux trigger warnings
Zadarinho
Posté le 21/01/2024
Whaou, vachement bien ce chapitre. La montée en tension est très bien menée. Franchement, je m'attendais à quelque chose de beaucoup moins violent, même si c'est vrai, vous aviez prévenu le lecteur par cette "absence de bruit annonciatrice de malheur".

Exemple de la violence de ce chapitre, la feu est tellement puissant, il s'acharne tellement sur la main de la fillette que "Le cuire commençait à fumer. Des cloques affreuses se formaient à la surface de la toile" (*soit dit en passant, attention, cuir ne prend pas de "e")

Les mots et expressions utilisés pour décrire la panique du fossoyeur, la douleur de la fillette et les ravages du brasier sont admirablement choisis. En fait, je me suis penché dessus qu'à la seconde lecture, lors de la première, mon regard, captivé, a tout survolé très vite pour se porter le plus vite possible à la fin, ce qui est la marque, selon moi, d'un très bon texte.
robruelle
Posté le 27/01/2024
Hello!

Merci beaucoup pour ton commentaire !
Oui, effectivement, ce chapitre est un peu violent... Je sais pas si je devrais ajouter un avertissement en début de chapitre ou pas. Mais quelque part je me dis que ça gacherait la surprise

Merci pour cuire ! Ca fait partie de ces mots que je n'arrive pas à écrire correctement, dussé-je les écrire mille fois, hihi

Ça m'a fait plaisir en tout cas, que tu lises en diagonale pour arriver à la fin !! Effectivement, quand je fais pareil, c'est que c'est chouette

Tant mieux !!
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