Une grande agitation s’empara de la route sablonneuse se faufilant devant la maison d’Hortensia. Des hommes accouraient de partout avec des seaux d’eau. Tout le monde criait. Des cendres tombaient du ciel en silence comme des flocons de neige lugubres. Un groupe remontait le torrent humain à contre-courant. Le fossoyeur était avec eux. Son visage était blanc comme un linge. Dans la brouette, un petit corps inanimé et recouvert de la cape de cuire était remué au rythme de la course.
— Dépêchez-vous ! s’écriait Silas. Elle doit voir un guérisseur !
— On l’emmène où ? s’inquiéta Colomban.
— Chez moi ! Emmenons-la chez moi ! Mais bordel, il fout quoi le guérisseur ?
Colomban prit un air désespéré.
— Mon cousin Hector a pris un cheval pour aller le chercher. Mais BourgFeuille, c’est pas à côté…
Depuis sa véranda, la vieille Hortensia les apostropha.
— Fossoyeur ! Menuisier ! Que se passe-t-il ?
Silas se tourna vers la doyenne du village.
— Y a eu un accident ! Le feu ! Un feu terrible ! C’est Pousse ! Elle est blessée !
Le visage de la vieille se ferma.
— Amène-la chez moi. On va s’en occuper. Coco ! Va chercher Mégane et Ésmeranda !
Le menuisier ne demanda pas son reste et partit en courant. Silas souleva délicatement le petit corps toujours enveloppé dans la noirceur de sa cape. D’un coup de pied, il ouvrit le portillon donnant sur le jardinet et le traversa à grandes enjambées.
— Là-bas, dans la chambre ! commanda la vieille.
L’homme pénétra dans les ténèbres des lieux. Il trouva la chambre et déposa la fillette sur le lit. La vieille lui avait emboité le pas.
— Enlève la cape.
Le fossoyeur eut un instant d’hésitation.
— Je ne suis pas sûr que le feu soit éteint, prévint-il.
— Comment ça, pas éteint ? Tu veux dire que t’as pas réussi à l’arrêter ?
Le fossoyeur opina. Une boule comprimait sa gorge. La vieille hocha la tête.
— Un feu magique… marmonna-t-elle. Va chercher un seau d’eau à la cuisine. Et du miel. Tout le miel que tu trouveras. Il va nous falloir l’aide de Még.
L’homme partit en trombe. Il revint avec le seau et un gros pot de miel. Heureusement, la vieille était prévoyante et avait toujours ce qu’il fallait dans sa cuisine.
— Soulève la cape.
Silas obtempéra.
Avec une infinie prudence et délicatesse, il souleva le cuire épais. À la vue de la main de la petite fille, des larmes coulèrent sur ses joues creusées. La vieille ne put réprimer une grimace.
— C’est très grave, annonça-t-elle. Je ne sais pas si… Raconte. Que s’est-il passé ?
Pendant que le fossoyeur tentait de décrire par le détail les dernières minutes, la vieille tenta de plonger l’avant-bras de la fillette dans l’eau. En un rien de temps, le liquide se mit à frémir.
— T’es sûr de ce qu’il y avait marqué ? s’enquit-elle. Va nous falloir plus d’eau.
De grosses bulles se formaient désormais à la surface. De la vapeur s’échappait du seau.
— Oui, assura le fossoyeur. Ignis Vorax. C’est ce qu’y avait marqué.
La vieille réfléchit un instant.
— Le feu dévoreur… c’est un sortilège puissant. Qui peut être assez inconscient pour faire inscrire ça sur sa tombe ! C’est criminel ! N’importe qui avec une once de don incontrôlé peut faire des ravages s’il prononce ces mots !
Le fossoyeur paniqua.
— De quoi ? De don ? Mais… Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! Elle date de bien avant mon époque, cette tombe ! J’y suis pour rien !
— Et on t’a pas appris à te méfier de la langue ancienne, bon sang ?
— Je… C’est elle qui a… C’est Pousse qui a voulu que je… Je suis désolé… Aïe !
La vieille femme venait de lui lancer un coup de pied dans le tibia à l’aide de ses sabots.
— Réveille-toi, voleur de pomme, c’est pas le moment de paniquer ! Lequel de vous deux a prononcé la formule ?
Silas, que son tibia faisait souffrir, tenta de rassembler ses idées.
— Je l’ai dit.
— De toute façon, ça peut pas être toi. Tu viens à nouveau de la dire, et il s’est rien passé. Et elle ?
— Elle ? Ah oui… oui, aussi.
— Et tu es bien sûr que vous étiez seuls ?
Les sourcils du fossoyeur s’arquèrent d’incompréhension.
— Comment ça ? Oui ! Oui, on était seuls.
La vieille femme renifla.
— Et t’es jamais allé voir l’ermite, pas vrai ?
— Je… Non ! Bien sûr que non ! Par les dieux, Pousse… Pousse… qu’est-ce qu’on peut faire, dame Hortensia ?
La vieille femme secoua la tête.
— T’aurais dû faire ce qu’on t’avait dit. Maintenant, c’est trop tard. On ne peut qu’attendre, je le crains.
Silas releva sa tête. Sur son visage, on pouvait lire tout le désespoir, l’impuissance et la tristesse d’un père dont la fille se mourait sous ses yeux.
C’est alors que des pas lourds heurtèrent le plancher du salon, accompagnés d’un trot plus léger. Silas reconnut la démarche de son ami le menuisier. L’immense stature de l’homme se dessina dans l’encadrement de la porte. Devant elle, se tenait la petite forme frêle de Mégane, bien droite, l’air déterminé.
— J’ai pas eu le temps de trouver Dame Ésmeranda, informa l’homme imposant. J’espère que ça va aller.
Son regard croisa celui du fossoyeur. Une frayeur le submergea. Il entrevit à quel point la situation était grave. De son côté, Hortensia ignora complétement les propos du menuisier. Elle se tourna vers son amie.
— Ha ! Még. Enfin ! C’est un cas pour toi je le crains. C’est un… - elle ferma les yeux - Un Ignis Vorax.
La seconde vieille s’approcha.
— Z’avez amené du miel ?
— Oui ! se reprit Silas. Il est là !
La vieille toisa les mains du fossoyeur qui tenaient le gros pot.
— Bien. Alors met m’en sur les mains. Et met bien la dose ! J’ai pas envie d’être blessée.
Le fossoyeur s’exécuta. Les mains dégoulinantes et poisseuses, la vieille femme s’approcha du corps de la fillette. Elle prit la petite main carbonisée entre les siennes.
— Le sort a été lancé avec une intensité terrible, marmotta-t-elle. J’espère que je peux…
Elle se concentra.
— Extinctio Ignis.
Le temps sembla s’arrêter.
Pendant une infinité, il ne se passa rien. Le cœur de Silas allait s’arrêter de battre lorsqu’une lueur enveloppa les mains de Mégane. Au début, il s’agissait juste d’une auréole, comme si une luciole s’était retrouvée piégée entre ses paumes. Puis la lueur se fit plus intense. Une aveuglante sphère scintillante d’or et d’argent grandit et illumina la piéce. De la sueur se forma sur le front de Mégane. Une goutte salée coula de son menton. Au comble de la concentration, elle répéta, entre ses mâchoires serrées :
— Extinctio… Ignis !
Silas et Colomban restèrent bouches bée. C’était la première fois, pour eux, qu’ils voyaient la magie œuvrer. Le frêle corps de la vieille fut pris de tremblements. À mesure que le temps s’écoulait, ils se muèrent en de violentes convulsions.
— Que se passe-t-il ? s’alarma Silas. Mégane ? Tout va bien ?
Hortensia s’interposa alors qu’il s’approchait de la vieille.
— Halte-là, fossoyeur ! Ne la dérange pas ! Si tu ne supportes pas ce que tu vois, mieux vaut que tu sortes !
Silas jeta un regard désespéré à la frêle silhouette qui lui barrait la route. Elle devait faire la moitié de sa taille, pourtant, il s’arrêta net ; comme s’il était entré en collision avec un mur infranchissable de volonté.
— Si tu veux te rendre utile, va plutôt chercher de quoi manger à la cuisine. Ramène tout ce que tu trouves. Még va avoir besoin de reprendre des forces quand tout ceci sera terminé.
Le croquemort resta les bras ballants.
— Mais…
— Y a pas de mais ! Fais ce que je te dis ! Allez, ouste, déguerpi ! Et toi, menuisier…
Colomban se raidit, comprenant qu’il était probablement le prochain sur la liste.
— Va aider le jeune Picsapin. Je crois qu’il a besoin de soutien.
Les deux hommes sortirent à reculons de la chambre. Voyant qu’elles étaient enfin seules, Hortensia se leva et alla fermer la porte à clé. Elle soupira et s’approcha de Mégane. Elle se munit d’une serviette qu’elle trempa dans l’eau et humidifia le front de son amie.
— Je t’en prie, Még. Ne force pas trop, murmura-t-elle.
Mais sa consœur du couvent ne semblait pas l’entendre. Ses mains toujours fermées sur celle de Pousse, les mâchoires serrées, les yeux clos, elle semblait coupée du monde.
— Extinctio… ignis… soupira-t-elle une dernière fois.
Avant que tous ses muscles ne se relâchent et qu’elle ne bascule dans les bras d’Hortensia. La vieille reçut le corps léger de son amie.
— Par la déesse, Mégane ! Mégane ! Ça va ? Még, répond, bon sang ! – elle se tourna vers la porte - Coco ! Silas ? Ramenez-vous !
La porte verrouillée ne résista pas au premier coup d’épaule du menuisier. La serrure émit un grincement sinistre avant de se rendre dans un bruit sourd. Les deux hommes s’engouffrèrent dans la chambre. Colomban fut le premier à comprendre. Il se précipita vers les deux vieilles et entoura Mégane de ses bras puissants. Il l’allongea doucement sur le parquet. Silas s’approcha, les bras chargés de victuailles.
— Donne-lui de l’eau sucrée ! ordonna Hortensia. Még a le don, mais cela lui demande énormément d’énergie. Elle a donné tout ce qu’elle a pu.
Le fossoyeur s’exécuta. Il plaça un gobelet au bord des lèvres pâles de la vieille. Il parvint à y faire couler quelques gouttes de liquides. Au bout d’un moment, quelques mots s’en échappèrent dans un souffle.
— Encore…
Le fossoyeur s’exécuta. Mais il ne parvenait pas à se concentrer. Ses yeux allaient sans cesse vers Pousse, toujours inconsciente.
— J’ai réussi, annonça Mégane dans un soupir. Ne t’inquiète pas. Ça va aller.
Silas ne put empêcher ses propres yeux de se poser sur la main de sa fille. Elle ne brûlait plus. Mais…
« Comment cela pourrait-il aller ? Comment cela pourrait-il aller ? Comment cela pourrait-il… » ne cessait-il de se répéter, en une complainte infinie. Aucun mot ne sortait de sa bouche, resté coincé dans sa gorge nouée de tristesse.
***
Quand Pousse ouvrit les yeux, la première chose qu’elle fit fut de crier. Sa main la faisait affreusement souffrir et le guérisseur n’était toujours pas là. Hortensia tenta ce qu’elle pouvait pour apporter un tant soi peu de réconfort mais n’y parvint pas. La petite fille hurlait de douleur. Rien ne pouvait apaiser son mal.
— Je ne sais pas quoi faire de plus, soupira la vieille.
Elle jeta un coup d’œil à son amie, que Colomban avait depuis recouverte d’une fine couverture et appuyée sa tête sur un oreiller confortable.
— Je ne suis même pas certaine qu’elle pourrait y faire quelque chose, même si elle était au meilleur de sa forme. Je suis désolée, fossoyeur. Seul le temps pourra un peu apaiser Pousse. Il faut qu’elle se fasse à la souffrance.
Silas restait interdit. Il ne pouvait accepter ces mots. Il ne pouvait accepter les souffrances de sa fille. Il ne pouvait… mais était totalement impuissant. Et, par la grande tombe ! Que diable pouvait bien faire ce satané guérisseur ?
***
Une haute silhouette se dessina dans l’encadrement de la porte de la chambre. Une imposante barbe blanche mangeait la moitié de son visage et s’écoulait jusqu’au milieu de son large torse. Deux pupilles d’un bleu pâle et froid, comme la surface d’un lac de montagne, fixèrent l’enfant qui avait fini par retomber dans une sorte d’inconscience agitée de plaintes.
Une robe de bure sombre recouvrait la large carrure.
Il avança en silence, sous les regards incrédules des présents, et vint se placer aux côtés de Colomban. À sa périphérie, le menuisier faisait presque figure de freluquet.
— Guérisseur ? murmura Silas. Enfin…
Mais Hortensia lui posa la main sur le bras.
— Ce n’est pas… le guérisseur… le détrompa-t-elle. – elle se tourna vers le nouveau venu – Votre visite est une surprise, je dois dire.
L’homme immense la toisa d’un regard oblique. La vieille ne put se retenir de se recroqueviller légèrement.
— Dans ce cas, qui êtes-vous ? s’enquit Silas. Répondez ! Nous n’avons pas le temps de nous occuper de mendiant ! Ma fille est gravement blessée et je…
Les mots du fossoyeur firent grimacer la vieille.
— Ferme-là, voleur de pomme ! Par la déesse, ferme-là !
Le nouveau venu s’avança vers la fillette. Les lattes du parquet grinçaient sous la lourdeur de ses pas. Les semelles épaisses de ses chaussures soulevaient de fines particules de poussière qui dansèrent dans quelques rais de lumières s’immisçant par les volets clos.
— Qui a lancé le sort ?
Sa voix était grave. Chaque mot sortait de sa bouche comme découpé par une feuille de boucher. La vieille Hortensia désigna la fillette. Une légère expression de surprise traversa fugacement la figure barbue.
— Pourquoi ? demanda l’homme.
Silas n’en put plus.
— C’était un accident ! Par la peste ! Laissez-nous tranquille ! Qui êtes-vous d’abord ?
Mais ses paroles furent complétement ignorées.
— Vous avez réussi à l’arrêter.
Il ne s’agissait pas d’une question mais bien d’un constat. Hortensia jeta un coup d’œil à Mégane, toujours allongée, qui s’était assoupie. Elle opina.
— Oui, souffla-t-elle. Mais la pauvre petite…
L’homme s’avança encore. Il était maintenant si près du lit que seul Silas faisait encore barrière entre lui et la fillette. Le regard glacé se planta dans celui du fossoyeur. Celui-ci hésita. Finalement, il secoua la tête et se mis sur le côté. L’homme imposant s’approcha encore et s’assit sur le lit. Le bois du sommier grinça dans une longue plainte. Il avança une main dont la paume était aussi large qu’une assiette à dessert.
— Cura Malum.
De minuscules particules chatoyante s’échappèrent de sa main, comme une pluie de lumière, et disparurent dans les chaires calcinées de Pousse.
Le temps retint son souffle.
Finalement, il se releva, dans la plainte grinçante du bois libéré d’un poids bien trop oppressant. En trois pas, il fut à nouveau à la porte. Au moment de la passer, il annonça :
— Je ne pourrai rien faire de plus. Elle n’aura plus mal et, avec le temps, pourra à nouveau mobiliser ses doigts. Mais l’aspect restera celui-là.
Il fit un autre pas avant de s’arrêter à nouveau.
— Vous avez tous eu beaucoup de chance. Une Karishma ne devrait pas lancer de sortilège à la légère, surtout quand sa MateriaSymbiose est aussi pure. Veillez à ce que cela ne se reproduise pas.
Encore un pas, une nouvelle latte du plancher grinça. Imperceptiblement, les épaules larges s’affaissèrent légèrement, sous un poids immatériel.
— Quand elle ira mieux, conduisez-là à moi. Je m’occuperai de son enseignement. – ses yeux froids rencontrèrent ceux d’Hortensia. Ils étaient accusateurs – Vous auriez dû me prévenir.
La vieille baissa la tête. L’homme disparut. Le silence, lui, persista, pesant, opaque. Colomban, qui était resté dans un coin de la chambre durant toute la scène, osa enfin bouger et expira un long soupire.
— Par le saint clou, par le saint clou… ne cessait-il de jurer.
Silas n’avait pas tout compris. La seule chose qui occupait toute sa conscience était le visage de sa fille, dont les cheveux noirs aux mèches écarlates collaient en masses sombres à la transpiration des tempes et des joues. La fillette dormait toujours, mais ses traits étaient détendus, désormais. Elle ne souffrait plus. Des larmes libératrices roulèrent sur les joues creusées du croquemort.
Un chapitre aussi immersif que le précédent, où on retient sa respiration en espérant que le sortilège s'arrête enfin. Silas est très touchant dans sa douleur, on sent tout l'amour qu'il porte à sa fille.
La portée du sortilège qu'a lancé Pousse promet de sacrés pouvoirs. Et le passage de l'enchanteur à la fin du chapitre semble annoncer un futur dans la magie avec un mentor. Mais j'espère que le trauma de ce premier sortilège sera exploité dans la suite de l'histoire et son développement de personnage.
J'imagine qu'on va bientôt avoir une grosse ellipse. Je suis curieux de voir si Silas continuera d'avoir un rôle dans l'histoire ou si Pousse va le quitter pour de bon.
Petite remarque :
"et illumina la piéce" -> pièce
Un plaisir,
A bientôt !
Tu as de bonnes intuitions! Tu la sens arrivée, l'ellipse !
Mais... y a quand même pas mal de détails à régler. C'est pas pour tout de suite.
En fait, mon plan, à l'heure actuelle en tout cas, c'est de diviser l'histoire en deux, peut-être trois grosses parties.
La première se déroulerait pendant la prime enfance de Pousse et il va encore se passer quelques trucs, héhé
A bientôt :)
J'ai enfin pris le temps de continuer les aventures de Picsapin et de la petite Pousse. Quelle frayeur pour ce pauvre papa adoptif ! J'ai particulièrement aimé le passage rythmé par les battements de cœur dans la partie précédente ! En-tout-cas, je continue d'être happé et je vais lire quelques pages encore avant de dormir. J'adore :)
Merci beaucoup pour ton message :)
J'espere que la suite te plaira tout autant
Oui, je voulais faire un passage un peu fort pour ce qu'il s'est passé au cimetière !
À bientôt !
J'aime beaucoup l'idée qu'une sorcière choisisse son nom (qui n'en a jamais rêvé XD ?)
Et c'est pas fini :-P
Héhé, oui, c'est pas mal de choisir son nom!