Chapitre 3 - Karishma - Partie 1

Pour répondre à votre question, je pense que parmi les
avancées technologiques majeures qu’a connu notre siècle,
nous pouvons en citer deux qui vont
profondément marquer le cours de l’histoire.
Oui, vous entendez bien. De l’Histoire !
Car comment décrire autrement la MateriaSymbiose et le Karishma ?
La première, nous la devons à l’équipe du génie de la bioingénieurie,
la doctoresse Karen P. Palka, prix Nobel.
Il est inutile que je vous la présente à nouveau tant les possibilités donnent le vertige.
Pour ce qui est du Karishma…
Je suis persuadé que les efforts de miniaturisation de cette invention incroyable
par le professeur Radjish Kalpour vont ouvrir des portes
dont nous ignorions jusqu’à l’existence.

Enfin, je vais me risquer, puisque tel est l’exercice
auquel je suis soumis en ce jour, à une conjecture.
Je vous prédis que dans un avenir proche,
ces deux prouesses de l’intelligence s’uniront
pour offrir à notre monde un avenir radieux.

Un avenir où tout deviendra possible et, je n’ai pas peur de le dire,
au risque de choquer, un avenir où l’humain deviendra dieu.

 

Texte incomplet datant de l’Ancien Monde
Auteur inconnu
Archives personnelles du Barron Cussaque

 

Sans qu’aucune présentation ne fût faite, Silas avait bien compris qu’il avait rencontré l’ermite. Jusqu’alors, il ne le connaissait que par ce qu’on disait de lui, à la taverne. Cela lui suffisait amplement car les propos, il faut bien le dire, n’étaient guère élogieux. Mais la donne avait changé car le vieil homme, vivant reclus dans la forêt, avait considérablement aidé Pousse.

La petite fille s’éveilla et allait bien. Elle ne pouvait plus mouvoir les doigts de sa main gauche mais, étrangement, cela ne semblait pas ni la gêner, ni l’émouvoir plus que cela. Elle demanda aux vieilles Hortensia et Mégane pourquoi sa main était noire et sentait mauvais. Les deux femmes ne répondirent pas, baragouinant des phrases sans queue ni tête jusqu’à ce que des madeleines furent apportées et que l’une d’elle fût enfournée dans la bouche de la fillette. La version officielle est qu’elle devait avoir faim. Officieusement, il s’agissait plutôt de tirer avantage de la règle de politesse : « on ne parle pas la bouche pleine ».

La fillette ne demanda pas son reste et engouffra les gourmandises.

Silas ne savait ni quoi dire ni quoi faire pour remercier les vieilles. Finalement, la réponse lui vint tout naturellement. En tant qu’acte de contrition, il écouta le long, très long, laïus que lui tinrent les deux femmes. Il n’était pas allé voir l’ermite de lui-même, obligeant ce dernier à se déplacer ! Il n’avait rien écouté des conseils qu’on lui avait prodigués. N’avait-il donc aucun respect pour ses aînées ? Aînées qui, par sa faute pleine et entière, avaient eu à subir les mots implacables du vieux Malak. Un sermon dont, par toutes les déesses, elles se seraient bien passées, et qu’elles n’avaient pas mérité ! De plus, il avait – mais qui donc pouvait être aussi inconscient ? – lu des mots de la langue ancienne à une Karishma ! Une Karishma ! Mais pourquoi avait-il fait cela ? N’était-il pas conscient des risques qu’il avait, par sa négligence, fait encourir à sa fille, et à toute la communauté ? D’ailleurs, il aurait dû tout de suite les informer de la condition de Pousse. Une Karishma, ce n’est pas rien.

Une fois qu’elles eurent fini, elles se turent, l’air profondément contrarié.

Silas jeta un coup d’œil en coin à Colomban, qui n’avait pas encore osé bouger, de peur de se faire prendre dans la tempête qui s’abattait par rafales sur son ami. Le menuisier déglutissait péniblement, essayant de se faire tout petit. Bien sûr, un homme bâti comme deux armoires et haut de plus de six pieds ne pouvait pas se faire tout petit. Mais il essaya.

Constatant qu’il ne lui viendrait pas en aide, les épaules du fossoyeur s’affaissèrent. Pouvait-il faire remarquer qu’il n’avait absolument aucune idée de ce que pouvait bien être une Karishma ? C’était quoi, une sorte de sorcière ? Il se doutait que les vieilles ne se laisseraient pas attendrir par cet aveu de méconnaissance. Au bout d’un moment, Pousse vint à son secours.
—     Papa ? On rentre à la maison, maintenant ?
La fillette se redressa, avança sa main valide, et tira sur la chemise de son père. Il baissa les yeux vers elle.
—     Oui, on va rentrer. Écoutez mesdames, je vous prie de nous excuser, mais on va y aller. Pousse a encore besoin de se reposer.
Hortensia hocha la tête.
—     Bien sûr. Allez-y. Mais… attend. Je voudrais te demander une dernière chose avant. Et à toi aussi, menuisier.
Silas, déjà à la porte, se retourna tandis que Colomban se raidissait. Hortensia reprit.
—     Ne dîtes à personne ce qu’il s’est passé ici. Il est inutile que tout le monde soit au courant pour les facultés de Még. On raconte déjà assez de chose au Poney Pochtron. On sait tous que le Seigneur Delachaise a des hommes partout. On ne voudrait pas attirer son attention.
Les deux hommes hochèrent la tête.
—     Ne vous inquiétez pas. Avec nous, votre secret est bien gardé. Nous ne vous remercierons jamais assez.
Une fois à l’extérieur, Pousse tira sur la manche paternelle.
—     J’ai pas compris. Qu’est-ce qu’elles veulent pas qu’on sache ?
Silas tenta d’éluder.
—     Ce n’est rien. C’est juste qu’elles ont un petit truc en plus, tu vois. Et ce petit truc peut énerver certaines personnes.
—     Des méchanges personnes ? Comme le seigneur Delaperche ?
Le nom écorché arracha un sourire triste au fossoyeur. Il leva pensivement les yeux vers le ciel.
—     Je ne sais pas si elles sont méchantes. Je sais juste qu’il existe des gens qui n’apprécient pas ce qu’ils ne sont pas eux même. Comme Delachaise, par exemple. – il baissa le regard vers sa fille – Et toi aussi, Pousse, tu as quelque chose en toi qui… Il faudra qu’on fasse attention, d’accord ?
La fillette opina, bien qu’elle ne comprit pas vraiment la demande de son père.
—     Elle est toute abîmée, ta cape ! remarqua-t-elle car, finalement, le sujet de conversation précédent l’ennuyait.
Le fossoyeur suivit le regard de sa fille vers un large pan de cuire recouvert de cloques.
—     Ne t’inquiète pas, j’en ai d’autres.

***

Peu d’évènements échappaient à la vigilance des services de renseignement du vice-baron Delachaise. Bien sûr, ce ne fut pas le cas de ce qu’il advint au cimetière d’un petit village sans histoire.
—     Le vice-baron va vous recevoir, indiqua le chambellan au visiteur qui patientait dans l’antichambre.
L’homme releva la tête. Ses yeux gris et froids, étroits comme deux meurtrières fixèrent le domestique sans afficher la moindre expression. Le chambellan Courtepatte ne put réfréner un pas en arrière. Depuis six ans déjà, il était au service de Delachaise. À ce titre, il avait côtoyé bon nombre de ces individus qui venaient régulièrement hanter l’antichambre seigneuriale. Cela étant, parmi toutes les brutes aux allures ophidiennes qu’il avait à annoncer, celle qui s’y trouvait actuellement était certainement une des plus désagréables, et des plus effrayantes. Un frisson lui parcourut l’échine.  
—     Je … je vais immédiatement m’enquérir auprès du vice-baron. Si vous voulez bien m’excuser…
Il s’approcha de la porte molletonnée de rouge et s’annonça par une série de trois petits coups discrets. Sans attendre de réponse, il entrebâilla et passa sa tête ronde dans l’ouverture.
—     Monseigneur, l’agent Courtois est là.
Une voix douce, aux sonorités rondes et mélodieuses lui répondit, provenant de la pénombre de la pièce.
—     Bien. Fais-le entrer, Courtepatte.
Le chambellan inclina légèrement la tête. Il s’extirpa de l’entrebâillement et se retourna vers l’homme qui attendait. Sans attendre, ce dernier se leva dans le froissement du tissu de sa redingote. Il passa sans même un regard devant le chambellan. Courtepatte retint son souffle jusqu’à ce qu’enfin, la porte se refermât sur lui. Il soupira.
Décidément, certains agents faisaient vraiment froid dans le dos.

***

—     Nous y voilà, je crois, déclara Silas.
Ils se tenaient tous les deux à l’orée d’une petite clairière. En son centre se dressait une cabane en rondins de bois sous un épais toit de chaume. Une fumée s’échappait doucement de la petite cheminée qui s’élevait de la toiture. Hormis cet indice, rien n’indiquait que l’endroit fût habité. Il n’y avait pas de clôture, pas de clapier à lapins, pas de poules ni de coqs. Encore moins de cochons ni de chèvres. Les carreaux des fenêtres étaient sales et ne laissaient transparaitre aucune indication sur ce qu’il pouvait bien se passer à l’intérieur. D’une manière générale, les lieux semblaient délabrés, abandonnés. Pourtant…
—     Ça sent bon, ici ! s’exclama la fillette.
Silas soupira. Oui, ça sentait la cuisine, la viande rôtie. Son estomac émit une longue plainte. Il douta fortement que son prochain repas serait pour bientôt. Pour cela, il faudrait que l’occupant de l’endroit acceptât de partager sa pitance. Il y avait peu d’espoir que ce fût le cas.
Il serra la main valide de sa fille dans la sienne.
—     Allons-y.
Aucune carte n’indiquait la position de la maison du vieux Malak, pas plus que de sentier ne s’y rendait. Pour arriver jusqu’ici, le fossoyeur avait dû être patient et faire un premier repérage des lieux avant d’emmener Pousse avec lui. Sa première tentative avait duré trois jours et deux nuits. Il s’était perdu deux fois et, par chance, avait pu retrouver son chemin. Heureusement, la toujours efficace technique dite du Poucet, lui avait été utile. Il avait semé, à intervalle régulier, des pierres de couleurs, lui permettant de retrouver sa route. Les vieilles lui avaient quand même fourni quelques indications qui lui permirent de découvrir ce discret ermitage.  
« Tu iras tout droit jusqu’à l’arbre tordu. Ensuite, tu prendras vers l’est. Quand tu verras le rocher en forme de corne, il faudra aller au sud, jusqu’au lac. Des lacs, il y en a trente dans cette zone, mais c’est celui qui sent mauvais qui t’indiquera le chemin. Il est pas loin d’un bois. Dans ce bois, il y a un plan de fraises des bois. Cueilles-en assez pour en faire une tarte. À partir de là, c’est facile, tu suis les papillons sur deux lieues, tu rentres dans le bois dormant, et à la clairière, si ça sent le mouton rôti, c’est que tu es arrivé. »
Autant le dire, ça n’avait pas été facile.
La clairière sentait étrangement le mouton rôti. Une cabane se tenait en son centre. Il n’était pas allé plus loin et avait rebroussé chemin. Il avait confié Pousse à Colomban et sa femme Mariette pour quelques heures, pas pour trois jours. Il espérait que la fillette allait bien et que le menuisier et son épouse prenait bien soin d’elle.
En rentrant au village, il passa près de la maison d’Hortensia. Cette dernière, toujours plantée comme un chêne centenaire à la table de sa terrasse, l’apostropha.
—     Hé ! Fossoyeur ! Alors, cette promenade ?
L’homme ravala sa colère. Trois jours ! Comment osait-elle appeler ça une promenade ! Il avait bien failli se perdre définitivement, et finir dans les estomacs d’une meute de loup, ou croiser la route de bandits de grand chemin. Hortensia ne finirait donc jamais de l’aiguillonner ?
—     Comme sur des roulettes, marmonna-t-il.
La vieille hocha la tête, satisfaite.
—     Bien ! Bien ! Et tu n’oublies rien ?
Les sourcils de Silas s’arquèrent.
—     Quoi ? Non ?
Hortensia, dans un sourire aussi innocent qu’édenté lui rappela alors ce qu’il n’aurait pourtant pas dû ignorer.
—     Les fraises des bois, voleur de pomme ! Celles du plan du bois dormant sont parmi les plus savoureuses. Je t’avais dit d’en cueillir pour faire une tarte, non ?
Le fossoyeur soupira. Il sentit la petite bourse qui pendait à sa ceinture.
—     Certes, vieille femme.
Cependant, il n’était pas prêt à les lâcher comme ça. C’est pourtant ce qu’il fit. Au terme d’un silencieux mais foudroyant duel de regard, il céda.

Ce fut en méditant à tout cela que Silas et Pousse s’approchèrent de la chaumière. Ils avaient fait beaucoup de chemin pour venir mais dans le fond, il n’avait pas envie d’être là. Il estimait que sa fille avait dû subir une assez grande épreuve et qu’elle n’était pas encore rétablie. Il jeta un coup d’œil à la main gauche, recouverte d’un gant noir. Pendant ce temps, ils avaient déjà atteint le porche et monté les deux marches qui y accédaient. La porte, ultime frontière les séparant de l’inconnu, les toisa de son bois sombre.
Silas hésita.
Finalement, il frappa à la porte d’un coup retenu, presque muet.
—     Y a personne, déclara-t-il.
Il s’apprêta à redescendre, emmenant Pousse avec lui loin d’ici lorsqu’un grincement l’arrêta.
—     Entrez.
La voix était grave. Il la reconnut immédiatement. C’était celle de l’homme à la carrure si imposante qui était venu en aide à la fillette, chez Hortensia.
Le revoir ne l’enchantait cependant pas. Il soupira. Dans l’encadrement, la large silhouette se dessina, sous la forme d’une robe de bure sombre. Sa barbe hirsute descendant jusqu’au milieu de son large torse. Un bonnet de laine était solidement vissé sur le haut de son crâne.
La fillette pénétra la première à l’intérieur. Elle sautilla d’un pas léger jusque dans l’obscurité, heureuse de découvrir un lieu nouveau. Silas lui emboita le pas, mais une main large comme une poêle à frire l’arrêta.
—     Oui ? s’étonna-t-il. Qu’est-ce que…
—     Tu n’oublies pas quelque chose ?
Les sourcils du fossoyeur s’arquèrent sous l’incompréhension.
—     Heu…
—     Tu es passé par le plan de fraises des bois du bois dormant, non ?
Le fossoyeur soupira. Décidément, ces vieux… Ils s’étaient donnés le mot ou quoi ? Cette fois-ci, il ne tenta même pas la carte discussion. Il se défit de la petite bourse qui pendait à son ceinturon.
—     Oui, je sais, souffla-t-il. Il parait qu’elles font de bonnes tartes…

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Edouard PArle
Posté le 12/04/2024
Coucou Rob !
Ahah, j'adore l'idée des fraises des bois, c'est à la fois drôle et malin. On se doute que ces fraises cachent quelque chose, enfin c'est ce que j'imagine. Les réactions de Silas naviguent entre le touchant et l'amusant, c'est la force du personnage et de ton histoire en général.
On retrouve le magicien que j'imaginais futur mentor de Pousse, je pense que je vais avoir la réponse assez vite.
La citation en début de chapitre est une très bonne idée, en plus d'être très bien écrite, c'est de l'exposition très efficace et intrigante. Tu commences à faire du lien avec Pousse, mais on garde une bonne part cachée, notamment quelle est la portée des pouvoirs de la petite fille.
Mes remarques :
"Un avenir où tout deviendra possible et, je n’ai pas peur de le dire, au risque de choquer, un avenir où l’humain deviendra dieu." je pense que tu peux couper "au risque de choquer" Sinon, excellent passage !!
"Officieusement, il s’agissait plutôt de tirer avantage de la règle de politesse : « on ne parle pas la bouche pleine »." j'aime bien xD
"il écouta le long, très long, laïus" tu peux couper la 2e virgule je pense
"de peur de se faire prendre dans la tempête" -> d'être pris ?
"Ne dîtes à personne ce qu’il s’est passé ici." -> dites
"Je sais juste qu’il existe des gens qui n’apprécient pas ce qu’ils ne sont pas eux même." je ne suis pas sûre que cette phrase soit correcte mais j'ai un doute
"Ce fut en méditant à tout cela" "à" en trop
"Ils avaient fait beaucoup de chemin pour venir mais dans le fond, il n’avait pas envie d’être là." ils ou il ?
Un plaisir,
A bientôt !
robruelle
Posté le 17/04/2024
Re!
Ha ! Je suis content que tu aimes mes petits passages en début de chapitre
On les retrouves parfois dans certaines histoires
Si ne m'abuse, y en a dans certains livres de Franck Herbert, ou dans le Sorceleur
J'aime bien, moi, ça met dans l'ambiance, et ça a a un effet "projecteur" sur certains aspects du monde sans pour autant avoir à les introduire dans le récit.
Bref :) c'est une arme assez puissante dont il faut j'use avec parcimonie

Pour les fraises... beh, je crois qu'ils veulent juste faire des tartes, ce qui est déjà super important. Pis bon, les fraises qu'on trouve en forêt, ce sont quand même les meilleurs, hein? :-O

À bientôt, Edouard, et encore merci pour tes commentaires et tes remarques !
Edouard PArle
Posté le 18/04/2024
Clairement, c'est toujours intéressant les petits passages (=
Zadarinho
Posté le 24/01/2024
Bon chapitre, c'est bien ce petit aparté du côté de chez le Vice-Baron: ça montre que le danger plane...

J'ai souri à la lecture des indications des vieilles pour se rendre chez l'ermite. Je ne comprenais pas cette histoire de fraises des bois. Le gag est pas mal, et c'est encore plus le fait qu'il se répète chez l'ermite. Et surtout cette histoire du lac qui pue parmi les trente (trente!) lacs ahah

Vous avez une belle faculté à alterner moments dramatiques (les deux chapitres précèdent qui décrivent l'agonie de Pousse) et moments plus légers comme celui-ci
Zadarinho
Posté le 24/01/2024
* c'est encore plus drôle le fait que...
robruelle
Posté le 27/01/2024
Merci :)
Ouaip, j'essaye d'alterner ! C'est pas toujours évident, mais c'est une cuisine que j'aime bien, comme le sucré-salé héhé

Pour le lac qui pue, y en aurait eu 100 qu'il aurait été encore facile à trouver... Il pue vraiment.

A bientôt :)
Vous lisez