Devant eux, la forêt Mora. Les vagues sentiers sur lesquels quelqu’un avait un jour vaguement posé le pied, les traces d’animaux dans la terre meuble, les plumes d’oiseaux brunes ou vives. À leur gauche, la forêt Mora. Les troncs hauts et larges, couverts de mousse, de lierre et d’autres plantes grimpantes, les bruissements de feuilles au passage d’une belette, les hautes fleurs, parfois même des pelages de biches. À leur droite, la forêt Mora. Le grand fleuve, son cours lent et paisible, ses nénuphars, ses libellules ; et de l’autre côté de l’eau, encore des arbres, des buissons, des feuilles. Au-dessus d’eux, la forêt Mora. La haute voûte des branches, quelques coins de ciel bleu, entre deux feuilles émeraude et trois brindilles, les oiseaux et les singes qui y évoluaient, pareils à des funambules ou des trapézistes.
Derrière eux, loin, bien loin derrière les arbres, on devinait encore la Mer Douce, les Îles civilisées où ils avaient passé leur enfance.
Les derniers vestiges de civilisation disparaissaient. Plus de routes pavées, plus de lits bordés, plus de vaisselle à laver. Des chemins de plus en plus sinueux, de plus en plus caillouteux ; des fourmilières, des terriers, des tas de feuilles humides. Des fruits pas toujours mûrs et des animaux vifs et prestes remplaceraient les gâteaux, qui ne poussaient malheureusement pas aux branches des arbres. Esteban était ici chez lui. Sans bruit, sans heurt, l’elfe à la peau brune se coulait entre les branches, comme s’il n’avait été qu’un souffle d’air. Il connaissait les plantes, jusqu’au moindre brin d’herbe ; il connaissait les bêtes, jusqu’au plus petit insecte caché derrière l’écorce. Il différenciait du premier coup le pas du bouc de celui du lynx, il repérait le serpent furtif à dix mètres, il savait au premier regard si un arbre mort abritait ou non des fourmis urticantes. Alain, Ana et Esther le suivaient tant bien que mal, glissant sur la mousse humide, accrochant leurs vêtements dans les épines, brisant les brindilles et sursautant au moindre frémissement dans les herbes ou les buissons.
« C’était quoi ? C’était quoi ? s’effraya Esther à l’occasion d’un bruit plus fort que les autres.
- Juste un débilosaure, ne t’inquiète pas. C’est gros, mais ça ne fait pas de mal à une mouche. Il ne mange que des oiseaux.
- Et des têtes de linotte, ajouta Alain.
- Très drôle ! »
Ana ne répondit pas, mais elle adressa un regard de reproches à son camarade. On n’allait tout de même pas se lancer dans les insultes gratuites dès le premier jour !
Quatorzième jour du mois de la Mouette
Nous avons quitté les Îles civilisées. Notre équipe est constituée d’Ana – ça, je le savais – d’Esteban Lupéar, le garçon à la peau foncée qui est premier de la classe en météorologie, de moi-même, et de cet immondice d’Alain Rausle.
Ça a été toute une affaire de préparer les bagages. Alain a voulu emporter un sac énorme, avec deux pulls en laine, une collection de T-shirts, deux shorts, trois pantalons dont un en fourrure, une dizaine de sous-vêtements de rechange, quatre pyjamas, des gants, un bonnet, un chapeau de soleil, un matelas gonflable, un manteau de pluie, une doudoune, un sac de couchage, un oreiller, une boîte d’allumettes, une boussole, un sachet de fruits secs, un savon, des conserves, des couverts en bois, une casserole en étain, un couteau pliable, du pain, une brosse à dents, un tube de dentifrice, et Valag, son gobelet armé d’une mâchoire. Et ensuite, il m’a reproché d’avoir pris un sac de pralines... J’ai aussi quatre dictionnaires, au cas où, et ce carnet dans lequel je rendrai compte de nos journées. Esteban a avec lui du papier et de la peinture ; et Ana n’a pas pu se passer de ses ingrédients magiques, pour faire des expériences sur les plantes et tout ce que nous trouverons. C’est tout de même plus utile que des cravates à dentelles.
Maître Cornélius m’a donné une carte. Il paraît que c’est l’envoyé de Cristalline lui-même qui l’a remise à Maître Rodolphe. Elle a été très mal conservée, les mites ou je ne sais quoi l’ont rongée sur tous les côtés.
« Esther ! Viens dîner ! »
À regret, la jeune fille posa son carnet. Elle le laissa ouvert, afin que l’encre puisse sécher, et cala les pages avec une pierre. Elle nettoya ses mains tachées d’encre à l’aide d’un gant de toilette humide, puis s’approcha du feu.
Elle avait enflammé les bûches une demi-heure auparavant. Mais c’était Esteban qui s’était chargé de la cuisine. Après tout, c’était lui qui connaissait les plantes comestibles. Une odeur pour le moins inhabituelle s’échappait de la casserole d’Alain.
« Qu’est-ce que c’est ?
- Du lapin aux oignons sauvages et aux feuilles de merthile.
- Euh… merci. »
Elle goûta… Ce n’était pas si mal, finalement. Mais Alain n’avait pas l’air de son avis. Il grimaçait en se forçant à ingurgiter une quantité suffisante pour récupérer des forces.
« Eh oui, commenta Esther, on n’est plus dans ton palais royal, il n’y a plus cinquante valets pour te servir des mets de premier choix…
- Cesse de parler la bouche pleine, c’est répugnant. On croirait une souillon sans éducation. »
Ana soupira, Esteban sourit discrètement. Ça commençait bien ! Esteban décida de changer de sujet.
« Ça allait, cette première journée ?
- Fatigante, répondit Ana. J’ai encore mal au genou.
Elle était tombée après avoir glissé sur des feuilles humides.
- On a peut-être forcé un peu loin, aujourd’hui, reconnut l’elfe des forêts. Si vous voulez, demain, on s’arrêtera plus tôt. J’emmènerai à la chasse ceux qui tiennent encore debout.
- Tu vas nous apprendre à chasser ? s’enthousiasma Esther.
- Pas toi, la coupa Alain. Tu ne sais même pas te servir d’une arme correctement. »
Esther baissa la tête. Effectivement, contrairement à la plupart des habitants des Îles civilisées, elle n’avait pas pris de cours d’arts martiaux pendant son enfance. Mais était-ce de sa faute ? Ses parents la jugeaient déjà bien assez dangereuse avec ses pouvoirs magiques ! Et puis, ça avait déjà été suffisamment difficile de lui installer une scolarité à domicile sans en plus devoir embaucher un maître d’armes particulier. Elle n’avait pu commencer une vie normale que deux ans auparavant. Et voilà que Son Altesse s’amusait à le lui rappeler…
En plus, c’était vrai. Elle n’avait pas les capacités requises pour participer à la chasse. Et c’était rageant de devoir subir une fois de plus les conséquences de la stupidité de ceux qui l’avaient mise au monde.
Sans compter le sourire sarcastique d’Alain.
« Je resterai te tenir compagnie, si tu veux, proposa Ana.
- Pas la peine, bougonna-t-elle sans relever les yeux ; je me débrouillerai seule.
- Hors de question, intervint Alain. Que vas-tu faire si une bête sauvage se pointe ? »
La jeune fille se redressa aussitôt et serra les poings. L’air autour d’elle chauffa au point de devenir incandescent, formant une barrière de feu infranchissable. Ana et Esteban sursautèrent, et Valag, le verre à dents d’Alain, fonça se cacher derrière son maître.
« Voilà, cracha-t-elle avec dédain. Voilà ce que je ferai si une bête sauvage se pointe.
- Tu es folle ? Nous sommes dans une forêt ! La moindre étincelle pourrait déclencher un incendie !
- Tu crois que je ne suis pas capable de contrôler ma magie ?
- Je préfère ne pas prendre de risques !
- Alain, stop ! » intervint Ana.
Alain lui jeta un regard courroucé.
« Esther ou pas, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de rester seul ici. Je trouve plus intelligent de faire des équipes de deux chasseurs et deux cuisiniers chaque soir. Ça vous va ? »
Les garçons hochèrent la tête, et Esther, avec réticence, marmonna son assentiment.
Le lendemain était un jour gris. On avait beau être en plein milieu du mois de la mouette, le soleil n’avait que modérément envie de se montrer. On aurait dit un adolescent paresseux qui tirait à lui sa couverture de nuages pour ne pas avoir à quitter son lit.
« Tant mieux, se réjouit Esteban, il fera moins chaud. »
Esther ne trouvait pas cela mieux. Elle resserra son gilet et rentra les épaules. Esteban s’approcha d’elle et lui prit la main.
« Allez, viens. Marcher te réchauffera. »
Les deux elfes se mirent en route, côte à côte, formant un étrange tableau : le grand garçon à la peau brune, cheveux noirs en désordre, short en jean et T-shirt élimé, avec la petite fille mince et pâle, longue jupe violette et deux tresses impeccables. Ana les observa quelques instants, avant de se rendre compte qu’il serait peut-être temps de bouger pour elle aussi.
Alain ralentit pour la laisser le rejoindre.
« On n’a pas eu le temps de faire connaissance, hier.
- Oui, je ne te connais que par Esther. »
Le prince d’Ekellar hocha la tête. Évidemment. Ana était une amie d’Esther. Il n’osait même pas imaginer ce qu’elle avait pu raconter comme calomnies sur son compte. Mais il était résolu à donner une chance à Ana.
« Eh bien… Je m’appelle Alain, je viens d’Eklara, la capitale de l’Ekellar. J’ai quatorze ans. Je suis télépathe, et c’est ma quatrième année à l’École.
- Moi c’est Ana, je viens de Touseque, une petite île de la Ramie. J’ai seize ans, je suis jeteuse-de-sorts et c’est ma cinquième année à l’École.
- Je ne crois pas t’avoir vue auparavant.
- Oui, c’est exact. Je ne peux suivre les cours que le samedi soir. Mes parents ne sont pas au courant que je suis magicienne. Ils ne sont pas magicophobes, enfin je ne pense pas ; mais je n’ai pas osé leur dire.
- Je comprends. Touseque est la deuxième région des Îles la plus touchée par la magicophobie après Molanto. »
Ana n’avait vraiment pas envie de penser à la magicophobie de Touseque.
« J’ai quatre heures de cours par semaine, pendant la nuit du samedi au dimanche, continua-t-elle. Une heure de théorie magique, deux heures de pratique, et une heure d’introduction à divers sujets magiques.
- Mais tu n’as pas de cours d’escrime, de sciences ou de langues anciennes ?
- Qu’est-ce que tu crois ? Je vais au lycée pendant la semaine ! Je suis en première S.
- Félicitations », la complimenta Alain.
La première S, ou scientifique, avait la réputation d’être une des plus difficiles. Qu’Ana parvienne à suivre à la fois le lycée et les cours de magie était certainement une preuve de sérieux et d’intelligence. Des qualités qui la firent remonter dans l’estime d’Alain.
« C’est vraiment passionnant, continua-t-elle, les yeux brillants. Rien à voir avec les sciences de collège. Il s’agit vraiment de comprendre comment le monde fonctionne. Évidemment, nos profs ne nous parlent pas de la dimension magique, c’est un peu tabou à Touseque. Mais il y a tellement de choses à étudier ! L’électromagnétisme, les réactions chimiques, les forces de pression, la gravité… Tu savais que les marées sont provoquées par l’attraction des deux lunes ? C’est dommage, je suis partie juste au moment où on allait commencer à étudier leur mouvement… Désolée, je t’ennuie ?
- Non, non, c’est intéressant », répondit Alain par politesse.
Il n’aurait pas dû, parce qu’Ana se lança dans un long exposé de son cours de mécanique céleste.
Heureusement, il en fut délivré par un appel d’Esteban.
« Regardez, ces plantes, là ! »
Ils accélérèrent pour le rejoindre. Leur guide dans la forêt se trouvait au pied d’un arbre, entre les racines duquel poussaient des feuilles vertes aux bords ondulés.
« Des ssskrach’sszz.
- Pardon ?
- Désolé, je ne sais pas comment on dit en langue civilisée. C’est le nom de ces plantes en langue draconique. »
Les autres se souvinrent qu’Esteban avait été élevé par une dragonne.
« Leurs racines sont très bonnes, grillées. Mais attention à ne pas confondre : si les feuilles sont mouchetées de taches brunes, elles sont toxiques. »
Ils s’arrêtèrent donc pour déraciner les ssskrach’sszz et les ranger dans le sac d’Esteban. C’était de loin celui qui avait le plus de place dans ses affaires. Il fallait dire qu’il n’avait emporté qu’une poignée de vêtements de rechange, et qu’il se contentait d’un léger sac de couchage imperméable. Si on y ajoutait sa corde, ses quelques pots de peinture et ses feuilles à dessin, il restait largement la place pour une demi-douzaine de ssskrach’sszz dodus.
Ana s’était penchée sur une fleur pourpre qui émergeait au milieu d’un buisson touffu.
« Elle n’est pas comestible, signala Esteban.
- Oui, mais elle dégage une forte puissance magique. Je pense pouvoir faire des choses intéressantes avec. »
Et elle la glissa délicatement dans son cahier de potions.
L’heure qui suivit fut beaucoup plus silencieuse. Ana marmonnait des mots incompréhensibles, « et peut-être un peu de thym », « une distillation », « le potentiel magique couplé chimique » et d’autres termes abscons de ce genre. Esteban discutait avec Esther, et Alain n’avait pas vraiment envie de se joindre à eux. Aussi marcha-t-il dans le silence.
Quinzième jour du mois de la Mouette
Deuxième jour de voyage. Esteban est parti chasser avec Alain. Ana est restée avec moi au campement, officiellement pour tester les propriétés de sa fleur, mais je pense qu’elle ne veut pas me laisser seule. Pour l’instant, elle trempe les pétales un par un dans son bol et ça fait des petites étincelles avec un bruit de déchirure.
Nous avons marché ce matin de neuf heures à onze heures trente environ (nous n’avons pas de cadran solaire précis). Nous avons mangé de la bouillie de ssskrach’sszz avec de l’ail, puis nous avons fait une pause. Il pleuvait légèrement. Nous avons pu observer des petites créatures baveuses avec une sphère sur le dos. Esteban dit que ce sont des escargots, et qu’ils ne sortent que quand il pleut. Il en a dessinés quelques-uns. Ne sortir que quand il pleut ? Drôle d’idée.
Nous sommes repartis vers 14 heures. Deux heures de marche, en nous arrêtant souvent pour cueillir des fruits ; une pause goûter d’une demi-heure, où nous avons profité des gâteaux offerts par Maître Cornélius avant le départ ; puis encore deux heures de marche. J’ai les jambes moulues. Alain m’a regardée avec condescendance avant de me dire qu’il serait peut-être une bonne idée de faire des étirements, non ? Ah oui, et comment aurais-je pu le savoir ? Je vais noter ses conseils sur les étirements à la fin du carnet, à côté des descriptions des plantes comestibles ; on ne sait jamais, ça peut être utile après tout.
Nous avons installé nos sacs au sommet d’une colline, pour avoir une bonne visibilité. Esteban nous a expliqué que les dragons dorment toujours dans des lieux dégagés, pour pouvoir repérer facilement les dangers, les monstres qui s’attaquent à eux pendant leur sommeil. Il a aussi disposé des branches de manière à ce qu’un animal sauvage qui passe par là soit obligé de faire du bruit s’il s’approche. Pour augmenter les mesures de sécurité, nous avons mis en place des tours de garde. Enfin, j’écris « nous », mais en vérité c’est « eux ». Hier soir, Alain s’est fermement opposé à l’idée de me confier la sécurité de son sommeil. Tant mieux : je pourrai dormir plus longtemps.
Les garçons nous ont laissées, Ana et moi, veiller sur les affaires et ramasser du bois pour le feu, pendant qu’ils partaient chasser. Sexisme, bonjour. J’alterne entre chercher des branches mortes et écrire un paragraphe. Au passage, j’ai trouvé des plantes qui ressemblent à des carottes, donc je les ai cueillies ; on verra ce qu’Esteban dit à leur sujet.
Le voyage se poursuivit, entre marche, ramassage de légumes, cueillette de fruits, chasse, cuisine, repas et veillées autour du feu. Esther fit griller des guimauves ; elle eut la malice d’en proposer à Alain, qui avait donc le choix entre remercier cette petite peste agaçante et se priver de friandises ; et ce fut avec une joie manifeste que la jeune fille reçut le « non, merci » du prince d’Ekellar. Ana et Alain avaient réussi à attraper quelques animaux. Ana avait même eu la chance de tomber sur une belle pintade ; Esther la farcit avec des champignons et des croûtons de pain rassis qu’ils avaient emportés des Îles civilisées, et cela leur fit un repas qui n’avait rien à envier au poulet fade et trop gras de la cantine.
Mais le sixième jour, ils se heurtèrent au premier imprévu.
Derrière les arbres, juste devant eux, se dressait une haute falaise escarpée qui barrait leur chemin. Et elle n’avait pas l’air simple à escalader.
« On devrait peut-être dévier un peu de notre route pour voir si ça se présente mieux ailleurs, suggéra Ana.
- Non, protesta Alain, tu te souviens des instructions de Maître Rodolphe ? Il faut suivre le bec de la constellation du Macareux et ne surtout pas s’en écarter. La falaise est peut-être la même sur des kilomètres. Quand nous aurons trouvé un endroit – si tant est qu’il en existe un !, nous nous serons complètement décalés de notre route. »
Esther ne se prononça pas. D’un côté, elle était de l’avis d’Alain, elle voulait vraiment continuer peu importaient les difficultés. D’un autre côté, elle n’avait aucune envie d’approuver ce fils de troll.
« Je peux aller voir comment ça se présente », proposa Esteban.
Et avant que les autres aient eu le temps de répondre, il s’était changé en oiseau et avait pris son envol.
« Ouah, c’est magnifique ! s’extasia Ana. Je ne l’avais jamais vu faire ça auparavant.
- En même temps, tu n’as jamais trop dû le voir se transformer, si ?
- Bien sûr que si ! Il passe son temps à prendre la forme d’un guépard. Mais en oiseau, c’est la première fois. »
Alain fronça les sourcils.
« Je pensais que tu n’étais venue à l’École que le samedi soir, jusqu’alors. Et Esteban vient le jour, en semaine.
- Non, de temps en temps, il vient aussi la nuit. Il a un emploi du temps assez compliqué, vu qu’il doit chasser pour se nourrir, et il manque parfois des cours. Du coup, il rattrape le samedi soir.
- Arrête de dire « du coup », protesta Esther, ce n’est pas civilisé.
- Je n’aurais jamais pensé être un jour d’accord avec toi, Eraseher. »
En entendant son nom de famille, Esther se figea. Ses poings se serrèrent et l’air autour d’eux se réchauffa jusqu’à rougeoyer. Dans ces moments-là, elle avait vraiment l’air d’un démon sorti de l’enfer. Un démon avec des tresses.
« Alain, ne joue pas avec son nom de famille, s’il te plaît, intervint Ana.
- Oh mais c’est bon, je ne l’ai pas agressée non plus.
- Tu ne sais pas ce que ça représente pour elle.
- Oui eh bien écoute, je ne vais pas m’interdire de parler simplement par peur qu’un mot de travers la transforme en monstre des volcans ou en bête des abysses ! »
Mais Ana n’eut pas le temps de répondre, car Esteban était déjà de retour.
« J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise, c’est que la falaise n’est pas plus facile à escalader sur la gauche ou sur la droite. Il va falloir monter ici. La bonne, c’est qu’en haut, il y a un village de gnomes.
- En quoi est-ce une bonne nouvelle ? S’ils se sont installés en haut de la falaise, c’est peut-être pour se protéger. Et s’ils nous considèrent comme une menace, nous serons particulièrement vulnérables pendant la montée.
- Oui, mais nous pouvons essayer d’entrer en contact avec eux. De leur demander s’ils peuvent nous aider à monter, voire nous héberger pour la nuit. Au moins, on peut leur dire qu’on ne leur veut pas de mal. »
Alain hocha la tête en fronçant les sourcils.
« Le problème, c’est surtout d’entrer en contact avec eux. Ça a l’air compliqué de le faire sans monter.
- Euh, pourquoi Esteban ne peut pas simplement aller leur demander ?
- Sous sa forme d’oiseau ? se moqua Alain.
- Je ne peux pas m’envoler puis reprendre ma forme initiale au sommet de la falaise, expliqua Esteban. Un oiseau, ça pèse beaucoup moins lourd qu’un elfe. Donc quand je me transforme en un animal léger, je dois laisser une partie de moi en arrière. Il me faut revenir sur mon point de départ pour me retransformer. »
Cela semblait bien compliqué à Esther.
« Mais si tu te changes en animal qui pèse ton poids, tu peux ?
- Oui… Mais ça ne résout pas le problème de la falaise.
- Ou sinon on peut leur écrire une lettre et charger Esteban de la livrer, proposa Ana.
- Le problème, c’est que la langue écrite de la forêt Mora a disparu depuis plusieurs siècles. Il reste deux ou trois érudits dans toute la région, c’est tout. »
Les quatre adolescents réfléchirent quelques minutes supplémentaires, en silence. Ce fut Esther qui trouva la solution.
« Alain, jusqu’où porte ta télépathie ?
- Une centaine de mètres… Mais c’est très difficile d’envoyer des messages à des destinataires que je ne vois pas.
- Dans ce cas, il te suffit de lire les pensées d’Esteban alors qu’il regarde le village sous sa forme d’oiseau. Et tu les verras. »
Alain la fixa quelques secondes, stupéfait. Son idée se tenait. Ce serait un peu compliqué à organiser, il faudrait de la concentration ; mais de la concentration, il en avait. Non, en revanche, il y avait un autre problème. Un problème qu’il n’avait pas très envie d’avouer.
« Je ne parle pas moranique », finit-il par admettre.
Esther le regarda avec des yeux ronds. Elle se retint de se moquer de lui, ce n’était pas une bonne idée. Son Altesse ne parlait pas moranique ? Alors que c’était une des langues les plus faciles, les plus proches de la langue civilisée ?
« Je vais te souffler, si tu veux. »
Alain se renfrogna. Devoir répéter mot pour mot un texte que lui soufflait une gamine de treize ans, voilà qui ne plaisait pas à son ego. Enfin, ce n’était pas comme s’il avait le choix.
La tâche ne fut pas simple pour Alain. Il dut d’abord se faire une idée de la situation via le regard d’Esteban. En plus, il n’était pas habitué à regarder à travers des yeux d’oiseau, et ces animaux avaient, somme toute, une vision sensiblement différente de la sienne. Ensuite, il dut transmettre l’appel, jonglant entre l’esprit d’Esteban, le gnome qu’il avait choisi comme destinataire, et son propre corps où il écoutait Esther. Évidemment, les gnomes se montrèrent méfiants ; ils lui répondirent dans leur langue, et il dût retourner voir Esther pour lui demander de traduire.
Mais lorsque trois gnomes se présentèrent en haut de la falaise avec une échelle de corde, il sut qu’il n’avait pas fait tout cela pour rien. L’humiliation d’avoir dû se fier à Esther et le mal de tête résultant de ses efforts se trouvaient récompensés par la fierté d’avoir été au centre d’une tâche si complexe, et d’avoir réussi à la mener à bien.
Les gnomes étaient de hautes créatures à la peau de la couleur du bois. Leurs épaisses chevelures vert foncé enveloppaient leurs têtes de nuages bouclés, parfois ornés de tresses ou de peignes d’écailles. Ils portaient pour la plupart des vêtements faits de fibres végétales brutes, d’une couleur brune verdâtre ; mais les membres les plus importants du village avaient droit à des tenues de coton blanc, et la gnomesse qui les dirigeait arborait une superbe robe brodée de mauve.
Au milieu de tous ces gens, Esteban n’était pas très à l’aise. Sur conseil d’Alain, il avait rangé son arc et ses flèches dans son sac, afin de ne pas être perçu comme une menace. Mais serrer le bois souple de son arme favorite l’aurait rassuré. À défaut, il devrait se contenter de triturer l’ourlet de son T-shirt et de se souvenir qu’Esther saurait les défendre en cas de besoin. Il l’avait déjà vue accomplir des prouesses : maîtriser des flammes gigantesques d’un simple mouvement de main, déclencher une tempête de neige, et c’était également elle qui avait guéri la fièvre de Blanche Orrazli. Il la regardait discuter avec la chef des gnomes, en moranique, négocier d’un ton assuré bien que son interlocutrice ait le double de sa taille et au moins le triple de son âge.
Finalement, Esther se retourna vers ses camarades, très fière.
« Ça y est ! Nous sommes invités à partager leur dîner et à passer la nuit ici, en échange de quelques services.
- Et quels sont ces quelques services ? »
Alain craignait déjà qu’Esther ne lui ait imposé une longue liste de corvées dégradantes. Il se préparait à devoir les effectuer une à une, en serrant les dents, tandis que les trois autres auraient droit à des tâches faciles. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle avait manigancé ! Alors qu’Ana était affectée à l’hôpital, qu’Esteban aidait à réparer un toit et qu’Esther elle-même préparait des bonbons avec les produits locaux, le prince d’Ekellar en était réduit à surveiller une bande de gamins agités. C’était désespérant. Il aurait presque préféré trimer comme une bête plutôt que d’être relégué à ce poste annexe, condamné à regarder les autres se rendre utiles. Ah ! Il ne laisserait plus jamais Esther mener seule les négociations.
Un homme vêtu de vert sombre contemplait l’horizon. Il se demandait où elle était.
Ils la lui avaient volée. Eux et toute leur maudite secte. Ils voulaient la dénaturer, l’utiliser, la modeler à leur façon.
Mais il ne les laisserait pas faire. Il les suivrait le temps qu’il faudrait. Il finirait par la retrouver. Et il la sauverait.
Les quatre explorateurs quittèrent le village des gnomes le lendemain après le déjeuner.
« Ces œufs à la coque étaient délicieux, lança Esteban alors qu’ils se frayaient un chemin entre les arbres. Je ne crois pas en avoir jamais mangé.
- C’est pas vrai ? s’étonna Ana. On en mangeait toutes les semaines dans ma famille. Il faut dire qu’on a trois poules qui pondent tous les jours, et on n’arrive pas à vendre tous les œufs. C’était le petit rituel du week-end. Nous étions toutes autour de la table, mes sœurs et moi, à nous disputer les coquetiers. Celle qui avait été la plus sage avait droit au coquetier blanc avec écrit « La poule aux œufs d’or » dessus. Évidemment, c’était surtout les petites qui l’avaient, mes parents considéraient que Flora et moi étions trop grandes pour accorder de l’importance à ce genre de choses. Mais je l’ai eu il y a deux semaines, quand j’ai reçu la meilleure note en cours de mécanique alors que c’est une des matières dans lesquelles j’ai du mal.
- Tu as beaucoup de sœurs ?
- Cinq ! Je suis l’aînée. Flora a quatorze ans, Hélène douze, Naïs neuf, et Élisabeth et Sophie ont toutes les deux six ans.
- Quelle chance ! s’écria Esteban.
- Oh, ma pauvre », répondit Alain en même temps.
Les deux garçons se regardèrent, mi-surpris, mi-amusés.
« J’ai un seul frère et ça me suffit largement, merci bien !
- Moi, j’aurais bien aimé avoir des frères et sœurs. Ma mère a eu un œuf un jour, mais il a été éventré par un griffon. Du côté de mes parents biologiques, je n’ai pas beaucoup de souvenirs, mais je crois que j’étais fils unique aussi. Et toi Esther, tu as des frères et sœurs ? »
La petite elfe se ferma brusquement.
« Je n’ai pas envie de parler de ma famille.
- Pas de problème. »
Un blanc gênant menaçait de s’installer ; Ana y remédia habilement en embrayant sur ses propres sœurs.
« Vous n’imaginez pas quelle galère c’est de devoir cacher ses pouvoirs magiques dans une si grande famille. Surtout avec des fouineuses pareilles comme petites sœurs ! Un jour, Flora a même trouvé la cachette dans laquelle je range mes ingrédients pour mes sortilèges. J’ai réussi à les faire passer pour des produits de beauté que je cachais de notre mère. Le problème, c’est que quelques jours plus tard, elle est venue m’en emprunter pour aller voir sa petite amie…
- Tu as fait comment ?
- Je lui ai dit que je les avais terminés et je lui ai montré la cachette vide en guise de preuve. Heureusement, j’ai des cachettes de secours. »
Alain approuva sa prudence avec un sifflement admirateur.
« Félicitations à toi de t’en être sortie pendant toutes ces années. Jeteuse-de-sorts, ça ne doit pas être le pouvoir magique le plus facile à cacher. Avec tout ton matériel à trimballer…
- Pas forcément, grommela Esther.
- Moi, au moins, je ne risque pas de faire de la magie de façon incontrôlée, expliqua Ana. Je ne risque pas de percevoir les pensées des autres sans comprendre d’où elles viennent…
- … de te couvrir de poils de façon inopinée…
- … ou de mettre le feu à la maison par accident, termina Esther d’un ton amer.
- Sérieusement, tu as déjà fait ça ? s’esclaffa Alain.
- J’ai seulement roussi le canapé. Et puis, j’avais six ans ! »
Ils interrompirent la conversation le temps d’enjamber un gros tronc d’arbre tombé en travers du chemin ; puis Esteban reprit :
« Mais du coup, si ta magie se déclenche toujours intentionnellement, comment t’es-tu rendue compte que tu étais jeteuse-de-sorts ?
- La surcharge sensorielle. À chaque fois que je passais à côté d’un objet à potentiel magique, je sentais son énergie et ça accaparait mon attention. En fait, ce qui se passe, c’est que si je me prive de magie, mon cerveau est tellement en demande qu’il ne peut pas se concentrer sur le reste.
- C’est pour cela que les magicophobes comparent les sortilèges à l’alcool, comprit Alain.
- Oui. Mais je crois qu’ils ont oublié un petit détail : c’est que les sortilèges, contrairement à l’alcool, n’ont pas d’effet néfaste sur la santé.
- Faut pas chercher la logique avec ces gens, soupira Esteban. Plus on est loin d’eux, mieux on se porte. »
Seulement, ils avaient beau s’être éloignés de ces tristes sires, ils n’en étaient pas à l’abri des dangers pour autant. Alors qu’ils s’installaient pour le soir, une grosse bête surgit des fourrés et bondit sur eux. Ana et Alain réagirent au quart de tour : ils saisirent leurs armes et les plantèrent dans le cuir de l’animal. Esteban avait poussé Esther contre un arbre pour la protéger. Effrayée, celle-ci ne protesta pas et laissa ses camarades mener le combat.
Heureusement, la bête finit par s’enfuir, blessée.
Alain et Ana s’effondrèrent. Le bras d’Ana était en sang, labouré par les griffes de la créature. Esther se précipita auprès d’elle.
« Ana ! »
La blessure était sévère. Esther tira son sac vers elle, en sortit une jupe de rechange et la plaqua contre la plaie. Pendant ce temps, Esteban fouillait dans les affaires d’Ana pour en sortir sa trousse de secours. Il nettoya et désinfecta les griffures d’Alain, qui étaient heureusement moins profondes.
« Le sang s’est arrêté, mais ça risque de se rouvrir n’importe quand, dit Esther à Ana. Tu veux que j’essaie de cautériser la plaie ? »
Ana serra les dents, mais hocha la tête. Esther attrapa son poignard, chauffa la lame à blanc d’un simple regard et l’approcha du bras de son amie.
« Allez, courage. Ça va aller. »
La jeune fille se prépara à une douleur insurmontable. Elle fut servie. Lorsque l’opération fut terminée, elle se tenait recroquevillée sur elle-même, tremblant et pleurant. Esther s’empressa de refroidir la blessure afin d’arrêter la brûlure et d’engourdir la douleur. Puis Esteban s’approcha avec une potion revitalisante.
« Bois ça et repose-toi, Ana. On va prendre ton tour de garde. »
Alain et Esther se regardèrent. Avec Ana en moins, il aurait été logique qu’Esther propose sa participation. Mais si elle le faisait, elle pouvait être sûre qu’Alain allait sauter sur l’occasion pour la rabaisser en rappelant son comportement peu glorieux lors de l’attaque de l’animal. Alain, quant à lui, avait assez envie de voir cette incapable se retrouver face à un fauve en pleine nuit, juste pour voir ce qu’elle aurait pu faire sans Esteban pour la mettre à l’écart.
L’elfe des forêts trancha.
« Alain, toi aussi il faut que tu te ménages. Esther et moi nous relaierons. »
Elle hocha la tête d’un air décidé. Cette fois-ci, elle ne se laisserait pas effrayer.
Vingt-et-unième jour du mois de la Mouette
C’est la nuit. Je suis chargée de monter la garde. J’écris pour ne pas m’endormir. Je ne veux pas qu’Alain le sache, mais je suis très anxieuse. Je ne sais pas si je serai capable de gérer l’arrivée d’un animal sauvage. Mais il faut que je reste anxieuse, parce que quand je me calme après un moment d’anxiété, j’arrive moins bien à utiliser mes pouvoirs magiques.
Pas d’attaque pour l’instant.
Nous sommes à côté d’un ruisseau. J’en profite pour geler des éclats de glace tranchants. Ce ne sont pas des bonnes dagues, parce que je n’ai pas le temps de me concentrer dessus, puisqu’il faut que je fasse attention à ce qui m’entoure, mais ils m’aident à maintenir mes sens aiguisés. Je suis contente, j’arrive à manipuler des objets tranchants sans me blesser avec.
Pas d’attaque pour l’instant.
Je voulais faire un résumé de la journée mais c’est très flou, je ne me souviens presque pas de ce qui s’est passé. J’attendrai que ça revienne.
J’ai ravivé le feu qui était en train de s’éteindre.
J’ai entendu un grondement. J’ai aussitôt ouvert ma main pour en faire sortir une boule de feu. La lumière vive a dû effrayer l’animal, puisqu’il s’est enfui.
Il va être l’heure de réveiller Esteban et d’aller me coucher. La garde s’est bien passée.
Le lendemain, ce fut Esteban qui revint blessé de la chasse.
« Un léopard, expliqua-t-il. Le même qu’hier, je pense. Nous devons être sur son territoire.
- Repose-toi, lui conseilla Alain. Je me charge du repas.
- Ah bon ? s’étonna Esther. On sait faire la cuisine, dans ta suprême famille royale ?
- Évidemment. Nous ne pouvons tout de même pas jeûner à chaque fois que les cuisiniers sont en grève. »
Les trois autres éclatèrent de rire. Alain, piqué au vif, mit un point d’honneur à réussir un repas digne d’un châtelain. Il sentit une à une toutes les herbes qui poussaient autour de leur campement, donna la viande à mâcher à Valag afin qu’elle soit la plus tendre possible, fit ramollir les vieux morceaux de pain rassis dans de l’eau parfumée, et au final, présenta sa création : de magnifiques galettes de viande hachée entourée de tranches de pain. Et même Esther ne trouva rien à redire à ce repas digne des plus grands chefs.
Mais le léopard ne s’arrêta pas là. Les jours qui suivirent, il continua à les harceler. Par chance, Ana, Alain et Esther s’habituaient vite à la vie de la forêt ; leur ouïe gagnait en perspicacité, et ils parvenaient désormais à le repérer quelques secondes en avance. Et ce n’était pas que pour éviter les guépards qu’ils progressaient :
« Un nid de débilosaure !
- Bien vu Esther ! »
Esteban se changea en serpent pour se glisser plus aisément dans le buisson d’épines ; puis, une fois dedans, il prit la forme d’un petit chien, parce que les serpents ne pouvaient pas pousser les œufs. Les débilosaures étaient intelligents, mais moins que les polymorphes.
Il faisait rouler le dernier œuf hors de sa cachette, quand…
« Boum ! »
Esteban bondit sur le tas de matière informe qu’il avait laissé derrière lui, afin de prendre une apparence plus imposante, tandis qu’Esther levait les mains, prête à se servir de ses pouvoirs magiques.
« Bons réflexes, s’amusa Alain. Mais il n’y a pas vraiment besoin de l’attaquer. »
Les deux jeunes guerriers remarquèrent alors l’origine de cette explosion. Le soulagement les gagna et bientôt, ils éclatèrent de rire. Ana se tenait là, l’air confuse, un tube à essai fêlé dans la main.
« Oups… »
Esther et Alain rirent de plus belle. Ana essuya la poussière orange qui maculait son visage et se joignit au fou rire. Esteban lui-même ne put retenir un sourire amusé.
« Ça va ? Tu n’as rien eu dans les yeux ?
- Je pense que je ferais mieux de me laver rapidement, répondit-elle. Tu me passes une gourde s’il te plaît ? »
Esteban tira son sac vers lui et en sortit la gourde bleue dans laquelle Ana avait l’habitude de boire. Elle prit son gant de toilette et inclina la gourde pour verser de l’eau dessus. Mais seules quelques gouttes en sortirent.
« Mince, il n’y en a plus. Esther, je peux t’emprunter la tienne ? »
En faisant le tour des gourdes, Ana réussit à humidifier suffisamment son gant pour se débarbouiller. Mais cette mésaventure les amena à ce triste constat : il ne leur restait plus beaucoup d’eau. En fait, cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas croisé la route d’un ruisseau.
« OK, changement de programme pour cet après-midi. Il va falloir se ravitailler de toute urgence. Restez là, je vais partir en repérage. »
Sans attendre, il se changea en oiseau et s’envola. Esther haussa les épaules, ramassa les œufs et s’affaira à les cuire – quand on est thermomagicienne, pas besoin d’une casserole d’eau. Alain et Ana s’assirent à côté d’elle, Ana examinant son tube à essai fêlé.
Soudain, un feulement se fit entendre ; et le léopard resurgit, toutes griffes dehors, les babines retroussées. Alain attrapa son épée, Esther fit chauffer ses mains. Mais Ana avait été plus rapide. En un éclair, elle avait saisi sa fiole d’essence d’armoise et sa poudre de corne de dragon ; elle vida la poudre dans la fiole, et jeta le mélange à la tête du fauve.
Une gigantesque explosion les projeta à terre dans un bruit assourdissant. Alain roula sur lui-même, tentant de se protéger des cailloux qui fusaient dans tous les sens. Esther heurta un arbre, laissant tomber les œufs durs et déchirant sa dernière chemise encore intacte. Ana tomba à quatre pattes, s’égratignant les genoux et les mains au passage. Un épais nuage de poussière, de la terre qui volait en un brouillard impénétrable.
Puis, plus rien.
Une quinte de toux brisa le silence. Esther se redressait, essuyant ses yeux rougis. Le monde était encore flou autour d’elle, mais elle pouvait voir Alain épousseter ses vêtements. Ana, de son côté, examinait ses paumes mises à mal.
Ce fut à cet instant qu’Esteban revint.
« Qu’est-ce qui s’est passé ici ?
- Ana a trouvé un moyen un peu extrême de faire partir le léopard, expliqua Alain avec une grimace.
- De toute façon, il ne va plus nous embêter longtemps. Par contre, on ferait bien de se ravitailler en eau dès maintenant. Parce que nous sommes presque sortis de la forêt.
- Tu veux dire que…
- Oui. Demain au plus tard, nous atteindrons le désert Talocoh. »